Adieu au gaullisme
Preuves
octobre 1961
"En Algérie, il y a une population qui
depuis des années est dans la guerre, les meurtres et les
attentats. Cette population constate que le régime établi à Paris
ne peut pas résoudre les problèmes… Comment veut-on qu'à la longue
cette population ne se soulève pas?" Ainsi s'exprimait, le 19 mai
1958, le général de Gaulle dans sa conférence de presse du Palais
d'Orsay. Ainsi condamnait-il superbement la IVe République
indifférent à la difficulté du problème à résoudre.
Un simple citoyen ne saurait prendre avec
la réalité et les exigences de la justice autant de liberté que le
plus illustre des Français. Mais en septembre 1961, après plus de
trois ans de régime gaulliste, il "constate", lui aussi, que "les
meurtres et les attentats" continuent, qu'après les deux rébellions
de janvier 1960 et d'avril 1961, après l'échec des pourparlers de
Melun, d'Évian et de Lugrin, après les événements de Bizerte, le
problème est moins résolu que jamais. S'il existait un deuxième
Français aussi convaincu que le Président de la République de sa
propre grandeur et de la médiocrité de tous les autres, il n'aurait
aucune peine à reprendre, contre le système de la Ve, le
réquisitoire du solitaire de Colombey contre la IVe.
Le réquisitoire serait même
incomparablement plus fort. Les hommes de la IVe étaient modestes,
en public et en privé. La plupart d'entre eux n'ignoraient plus, en
1956, la nécessité de la "décolonisation", mais comment la faire
accepter par l'opinion, par les Debré, Soustelle, Bidault et autres
trublions d'un nationalisme plus ridicule que touchant, par les
activistes et les ultras que le général de Gaulle, pour dire le
moins, à l'époque, ne désavouait pas? Un Soustelle n'a jamais
ignoré - il l'a dit et écrit - qu'il n'y avait, en Algérie, que
deux politiques possibles (chacune comportant des modalités): ou
traiter avec le F.L.N., ce qui signifiait, à plus ou moins brève
échéance, l'indépendance de l'Algérie, ou continuer la "répression"
ou "la guerre" au moins dix ans, quoi qu'il pût en coûter et quoi
que pût dire le monde et, en ce cas, le meilleur mot d'ordre était
celui de l'Algérie française.
Si le général de Gaulle ne reconnaissait
pas cette alternative en 1958, que faut-il penser de sa
clairvoyance? S'il ne l'ignorait pas mais si, pour revenir au
pouvoir, il mettait au compte d'un régime (qui, il est vrai,
n'était pas bon) ce qui tenait avant tout aux circonstances, il ne
pouvait avoir qu'une excuse: le succès. Le choix de Michel Debré
comme premier ministre, afin de mener à son terme la
"décolonisation", était impardonnable s'il n'était pas suprêmement
machiavélique. Encore une fois l'événement devait trancher.
En 1958, le monde entier, sauf la France,
savait que l'Algérie serait indépendante mais il ne savait ni quand
ni comment. En 1961, les Français n'ignorent plus l'aboutissement
fatal, mais ils ne connaissent pas encore le chemin qui y
conduit.
Il est des Français qui détestent assez le
général de Gaulle pour se réjouir de son échec: je ne suis pas de
ceux-là. J'ai désiré passionnément qu'il réussît, pour la France et
pour lui. Parce qu'avec lui c'est la France, une fois de plus, qui
échouerait, faute du courage nécessaire pour accomplir son
destin.
Trois ans de stratégie gaulliste
Revenu au pouvoir à la faveur d'une émeute
algérienne relayée par l'armée et canalisée ensuite par quelques
gaullistes (dont les liaisons avec Colombey n'ont été ni démontrées
ni démenties), le général de Gaulle, s'il pensait déjà ce qu'il
pense aujourd'hui (ce que l'on se refuse à mettre en doute),
trouvait dans les circonstances un appui et un obstacle. Le
changement de régime prouvait au F.L.N. que les forces hostiles à
une solution algérienne du type tunisien ou marocain étaient
considérables, en Algérie et en métropole. En même temps, le
général de Gaulle jouissait auprès des masses musulmanes d'un
prestige auquel ne pouvait prétendre aucun de ses prédécesseurs, à
l'Élysée ou à Matignon. Certes, il était aussi partiellement
prisonnier de ceux qui avaient abattu la IVe République. Là était
le prix qu'il devait payer pour l'utilisation de la "secousse",
mais l'interlocuteur, si le F.L.N. était accepté pour tel, devait
être moins intransigeant qu'il ne l'aurait été face à tout autre
gouvernement français.
