Fausse symétrie
Midi libre
13 septembre 1977
Au printemps, l'élection municipale à Paris
déchaîna le grand débat au sein de la majorité, aggrava l'inimitié
entre le président de la République et le président du R.P.R et
défraya la chronique. En été, l'actualisation du programme commun
et la querelle socialiste-communiste remplirent la première page
des journaux. François Mitterrand lui-même répliquait aux hommes de
la majorité qui glosaient sur les philippiques de Georges Marchais:
balayez devant votre porte et réconciliez donc Chirac avec
Giscard.
La comparaison avec les deux blocs et leurs
désaccords respectifs vient d'elle-même à l'esprit. En dehors des
questions de personnes, les centristes de Lecanuet ne se rallièrent
à la Ve République qu'en 1974, ceux de Jacques Duhamel l'avaient
fait quelques années auparavant. Les disciples de Robert Schuman et
ceux du général de Gaulle conçoivent autrement le rôle de la France
dans l'Europe; à une extrémité, des libéraux inclinent vers le
grand large et l'univers des Anglo-Américains, cependant que
d'autres, parmi les gaullistes, mettent au premier rang la
résistance à la prédominance américaine, selon la tradition
séculaire de l'opposition à l'Empire.
Je ne nie pas la diversité des familles
spirituelles - une expression de Maurice Barrès - à l'intérieur de
la majorité. Je n'oublie pas non plus la rivalité des deux chefs,
Giscard d'Estaing et Jacques Chirac, tous deux intéressés à la
victoire commune sur la coalition socialiste-communiste et, en même
temps, à la relation des forces entre leurs troupes respectives. Au
premier tour, giscardiens et chiraquiens se mesurent, au deuxième,
ils s'unissent.
Même scénario, dira-t-on, de l'autre côté.
Dans toutes les conscriptions, socialistes et communistes
échangeront des arguments, sinon des invectives. En fonction du
pacte de désistement, c'est un seul des deux (des trois en prenant
au sérieux les radicaux de gauche) qu'affrontera le représentant de
la majorité. C'est donc au premier tour que le P.S. ou le P.C.
gagnera ou perdra une partie, la première, indispensable sinon
suffisante.
Le parti socialiste n'a une chance de
garder une certaine liberté de manœuvre qu'à la condition
d'apparaître largement le premier parti de gauche, le plus nombreux
dans le pays, dans l'Assemblée. Le parti communiste, en effet,
possède des moyens d'action qui échappent à son partenaire: les
principaux dirigeants de la C.G.T. appartiennent au P.C.: dans les
syndicats, dans les sections d'entreprise, dans les Comités
d'entreprises, le P.C. reste aujourd'hui encore capable de
manipuler les masses, de provoquer des revendications exorbitantes,
d'encourager en sous-main l'opposition des travailleurs, même s'il
participe au gouvernement. Rien de pareil de l'autre côté: Jacques
Chirac critique parfois les mesures prises par Raymond Barre. Il ne
travaille pas à l'échec du ministère pour lequel il vote.
Le P.C. souhaitera une réussite du
gouvernement de gauche après une éventuelle victoire aux élections
de mars 1978 mais non pas la même que le P.S. La querelle de
l'actualisation du P.C. met en lumière ce que François Mitterrand
appelle lui-même la divergence des philosophies et des conceptions
sur le rapport entre l'individu et la collectivité. Les économistes
du P.S. n'interprètent pas les nationalisations comme un but en
sol, ils veulent acquérir la maîtrise du développement par
l'intermédiaire du crédit, de quelques holdings, de la Banque
nationale des investissements. Le P.C. exige la propriété étatique
des installations, des machines des terrains comme si l'État en
tirerait un trésor caché.
Le P.S. évoque l'autogestion, sans la
définir et sans même la connaître; le P.C. réclame le contrôle
démocratique. Or dans le langage ésotérique du P.C., l'adjectif
démocratique sert à couvrir une réalité qui n'a rien de commun avec
la démocratie au sens ordinaire du mot. Le centralisme
démocratique, formule de Lénine, désigne le pouvoir discrétionnaire
de l'état-major sur le parti-armée, du Comité central ou du bureau
politique sur les militants. La gestion "démocratique" des
entreprises nationalisées signifie l'élection du P.D.G. par un
Conseil d'administration, que tiendra le P.C. grâce aux syndicats
ou aux associations d'usagers. Le P.S. donne au mot démocratique le
même sens que la majorité; le P.C. lui, en donne un autre.
Le débat sur le S.M.I.C. (2.200 ou 2.400)
et les dépenses sociales (tout de suite ou peu à peu) révèle ou les
arrière-pensées ou l'aberration des experts du P.C. Lutter contre
l'inflation par une hausse massive des salaires frappe de stupeur
l'étudiant d'économie de première année. Mieux vaut, si l'on veut
soutenir l'activité et augmenter le pouvoir d'achat, consentir un
déficit budgétaire accru. Bien plus, le relèvement du S.M.I.C.,
donc du salaire marginal, tend à créer de nouveaux chômeurs. Or le
P.C. exige un relèvement immédiat du S.M.I.C. de quelque 30 pour
cent - relèvement qui se répercutera, au moins partiellement, sur
la grille des salaires (jusqu'à 8.000 ou 10.000) - comme s'ils
voulaient accélérer l'inflation et acculer les socialistes à "périr
ou trahir", à suivre le P.C. sur le chemin de la "démocratie
populaire", style Europe de l'Est, ou bien revenir vers le Centre -
ce qu'ils ont juré de ne jamais faire.
Toutes les alliances sont conflictuelles,
celles de la majorité aussi bien que celles de l'opposition. Mais
tous les conflits ne sont pas une lutte à mort. C'est un Bolchevik,
Zinoviev, qui déclara, peu de temps après la Révolution de 1917:
"Quand les Bolcheviks sont au pouvoir, la place des Mencheviks est
en prison". Tous les socialistes d'Europe occidentale ont retenu la
leçon que leur donna l'expérience de l'Europe orientale; les
socialistes français ne l'ont pas encore apprise, mais peut-être
sont-ils en train de la méditer.