L'ombre de Malthus
Le Figaro
14 novembre 1958
La population du globe en 1650 est estimée
à 545 millions. Elle s'élève en 1955 à 2.691 millions. Le taux de
croissance annuel était de 0,3% entre 1650 et 1750, il atteint 1%
en 1930, il monte à 1,67% en 1950. En d'autres termes, la
croissance s'accélère. Selon une hypothèse forte, la population
totale de la planète serait de 6.907 millions en l'an 2000, selon
une hypothèse basse, de 4.880 millions. Tels sont les chiffres que
nous empruntons au dernier livre de M. Sauvy(1) et qui posent le
problème le plus angoissant du siècle.
Les causes majeures du phénomène ne sont
plus mystérieuses. À travers les siècles, l'équilibre entre les
subsistances et le nombre des bouches à nourrir a été maintenu
naturellement
. La mortalité, les épidémies, les guerres empêchaient qu'il y eût
plus d'hommes en vie que de moyens de les faire vivre. Cet
équilibre millénaire a été progressivement rompu à l'époque
moderne. Les conquêtes de la médecine ont réduit ou supprimé les
ravages des maladies infectieuses. Le taux de natalité est resté,
dans de nombreux pays, au niveau traditionnel, 40 à 45 pour mille,
cependant que le taux de mortalité a rapidement diminué, "sans le
secours des progrès économiques".La divergence entre ces deux mouvements -
chute brutale de la mortalité, maintien ou baisse lente de la
natalité - est à l'origine du surpeuplement de nombreux pays
(compte tenu des ressources disponibles), de la sous-alimentation
d'une grande partie de l'humanité. La singularité de la conjoncture
présente apparaît si l'on rapproche les chiffres relatifs aux
actuels pays sous-développés des chiffres relatifs à l'Europe du
siècle dernier. Le niveau de vie des pays les plus pauvres est
inférieur à celui des Européens du XVIIIe siècle, mais ces pays ont
simultanément une natalité plus élevée et une mortalité plus basse.
Selon une formule pittoresque de M. Sauvy, "un Asiatique famélique
peut avoir, de nos jours, une espérance de vie plus grande qu'un
noble ou un bourgeois de l'ancien régime, bien renté et comblé
d'attentions".
Il est clair que le développement
démographique ne peut pas se poursuivre indéfiniment à l'allure
présente. En théorie, la terre peut nourrir huit à dix milliards
d'êtres humains à condition que ceux-ci exploitent tout le sol
disponible avec tous les moyens de la science. Même en cette
hypothèse, à moins d'une production industrielle de la nourriture,
la limite extrême serait vite atteinte. Si nous laissons les
utopies et si nous revenons au réel, nous constatons de multiples
circonstances aggravantes: il est plus difficile de transférer les
techniques modernes de l'agriculture que celles de l'industrie. La
modernisation de l'agriculture exige une mutation historique des
paysans, qui a été presque toujours lente et demeure le plus
souvent incomplète.
Écartons les deux hypothèses de
l'émigration, pour de multiples raisons exclue au moins à l'échelle
nécessaire, et de l'augmentation de la mortalité. Il ne subsiste
que deux issues: une augmentation des ressources qui équilibre
celle des hommes, une réduction de la natalité.
Jusqu'à une date récente, les porte-parole
du régime soviétique choisissaient résolument le premier terme de
l'alternative. Seul, affirmaient-ils, le capitalisme freinait la
croissance économique et créait surpeuplement et sous-alimentation.
Il y a deux ans environ, les gouvernants chinois ont paru
reconnaître que, même en régime socialiste, on ne saurait assurer à
une population qui se développe rapidement des conditions de vie en
progrès régulier. Une campagne pour la limitation des naissances
avait été lancée selon la méthode éprouvée du régime. Depuis
quelques mois, d'après les dernières informations, un nouveau
retournement serait intervenu. Les résultats obtenus dans
l'agriculture auraient convaincu Mao Tsé-toung et ses compagnons
que le danger de surpopulation était encore lointain.
Pour le reste des pays dits
sous-développés, quelle que soit la théorie à laquelle on adhère,
les faits parlent un langage sans équivoque. Ni la solution
économique ni la solution démographique ne sont appliquées
efficacement. Les investissements sont insuffisants pour que la
croissance économique fournisse le surplus des ressources
indispensables à l'excédent annuel de population. Une partie de
l'humanité continue de s'appauvrir alors que les pays développés
s'enrichissent à une allure accélérée.
Par-delà les bouleversements politiques de
notre époque, telle est probablement l'antinomie majeure. Jamais
les diverses fractions de l'humanité n'ont été en relations aussi
étroites, jamais le sort des hommes n'a été aussi différent d'un
continent à l'autre. Hier, les peuples s'ignoraient et ils vivaient
dans des conditions comparables. Aujourd'hui, ils se connaissent,
or les uns s'enfoncent dans la misère et les autres donnent à leurs
travailleurs une existence que leur auraient enviée les privilégiés
de jadis.
La civilisation industrielle permet de
réduire cette antinomie, mais, pour l'instant, les gouvernants
n'ont pas encore commencé d'agir.
(1)
Alfred Sauvy, "De Malthus à Mao Tsé-toung"
(Denoël).