En d'autres termes, s'il ne donnait la
décolonisation pour but, le général de Gaulle disposait de chances
dont aucun autre n'aurait pu profiter: la durée prévisible de son
règne, son autorité personnelle, les oppositions mêmes qu'il devait
rencontrer, tout contribuait à rendre possible l'accord direct avec
l'adversaire, incarnation du nationalisme, accord qui, presque dans
tous les cas, a marqué une étape inévitable de la décolonisation.
Mais, par un réflexe qu'il faut bien, après tant d'expériences,
appeler français, le général de Gaulle n'a pas voulu admettre que
la seule politique possible de décolonisation passait par les
négociations politiques avec le F.L.N.
Les gouvernements de la France avaient
proclamé successivement, en Indochine: "pas d'accord avec Ho Chi
Minh"; en Tunisie "pas d'entente avec Bourguiba" (ce qui coûta
quelques années de prison, après l'indépendance, au nationaliste
modéré Tahar Ben Amar), au Maroc: "pas de retour sur le trône du
sultan Ben Youssef". En Algérie, le général de Gaulle, au moins en
privé, décréta maintes fois: je ne ferai pas moi-même du F.L.N. le
gouvernement de l'Algérie. Et, comme ses prédécesseurs, il ne se
résolut pas franchement à tenir pour hors de question ce qu'il
faisait profession d'écarter. En d'autres termes, il ne voulait pas
"reconnaître" le F.L.N. ni négocier avec lui d'une manière qui
entraînât implicitement reconnaissance, mais, simultanément, il
souhaitait des pourparlers en vue d'arrêter les opérations
militaires.
En septembre 1958, après les entretiens de
deux "intermédiaires" avec les dirigeants du F.L.N., celui qu
n'était alors que le chef du gouvernement offrit solennellement la
"paix des braves", autrement dit il invitait les combattants du
maquis à cesser le combat en leur promettant un traitement
honorable et une "Algérie nouvelle" qui répondait à leurs
aspirations. Les parlementaires de la IVe République, quelques mois
auparavant, avaient accordé au général de Gaulle ce que celui-ci se
plaît à qualifier "pouvoir d'arbitrage". Le F.L.N. se montra
parfaitement insensible à une action thaumaturgique et les
événements suivirent leur cours.
La stratégie du général de Gaulle, au cours
des années suivantes, se décompose en trois sortes de mesures. Sur
place, l'armée a l'ordre de poursuivre la pacification, de détruire
les bandes organisées, de rétablir, si possible, la sécurité. En
même temps, les autorités civiles ont mission de rendre l'Algérie
de plus en plus algérienne, de peupler l'administration de
musulmans, de favoriser la promotion des musulmans déjà dans les
cadres, de recruter localement une élite nouvelle. Cette double
action militaire et administrative pouvait s'insérer aussi bien
dans une politique ayant pour fin "l'Algérie française" que dans
une politique visant une Algérie autonome ou indépendante (mais
étroitement liée à la France).
À partir de septembre 1959, les discours du
général de Gaulle suggèrent, de plus en plus clairement, que son
choix personnel favorisera le deuxième terme de l'alternative.
Ayant proclamé le principe d'autodétermination, énuméré les trois
solutions entre lesquelles le peuple algérien choisira - sécession,
intégration, association -, il se défend de prendre parti puisque
le choix appartient aux Algériens eux-mêmes, mais le simple fait
qu'il offre le choix suffit à prouver qu'il ne croit pas à
l'intégration ou à l'Algérie française (et les partisans de cette
dernière formule, Jacques Soustelle tout le premier, ne s'y
trompent pas). Si l'on veut que les Algériens soient français,
qu'ils se considèrent comme français, qu'ils ne se solidarisent pas
avec les combattants du maquis, il ne faut pas les transformer en
"apatrides à titre provisoire", leur enlever la nationalité qu'ils
possèdent depuis plus d'un siècle sous prétexte de les laisser
libres de forger eux-mêmes leur destin. Accorder à ceux qui
habitent une province du territoire national le droit
d'autodétermination, c'est admettre et, du même coup, préparer la
sécession.
