Le prix de l'essence
Le Figaro
30 septembre 1960
Les observateurs suivent constamment, avec
une attention inquiète, le tableau de bord de l'industrie
automobile, industrie dynamique et encombrante qui a contribué
puissamment à l'expansion de ces dernières années, mais dont la
crise serait durement ressentie par l'économie tout entière. Les
craintes, maintes fois exprimées à ce sujet, ont été aggravées par
la réduction de 48 à 45 heures de la durée du travail aux usines
Renault.
Parmi les mesures qui ont été envisagées
pour prévenir une crise de l'automobile, figure une baisse du prix
de l'essence. Mais le prix du carburant n'est tout au plus qu'une
des causes du ralentissement d'activité que l'on redoute.
L'influence de cette baisse éventuelle est difficilement
prévisible.
Le prix de l'essence est essentiellement un
prix fiscal, dans les pays européens. Pour l'essence, la part de
l'impôt dans le prix payé par le consommateur dépasse 74% en
France, 73% en Italie, il est de 69,5% en Belgique, de 58% en
Allemagne. L'essence coûte plus cher en France non parce qu'elle a
un prix de revient plus élevé, mais parce que l'État prélève des
taxes plus fortes.
L'écart entre le prix de l'essence en
France et le même prix cher nos partenaires du Marché commun est
substantiel: 99 anciens francs en France contre 70,5 en Allemagne,
75,5 en Belgique, 59,1 en Hollande, 79 en Italie. Il est vrai que,
au dehors, les véhicules paient des impôts plus lourds. Il n'en
reste pas moins qu'une voiture qui parcourt 5.000 kilomètres dans
l'année est imposée plus lourdement en France que partout
ailleurs.
En dehors de l'alignement, à la longue
inévitable, du prix français sur les prix européens, les
techniciens font valoir de multiples arguments. Le premier se fonde
sur la part de la fiscalité automobile dans les recettes totales du
budget général. En 1958, les recettes du budget général ont
représenté 5.253,3 milliards d'anciens francs sur un produit
national brut de 23.750 milliards, soit 22,2%. Les taxes
intérieures sur l'essence se sont élevées à 434,6 milliards et sur
le gas-oil à 62,1 auxquels s'ajoutent 36,1 pour la vignette, soit
en tout 532,8 milliards qui équivalent à 10,2% des recettes totales
du budget de l'État. La charge fiscale par véhicule serait ainsi de
81.000 francs (pour un parc automobile total de 6.140.000) alors
que cette charge n'était que de 22.000 francs en 1949.
Or, si l'on admet que le pourcentage de 10%
pour la fiscalité automobile par rapport aux recettes totales du
budget est raisonnable, une baisse du prix de l'essence s'impose,
car ce pourcentage continuerait à croître si le prix actuel était
maintenu.
Un autre argument est fondé sur le rapport
entre le produit des taxes sur les automobiles et les carburants
d'une part, le coût de l'entretien et de l'amélioration du réseau
routier de l'autre. Les dépenses d'infrastructure augmentent moins
vite que la consommation de carburant. Le rendement des taxes a
augmenté de quelque 50 milliards d'anciens francs par an, entre
1953 et 1958, cependant que les dépenses des collectivités
publiques pour l'infrastructure routière se sont accrues
annuellement d'environ 25 milliards de francs.
Il y a quelques années, la revue "Énergie"
avait publié, sous la signature de M. Malignac, un bilan dont les
principaux éléments étaient les suivants. Sur 205 milliards
consacrés aux routes en 1955, dont 23 par le Fonds routier, les
dépenses propres à la circulation automobile s'élevaient à 185
milliards; les recettes étaient de 215 milliards, le solde
bénéficiaire était donc de 30 milliards. En revanche, pour les
véhicules, au gas-oil, le même auteur leur attribue un bilan
négatif de 14 milliards: 42 milliards de dépenses, 28 milliards de
recettes. (Ces calculs sont aléatoires. Fondés sur des hypothèses
qui peuvent être contestées, ils indiquent un ordre de
grandeur.)
Les techniciens du ministère aboutissent à
des conclusions analogues. L'écart entre le prix de l'essence et
celui du gas-oil est plus grand en France qu'en Allemagne, en
Grande-Bretagne ou en Italie. Le prix élevé de l'essence a
constitué, pour la fabrication des moteurs Diesel, une protection
artificielle. Même trop cher, ce moteur était finalement rentable à
cause du prix élevé de l'essence. Peut-être est-ce là une des
causes de notre retard technique en cette branche.
Enfin les experts mettent l'accent sur les
conséquences industrielles du prix élevé de l'essence. Les
constructeurs sont amenés à choisir des modèles de faible
puissance. La puissance moyenne des véhicules actuellement
construit décroît régulièrement. Les modèles petits et légers sont
presque aussi coûteux que des modèles plus puissants, ils sont
moins durables, moins faciles à exporter. Enfin les moteurs
d'automobile ne peuvent être utilisés pour les véhicules
utilitaires ou les tracteurs.
Cette argumentation, je l'avoue, me paraît
convaincante. Si l'on ajoute qu'une baisse du prix de l'essence de
quelques francs en quelques années, pourrait relancer la
consommation et prévenir une crise, on doit conclure par un appel
aux financiers de la rue de Rivoli: qu'ils raisonnent à la manière
des entrepreneurs et consentent à une diminution du prix unitaire
dans l'espoir d'accroître, avec le nombre des unités, le revenu
global.