Du franc Poincaré au nouveau franc
Le Figaro
20 novembre 1959
Un mot du premier ministre, une comparaison
entre les résultats de l'expérience Poincaré en 1926 et les
résultats des réformes mises en train à la fin de l'année dernière,
a déclenché une vague de commentaires. Oui ou non, la stabilité, au
bout d'une année acquise, est-elle du même ordre que celle que le
gouvernement Raymond Poincaré avait rendue au franc, un an après la
panique qui avait renversé le deuxième gouvernement d'Édouard
Herriot?
En 1926, le franc était menacé par le
manque de confiance, par la spéculation internationale, mais la
reconstruction des régions dévastées était à peu près achevée,
l'équilibre de la balance commerciale et de la balance des comptes
ne posait pas de problèmes difficiles. Il suffisait de restaurer la
confiance grâce à un budget équilibré et à une trêve politique, de
briser la spéculation sur le marché des changes pour que la monnaie
française fût de nouveau respectée. Ce qui frappe rétrospectivement
dans l'opération Poincaré de 1926, c'est la disproportion entre les
inquiétudes des Français, gouvernants aussi bien que gouvernés, et
la simplicité de la tâche. Ajoutons que le taux de change de la
monnaie française fut choisi de telle manière que les capitaux
étrangers affluèrent et que l'or vint s'accumuler dans les caves de
la Banque de France. La sous-évaluation du franc fut la cause
principale du mouvement des capitaux vers la France, entre 1926 et
1929. Après l'effondrement des cours mondiaux et la dévaluation de
la livre et du dollar, le franc se trouva, au contraire, surévalué
et les capitaux ainsi que l'or émigrèrent entre 1930 et 1936.
La technique 1958 ressemble à la technique
1926 en son inspiration et en certains de ses moyens. La limitation
de l'impasse est,
mutatis mutandis
, l'équivalent de l'équilibre budgétaire de 1926. Les capitaux ont
repris, depuis décembre 1958, le chemin de la France qu'ils ne
cessaient de fuir depuis quelques années. Comme le régime était
celui du contrôle des changes, il n'y avait pas à proprement
parler, de spéculation internationale contre le franc. Mais les
autorités ont agi dans le sens de la libération. Puisque les
règlements administratifs empêchaient plutôt les capitaux de
rentrer que de partir, il était raisonnable de relâcher le
contrôle.En 1926, le taux de change était
artificiellement abaissé par la spéculation sur le marché libre, au
moment où Poincaré revint au pouvoir. En 1958, le taux officiel du
change était artificiellement maintenu au-dessus de son point
d'équilibre. En 1926, le franc remonta sur le marché des changes,
mais il resta sous-évalué. En 1958, le gouvernement choisit un
nouveau taux de change, calculé de manière à réserver une certaine
marge de manœuvre. Autrement dit, il décida de sous-évaluer quelque
peu le franc afin qu'une hausse éventuelle des prix intérieurs n'en
compromît pas la stabilité extérieure.
Les résultats atteints en 1959 ne sont pas
aussi spectaculaires qu'en 1926, parce que nous n'avons pas connu
l'équivalent de la panique que créaient les pratiques du marché
libre. Mais, en un sens, ils sont peut-être plus méritoires, car il
fallait équilibrer la balance commerciale et non pas seulement
juguler la spéculation. Bien que le redressement de 1959 ait été
préparé par les mesures prises sous les derniers gouvernements de
la IVe République, il reste la vivante démonstration que les moyens
classiques, employés opportunément, continueront d'être
efficaces.
Faut-il aller plus loin et prêter à la
monnaie française d'aujourd'hui la solidité du franc Poincaré en
1927? Rappelons d'abord que, dans l'ordre économique, rien n'est
jamais définitivement assuré. Même le dollar est aujourd'hui
transitoirement une monnaie faible, bien que l'économie américaine
demeure la plus puissante du monde. La sous-évaluation du franc
Poincaré de 1926 à 1930 n'était un phénomène heureux ni pour la
France ni pour le reste du monde. Le franc nouveau, qui va faire
son apparition d'ici à quelques semaines, n'est pas sous-évalué au
même degré. Il ne supporterait pas impunément une montée importante
des prix intérieurs.
Il n'y a là rien d'anormal ou de
pathologique. Une monnaie saine ne peut pas être à l'abri d'une
mauvaise gestion ou de l'inflation. Ce qui interdit de pousser trop
loin la comparaison avec 1926, c'est que, entre-temps, la structure
sociale de la France a changé et que les obligations du pays sont
devenues plus impérieuses.
En 1921, jeunes (au-dessous de 19 ans) et
vieux (au-dessus de 65 ans) représentaient 68,6% des adultes, en
1936, 66,9%; en 1958, ils en représentent 75,7%. En dehors même des
tâches qu'elle assume en Afrique, jamais la France n'a eu tant à
investir pour s'adapter à la croissance démographique. Cette
adaptation exige l'accélération de l'expansion économique. Or
l'expérience de la stabilité dans une phase d'expansion rapide n'a
pas encore été faite; telle sera l'épreuve décisive du nouveau
franc.
Nous avons toutes les raisons d'envisager
cette épreuve avec confiance, mais il serait imprudent d'en ignorer
les difficultés.