Ainsi raisonnent ceux des Français
d'Algérie, des officiers, des conspirateurs du 13 mai qui avaient
cru aux mots d'ordre au nom desquels la IVe République avait été
abattue plus qu'à l'homme qui, tel Louis-Philippe en 1830, avait
été le profiteur de la révolution. Mais si, par ses discours, le
général de Gaulle se détachait de ceux qui l'avaient fait roi, s'il
habituait l'opinion métropolitaine à l'idée d'une Algérie
algérienne, le troisième volet du triptyque - les modalités de
l'autodétermination - garantissait le refus du F.L.N. Car sous une
autre forme que Guy Mollet en 1956 ou que lui-même en 1958, le
général de Gaulle continuait d'exiger la fin des combats avant
toute négociation proprement politique. Cessez-le-feu, élections,
négociations, avait dit le chef du parti socialiste. Cessez-le-feu,
apaisement, autodétermination, déclarait maintenant le Président de
la Ve République. Les formules n'étaient pas les mêmes. Sous le
régime nouveau, la pacification par les armes (pas plus de 200
victimes d'attentats par an) pouvait suppléer au consentement du
F.L.N. L'autodétermination n'impliquait pas les "liens
indissolubles" entre l'Algérie et la France. Mais la communauté
subsistait sur un point essentiel: le chef socialiste comme le
Président de la République entendaient que
les nationalistes algériens consentissent à
s'intégrer à un procès historique dont la France déterminerait le
cadre et l'allure
. C'est la France généreuse qui octroyait le droit à
l'indépendance, elle ne se laissait rien arracher, elle ne
s'abaissait pas à marchander.Ces trois sortes de mesures furent
appliquées - et continuent de l'être au moment où nous écrivons -
depuis septembre 1959. La semaine des barricades d'Alger, la
sédition des généraux d'avril 1961, furent des épisodes
spectaculaires de l'indignation que la masse des Français d'Algérie
et la majorité des officiers éprouvent à l'égard d'une politique
qui - nul n'en doute - débouche sur une Algérie indépendante. Mais
cette politique, - ce qui est un comble - n'atteint pas son
objectif principal, qui est de rétablir la paix et de permettre le
rapatriement en France du gros de l'armée. Pourtant sur chacune des
trois voies qu'il avait ouvertes - pacification sur le terrain,
décolonisation en discours, avances au F.L.N. - le général de
Gaulle est allé loin.
À en croire les bulletins de l'état-major
français, avant la trêve unilatérale proclamée aux premiers jours
des pourparlers d'Évian, une partie du territoire algérien était
pratiquement pacifiée; nulle part l'A.L.N. n'opérait en bandes
organisées; la victoire militaire, dans la mesure où ce mot a une
signification dans ces sortes de guerres, était toute proche. Mais
la résolution du général de Gaulle d'accorder après la victoire (ou
la quasi ou la pseudo-victoire) ce qui avait constitué, au point de
départ, l'enjeu de la guerre ne s'embarrassait plus de
circonlocutions prudentes. La France épousait son siècle: or
l'empire n'appartient pas à ce siècle. Il est renvoyé, avec la
lampe à huile et la marine à voile, aux splendeurs éteintes de la
belle époque. "Victoire militaire" et "abandon distingué"
permettent la négociation avec le F.L.N., ils n'autorisent pas à en
faire le gouvernement de l'Algérie.
