La première étape
Le Figaro
22 août 1957
M. Félix Gaillard s'est acquis, en quelques
semaines, une autorité dont il aura grand besoin dans les mois qui
viennent. Mais on ne sert pas un ministre en lui prodiguant les
éloges ou en exagérant la portée des mesures dont plusieurs étaient
imposées par les circonstances et dont l'ampleur est encore
limitée.
Le ministre des Finances s'est résigné à la
hausse du S.M.I.G. et à une opération monétaire que nous
désignerons, selon les termes choisis par les autorités, comme "une
réorganisation du commerce extérieur". (Les Français sont,
paraît-il, comparables aux tribus primitives, sensibles à
l'efficacité, bénéfique ou maléfique, des mots.) Il a imposé une
limitation des dépenses publiques et promulgué un plan agricole que
le Commissariat au plan et le ministère de l'Agriculture étudiaient
depuis longtemps.
En quoi la réorganisation du commerce
extérieur diffère-t-elle de l'opération qu'en une autre époque en
serait appelée dévaluation? La différence principale est que 40%
des importations sont exemptées de la taxe de 20%. Autrement dit,
plusieurs branches de l'industrie se procureront les matières
premières 20% moins chers qu'elles n'auraient dû les payer en cas
de modification pure et simple de la parité monétaire. Cette
exemption peut avoir trois objectifs: désarmer certaines
oppositions, réduire la hausse des prix intérieurs, donner à
quelques industries une aide supplémentaire à l'exportation.
Subsidiairement, cette méthode donne une garantie du rapatriement
des devises par les exportateurs. Enfin, théoriquement, elle
n'engage pas l'avenir. La taxe de 20% peut être, à volonté, relevée
ou diminuée.
La pression sur le franc était telle que le
gouvernement était obligé d'agir. Puisque l'on s'était laissé
acculer à une opération à chaud, le procédé choisi est probablement
le meilleur. Non pas que les "répercussions psychologiques"
dépendent réellement du langage employé. La réforme du commerce
extérieur n'entraînera par elle-même presque aucune hausse des
prix, parce que les marchandises importées ne représentent qu'une
faible proportion des ressources nationales et que la
réorganisation n'affecte qu'une partie des marchandises
importées.
Il ne s'ensuit pas que le nouveau régime du
commerce extérieur doive être tenu pour permanent. Pourquoi
affirmer le caractère définitif d'un régime transitoire? Non que le
taux de 20% doive être demain insuffisant: tout dépend, à cet
égard, du mouvement des prix, au cours des prochains mois. Mais le
jour où la parité entre prix français et prix étrangers serait
établie, il serait impossible de continuer à exempter les matières
premières de la taxe.
À chaque jour suffit sa peine. Ne marquons
pas du sceau de l'éternité des mesures d'urgence, justifiées en
tant que telles.
Le gouvernement a réduit de plus de 500
milliards le projet de budget qui résultait, pour l'essentiel des
budgets antérieurs et des lois votées. Ces économies sont
effectives, elles portent sur des dépenses prévues. Disons même, si
l'on veut, avec le président du Conseil, qu'il s'agit là d'un
effort sans précédent.
Si l'homme politique mesure le budget réel
à ce qu'il aurait pu être et aux demandes qu'il a dû rejeter,
l'économiste est bien forcé de comparer les dépenses de 1958 au
budget de 1957 et aux ressources nationales. Or, les dépenses
totales de 1958 seront de 8% en augmentation sur le projet de
budget de 1957, bien que, grâce à l'augmentation des recettes,
l'impasse doive être réduite de quelque 200 milliards. Le budget de
1958 demeure un budget d'expansion et le problème est entier de
savoir comment retourner la tendance des échanges extérieurs dans
une économie en plein emploi. La réorganisation du commerce
extérieur y suffira-t-elle? D'aucuns l'espèrent. On souhaite que
les événements leur donnent raison.
On a félicité le ministre du choix des
restrictions. Dépenses civiles en capital, fonds de développement
économique, construction immobilière, bénéficient de dotations en
progrès sur l'an dernier. On ne peut juger du choix des économies
sans des études détaillées. En gros, tout le monde reconnaît que
mieux vaut rogner sur les dépenses improductives que sur les
investissements.
Pourtant, même en théorie, deux réserves
s'imposent. Un montant élevé d'investissements est souhaitable dans
la mesure où une épargne suffisante permet de les financer sans
inflation. Faute de cette épargne, le programme d'investissements
risque d'être incompatible avec le rétablissement de l'équilibre
des comptes extérieurs. De plus, il ne sert de rien de voter des
crédits supplémentaires si la pénurie des moyens de production est
telle que les dépenses font monter les prix et non croître la
production. Dans la construction, les prix ont beaucoup monté
depuis deux ans. L'état des marchés importe autant, dans la
répartition des économies, que l'alternative sommaire: "dépenses
productives, dépenses improductives".
Les événements seuls permettront de juger
le plan agricole. Quant au décrochage du S.M.I.G., que M. Gaillard
ne pouvait éviter, il ne devrait pas provoquer, par lui-même, un
gonflement massif des salaires. Mais il ne représente qu'un élément
de la conjoncture. Depuis quatre ans, les salaires nominaux ont
progressé de 6 à 10% par an. Jusqu'au milieu de 1956, le prix de la
vie était resté à peu près stable. Il n'est pas impossible
d'accorder des hausses de salaires en proportion de la montée du
prix de la vie, mais ces hausses de salaires ne peuvent, cette
année et l'année prochaine, assurer en même temps un relèvement
proportionnel du salaire réel.
Dans l'immédiat, il s'agit d'éviter qu'une
hausse générale des salaires, s'ajoutant aux relèvements déjà
accordés au cours du premier semestre, n'efface les effets de la
réorganisation du commerce extérieur. Telle est la tâche qui attend
le ministre des Finances et de l'Économie.