En quête d'un programme(1). La marge de
manœuvre est étroite
Le Figaro
27 janvier 1966
Nous avons en un précédent article indiqué
que les deux mots d'ordre actuellement à la mode, relance des
investissements et année sociale, semblent à certains égards
contradictoires. Est-il possible de relever les salaires réels et
d'élargir en même temps les marges bénéficiaires qui conditionnent
les investissements?
À cette analyse on peut et on doit objecter
qu'elle néglige un autre aspect de la conjoncture: ceux qui
dénoncent l'injustice de la politique suivie au cours de ces
dernières années ne comparent pas la masse des revenus salariaux à
la masse des revenus d'entreprises, ils dégagent et dénoncent les
inégalités à l'intérieur de la masse des revenus salariaux.
M. Louis Vallon, rapporteur général du
budget à l'Assemblée nationale, a noté les disparités entre la
progression des divers revenus salariaux. Entre 1956 et 1964
l'accroissement du pouvoir d'achat des cadres fut en moyenne
annuelle de 4,25%, celui des agents de maîtrise et des techniciens
de 2,95%, celui des ouvriers de 2,87%, celui des employés de 3,56%.
Le "Smig", en revanche, n'aurait augmenté que de 0,2% à 0,4% par an
au cours de la même période. La législation du salaire
interprofessionnel minimum garanti, conçue pour protéger les plus
défavorisés, n'a exercé aucune influence, peut-être même a-t-elle,
en période d'élévation générale du niveau de vie, exercé une
influence exactement contraire à celle que l'on espérait. Le taux
du "Smig" autorisait les chefs d'entreprises à ralentir
l'augmentation des salaires des travailleurs situés au bas de la
hiérarchie.
Dans le même sens, on fait observer que les
recommandations du rapport Laroque en ce qui concerne les
allocations aux vieillards n'ont pas été entièrement appliquées. Le
pouvoir d'achat des prestations familiales n'a pas suivi, et de
loin, celui des salaires directs. Le taux annuel d'accroissement en
est comparable à celui du "Smig".
M. Michel Debré prendra, selon toute
probabilité, quelques mesures en faveur des catégories les plus
défavorisées, personnes âgées, salariés au bas de la hiérarchie.
Mais il ne peut pas accroître substantiellement la masse des
revenus salariaux, prestations sociales comprises, sans remettre en
cause la quasi-stabilisation obtenue. Le gouvernement n'a pas
encore le moyen d'imposer aux entreprises une politique salariale
tendant à corriger les disparités que les statisticiens constatent.
Quelles que soient les causes de la progression plus rapide des
rémunérations en haut de la hiérarchie, aucun ministre des Finances
ne saurait en un an les éliminer, à supposer qu'il le
souhaite.
Est-il possible par des réformes fiscales
de réconcilier justice et efficacité? Là encore, je citerai M.
Vallon qui commente les chiffres relatifs à l'impôt sur le revenu
des personnes physiques.
Le produit de cet impôt est passé de cent
en 1959 à cent soixante-dix-neuf en 1964. Le nombre des assujettis
est passé de 5 millions à 7,7 millions de 1959 à 1963; dans la
catégorie des traitements et salaires, le nombre des assujettis est
passé de 4 millions à 6,5. La part des traitements et salaires dans
la base d'imposition s'élevait en 1963 à 67,8% (contre 62,2% en
1959), alors qu'elle ne représente que 60% des revenus des ménages
d'après la comptabilité nationale. Personne ne doute que les
traitements et salaires déclarés par les tiers sont mieux connus
des contrôleurs que les autres revenus. Mais les réformes possibles
ne sont ni de celles qui donnent des résultats rapides, ni moins
encore de celles qui seraient populaires auprès d'une fraction
importante des électeurs du parti gouvernemental.
En d'autres termes, les mesures sociales en
faveur des catégories défavorisées qui sont ou seront prises, si
nécessaires soient-elles, ne constituent pas en elles-mêmes un
programme de grand style. Pour établir un tel programme il faudrait
réconcilier exigences économiques et aspirations sociales - ce qui
n'est pas théoriquement impossible mais ce qui est pour le moins
malaisé et réclame du temps.
La réconciliation serait obtenue si les
mêmes réformes fiscales contribuaient à l'accroissement de
l'épargne, donc à la construction de logements et à des
investissements productifs. De telles réformes ont été proposées,
voire esquissées. Elles tendent à soustraire tout ou partie des
sommes épargnées à l'impôt sur le revenu, à réduire le prélèvement
sur les bénéfices des entreprises afin de favoriser
l'auto-financement. Mais elles appellent des compléments pour être
acceptables à l'opinion (par exemple un impôt sur les plus-values
en capital qui existe en plusieurs pays étrangers, dont les
États-Unis).
Là encore, il est plus facile de marquer
les objectifs souhaitables que de mettre au point en quelques
semaines ou même quelques mois un plan d'ensemble.
Dans l'immédiat, M. Michel Debré ne manque
pas de soucis: prix des tarifs de certains services publics,
revendications des salaires dans le secteur nationalisé, à plus
long terme, limitation du coût de la Sécurité sociale. L'année
sociale, notre analyse l'a montré, ne peut pas entraîner un
accroissement plus rapide en valeur réelle de la masse salariale
(sinon en proportion de l'augmentation du nombre total d'heures de
travail). Or les porte-parole du parti majoritaire ont laissé
croire que les salariés avaient été victimes en bloc du plan de
stabilisation, alors que certains d'entre eux l'ont été. Il incombe
au nouveau ministre des Finances de convaincre les syndicats que le
taux actuel de croissance de l'économie française, 3 à 4%
probablement, ne permet pas d'augmenter la valeur réelle des
salaires de plus de 2 à 3% par an.
M. Michel Debré a suffisamment de courage
pour résister aux tentations de la facilité. Mais je continue à
croire que le remplacement du ministre des Finances, au lendemain
d'une élection et quinze mois avant une autre, a été une erreur.
Les circonstances ne donnent pas au successeur de M. Giscard
d'Estaing la chance d'être populaire à bon marché ou à court terme.
Les inégalités sociales dont notre société est pleine ne sont pas
de celles qu'une administration peut effacer par décrets. Quant aux
problèmes essentiels: investissements, fiscalité, logements,
rigidité structurelle - il serait surprenant que la période
pré-électorale en favorisât la solution. Les réformes du premier
septennat, si méritoires soient-elles, n'autorisent pas à attendre
d'ici aux élections législatives des transformations soudaines et
impressionnantes.
Je comprends que M. Michel Debré se donne
un délai de réflexion et médite sur la tâche ingrate qui lui a été
confiée.
(1)
Voir
Le Figaro
du 26 janvier.