Limites de la politique des revenus
Le Figaro
6 mars 1964
Nul pays n'a été capable jusqu'à présent de
mener avec succès une politique des revenus, au sens que M. Massé
donne à cette expression dans le rapport que nous commentions la
semaine dernière. Les Pays-Bas, avec des syndicats ouvriers d'une
extrême modération et une équipe d'experts peut-être la meilleure
du monde, avaient la meilleure chance de réussir l'expérience: eux
aussi ont finalement échoué.
Quelle est donc la difficulté majeure, que
M. Massé n'a certes pas dissimulée mais qu'il n'a pas mise en
pleine lumière? Le but est de maintenir la demande globale dans les
limites compatibles avec la stabilité des prix, donc de freiner la
distribution des revenus. Ce freinage peut être exercé à
l'avance
par la politique du budget et du crédit. Il peut être exercé
après coup
par la fiscalité. La politique des revenus consiste à freiner la
distribution des revenus,
au moment même
où celle-ci s'opère,
sans recourir à la contrainte
. Or, ce freinage au moment de la distribution exige que les sujets
économiques, employeurs et employés, chefs d'entreprise et
syndicats ouvriers, obéissent non à leur seul intérêt, mais en même
temps à l'intérêt global de la collectivité tel que l'ont apprécié
les "sages", nommés par le gouvernement.Supposons une entreprise de transformation
des métaux dont le carnet de commandes est largement garni et qui
manque d'ouvriers qualifiés. Le directeur aura tendance - et qui
pourrait le lui reprocher? - d'embaucher les ouvriers qui lui
manquent en leur offrant un salaire plus élevé. Une telle pratique
devra être condamnée par le C.E.A.R. (ou Collège d'étude et
d'appréciation des revenus). Supposons encore une entreprise qui,
grâce à l'élévation rapide de sa productivité, est en mesure
d'élever le salaire horaire de 10% dans l'année sans hausse de
prix: elle aussi sera condamnée par le C.E.A.R., car elle aurait dû
transmettre au public une fraction de ses gains de productivité
sous forme de baisse de prix. En bref, la politique des revenus
exige une conversion psychologique de la part de tous, syndicats
ouvriers et entrepreneurs, conversion dont il ne faut désespérer
mais sur laquelle il serait dangereux de compter
immédiatement.
Encore avons-nous réduit le problème à ses
termes les plus simples. La politique des revenus, en effet, n'a
pas seulement un objectif économique, elle a également un objectif
social: elle tend à favoriser une répartition que l'on souhaite
équitable des revenus en même temps qu'à limiter le volume global
de ceux-ci. Or la conjonction de ces deux objectifs complique
grandement la tâche. Les idées dominantes, à notre époque, incitent
à une comparaison incessante entre les rémunérations des uns et
celles des autres, les progrès accomplis dans un secteur ou une
entreprise ne justifiant pas pleinement l'avance prise par les
revenus de telle ou telle catégorie.
Ces remarques ne visent pas à décourager à
l'avance ceux qui auront la charge de mettre en place une politique
des revenus. Elles voudraient seulement rappeler - et M. Massé,
j'en suis sûr, ne me contredira pas - que cette politique n'est et
ne sera, durant une période prolongée, qu'un appoint. C'est du
budget et du crédit que dépend et dépendra encore longtemps la
stabilité des prix. Si l'impasse va au-delà d'une certaine marge,
si le financement des investissements anticipe avec excès sur
l'épargne future, aucun effort de persuasion, aucun comité des
"sages" ne parviendra à prévenir la hausse des prix. Il serait
dangereux de tirer du rapport de M. Massé une idée qui n'y figure
pas, mais qu'une interprétation tendancieuse pourrait y découvrir,
à savoir qu'une croissance rapide exige un excès de la demande
globale que la politique des revenus aurait pour objet et devrait
avoir pour résultat de neutraliser.
Certes, tous les responsables de notre
économie sont, et à juste titre, des doctrinaires de la croissance.
Ils ne consentiraient pas à payer la stabilité des prix par une
diminution importante du taux de croissance. En ce sens, ils
admettent que le volume de la demande doit être à la limite de
l'excès inflationniste. Mais ils admettraient aussi que, surtout
dans l'excès, la mesure s'impose.
Si telle est la conjoncture présente,
peut-être une tâche aussi urgente que celle de la mise en plan
d'une politique des revenus serait-elle la réforme du financement
des investissements et, en particulier, de la construction. Sans
reprendre aujourd'hui les controverses monétaires à la mode, je
suis tenté de croire qu'entre la politique de la monnaie et du
crédit d'une part, celle des revenus d'autre part, c'est la
première qui exercera, au cours des années qui viennent, la plus
grande influence.