La dévaluation était-elle nécessaire?
Le Figaro
16-17 août 1969
Le fait accompli de la dévaluation ne met
pas un terme à la controverse que l’article de M. J.-M. Jeanneney a
relancée. En effet, le jugement que les Français portent sur
l’opération exercera une influence sur le cours des événements.
S’ils admettent la nécessité de la modification de la parité
monétaire, ils se soumettront plus aisément à la discipline
indispensable; les chances de succès augmenteront.
Depuis juillet 1968, hommes politiques,
fonctionnaires et économistes se partagent en deux écoles: l’une
tient la dévaluation du franc pour inévitable, l’autre veut
l’éviter et juge le rétablissement des équilibres possible au taux
actuel de la monnaie. M. Pompidou appartenait probablement à la
première école, M. Jeanneney à la seconde. Quant aux commentateurs,
ceux qui appartenaient à la première école, comme le signataire de
cet article, ont gardé le silence, sauf le jour de novembre où les
officiels eux-mêmes ont annoncé la dévaluation.
Les hausses de salaires de mai-juin 1968 ne
rendaient pas le niveau des prix français incompatible avec le
maintien de nos exportations, elles ne contraignaient pas le
gouvernement à la dévaluation. Mais le cabinet présidé par M. Couve
de Murville et auquel M. Jeanneney appartenait a contribué à
provoquer la "surchauffe" du premier semestre 1969 par une
politique de déficit budgétaire et d’argent facile. Pour que la
crise de mai n’aboutît pas à une amputation du franc, il aurait
fallu une gestion autrement sévère entre juillet et novembre 1968.
Je me suis abstenu de critiquer les hommes qui ont aujourd’hui
quitté le pouvoir parce qu’ils avaient eu une tâche ingrate. Comme
tous les Français, ils sortaient de la crise de mai traumatisés,
soucieux avant tout de prévenir une nouvelle explosion. Les
Français ont été saisis par le démon inflationniste, mais les
pouvoirs publics ne firent rien pour l’exorciser. Les mesures
prises en novembre, encore modestes, exigeaient de six à douze mois
avant de donner des résultats. Or les réserves de devises ont
diminué de près de cinq milliards de dollars en une seule année.
D’ici à la fin de 1969 les réserves de devises auraient été
réduites à zéro à moins d’un retour subit de la confiance que rien
n’autorisait à escompter.
Que répond M. Jeanneney? Que les pertes de
devises sont "dues essentiellement à ce que la résolution de
maintenir la valeur de la monnaie a paru trop souvent chancelante".
À la radio, il a accusé les fonctionnaires de recommander ou de
prévoir en privé la dévaluation.
Bien entendu les phénomènes psychologiques
portent toujours une part de responsabilité dans les crises
monétaires. Mais, quand les financiers ou les fonctionnaires dans
le monde entier s’interrogent sur le cours d’une monnaie, ils ne le
font pas sans motif. Les déclarations les plus solennelles du
général de Gaulle n’y changeaient rien, pas plus que la docilité
des fonctionnaires n’y aurait rien changé: le comportement
inflationniste des consommateurs (la diminution de l’épargne), le
mouvement des prix répandaient la conviction que le rétablissement
de l’équilibre intérieur ne serait pas obtenu à un niveau de prix
conciliable avec le taux actuel du franc. Incriminer le manque de
foi des uns et des autres, c’est répéter l’erreur que commettaient
les partisans de la guerre l’Indochine ou de l’Algérie française:
l’incrédulité contribue effectivement à provoquer l’événement, mais
elle se fonde sur des données objectives que la thérapeutique du
docteur Coué ne saurait éliminer.
Si la dévaluation a, comme je le pense,
pour fonction de sauver le reste du stock d’or et de devises,
d’établir la monnaie à un taux de change auquel les étrangers
pourront croire, il reste que les analyses par lesquelles M.
Jeanneney justifie son opposition mettent l’accent de manière
pertinente sur les difficultés et les périls de l’opération. La
dévaluation succédait, en 1958, à une période de déflation
progressive. Le nouveau régime bénéficiait d’une autorité
exceptionnelle. Les syndicats et les travailleurs acceptèrent
l’effort demandé. La conjoncture présente apparaît évidemment moins
favorable.
On aurait préféré que l’opération fût
différée de quelques mois jusqu’au moment où les mesures
déflationnistes auraient réduit l’excès de la demande intérieure.
Le contexte international ne permettait guère d’attendre: le franc
pouvait être emporté par la tourmente en octobre, dans les pires
conditions. Si le niveau des prix français, à la fin de l’actuel
processus d’inflation, avait exigé une modification de la parité
monétaire, mieux valait y consentir à froid avec quelques réserves
de devises.
M. Jeanneney objecte que la dévaluation
rendra plus difficile encore la compression de la demande
intérieure dont personne ne nie la nécessité. Bien entendu, la
dévaluation comporte des aléas, surtout d’ordre psychologique.
Beaucoup dépend des décisions que va prendre le gouvernement et de
la manière dont elles seront accueillies. Une fois admise
l’évidence – chacun des deux termes de l’alternative, maintien de
la parité ou modification, constitue un pari – je crois que le
choix du gouvernement offre la meilleure chance de succès.
Le mot d’ordre de défense du franc n’aurait
pas dissipé l’incrédulité monétaire, l’attente d’une dévaluation
aurait entretenu l’hémorragie de devises, exclu un retour de la
confiance. Sans doute, la dévaluation risque de créer une
anticipation de hausses des prix et par conséquent une frénésie
d’achat. Il appartient au gouvernement, par l’équilibre budgétaire,
la réduction des dépenses, les restrictions de crédit, de provoquer
un retournement psychologique en sens contraire de celui qui
résulta des événements de mai 1968.
Une dévaluation, en phase inflationniste,
dans une économie où tous les moyens de production sont employés,
exige une dose sévère de déflation. L’excès des importations ne
sera pas corrigé par la hausse des prix des produits achetés au
dehors, mais par la réduction de la demande intérieure. Les
exportations, en dépit de la dévaluation, ne progresseront qu’à la
condition que le marché intérieur n’absorbe pas toute la production
disponible et au-delà. Ces arguments portent juste, et probablement
le premier ministre et le ministre des Finances ont-ils eu tort
d’opposer la déflation accompagnée de chômage qu’eût exigée le
rétablissement de l’équilibre sans dévaluation à une déflation
atténuée et humaine qui suffirait au rétablissement des équilibres
après dévaluation.
L’alternative me paraît différente. Sur la
voie qu’indiquait M. Jeanneney, la France s’exposait à un double
péril: dévaluation à chaud au cours d’une crise monétaire
internationale d’abord, installation durable dans le contrôle des
changes et les restrictions administratives ensuite. De ces deux
périls, la dévaluation conjure le premier et atténue le deuxième.
Quant au péril de la spirale des salaires et des prix, il existe
dans les deux cas: réduit, si les Français croient au maintien de
la nouvelle parité, accru, s’ils trouvent dans l’opération récente
un motif supplémentaire de ne croire à rien et en personne.
Les adversaires de la dévaluation
représentent désormais l’opposition. Ils doivent à leur tour aider
les partisans de l’autre doctrine au succès de la politique du
gouvernement, même s’ils en auraient souhaité une autre.