Ce n'est pas que les exigences, d'abord
hautaines (les couteaux au vestiaire), n'aient été peu à peu
assouplies. À Melun, on ne laissa même pas aux délégués du
G.P.R.A., le loisir de discuter les propositions françaises
relatives aux modalités des futures conversations. C'était à
prendre ou à laisser; évidemment ce fut laissé. À Évian, les
couteaux ne furent pas remis au vestiaire et pourtant la
conversation fut engagée. Puis, un jour, à la grande surprise des
deux délégations, le général de Gaulle eut un accès d'humeur et
décida que la phase exploratrice avait trop duré. À Lugrin, la
négociation achoppa sur la question du Sahara, mais les propos de
M. Joxe avaient été suffisamment suggestifs: Krim Belkacem, s'il
avait voulu ou pu négocier un règlement d'ensemble, avait une
chance d'obtenir à la fin ce qui ne lui avait pas été concédé au
début de la conversation. À Melun, c'est le général de Gaulle qui
(pour des raisons que j'ignore) a organisé l'échec. À Évian, il a
pris l'initiative de l'ajournement. À Lugrin, alors que les
parachutistes et les Tunisiens étaient aux prises, c'est le F.L.N.
qui a été responsable de la rupture.
Entre 1958 et 1961, en dépit des "succès"
militaires, la situation s'est gravement dégradée, par la faute du
général de Gaulle lui-même et par la faute du temps. Sous prétexte
que la France "ne s'abaisse pas à marchander", le Président de la
République avait concédé l'essentiel sans rien obtenir en
contre-partie. Du jour où il accordait aux Algériens
l'autodétermination, il disqualifiait le combat de la France et
justifiait celui des nationalistes. Ceux-ci avaient dit et répété,
les armes à la main: les Algériens ne sont pas français. Le droit,
solennellement proclamé, à l'autodétermination équivalait à leur
donner raison. Au lieu de chercher à obtenir la fin des combats en
promettant l'autodétermination en contre-partie, au lieu de faire
de l'autodétermination un élément de la négociation, le général de
Gaulle commettait la double erreur de donner sans recevoir et de
donner dans le style le mieux fait pour irriter des hommes
humiliés, le style du supérieur qui octroie et non celui de l'égal
qui discute.
À mesure que le temps passait, les
dirigeants du F.L.N. découvraient le monde et les ressources
qu'offrent la rivalité des deux blocs et le soutien des non-engagés
à n'importe quel parti révolutionnaire en quête de l'indépendance.
Reconnu comme gouvernement par les pays arabes, accueilli à Pékin
et à Moscou, le G.P.R.A. avait, en 1961, une conscience de sa force
politique qu'il n'avait pas encore en 1958. Durant les premières
années de la rébellion, les militants du parti communiste étaient
traités en suspects. L'univers du F.L.N. était délimité par les
relations entre Le Caire, Paris, Tunis, Alger, Rabat, à la rigueur
Washington. Nos ultras d'Alger et de Paris, nos officiers héroïques
sont restés provinciaux. Leurs adversaires, hors de leur patrie,
traitent les Salan et les Lagaillarde avec le mépris que méritent
les petites cervelles.
Le général de Gaulle avait-il, entre 1958
et 1961, une bonne chance de traiter avec le F.L.N.? Encore que
toute réponse à une question de cet ordre doive rester
hypothétique, j'ai cru et je continue de croire qu'entre l'automne
1958 et l'automne 1960, il pouvait traiter à condition, bien
évidemment, d'accepter que l'Algérie évoluât rapidement vers
l'indépendance et qu'elle fût gouvernée par le F.L.N. (non pas du
jour au lendemain). Mais, pour réussir, il devait faire l'inverse
de ce qu'il a fait, octroyer moins et marchander plus, ne pas
prétendre imposer à l'adversaire la procédure de la décolonisation,
avoir le courage de reconnaître que celle-ci signifie la fin du
monologue, même si la volonté de l'ancien maître se fait volonté de
retraite. On ne décolonise pas dans le style de Louis XIV.
À s'en tenir au troisième tome des
Mémoires, le Président du gouvernement provisoire était déjà
convaincu, en 1945, de la nécessité de conduire les peuples
coloniaux à la liberté. Mais c'est le même homme qui au moment de
la crise de Syrie déclare à l'ambassadeur de Sa Majesté britannique
qu'il ferait la guerre à la Grande-Bretagne s'il en avait les
moyens. Déjà, à l'époque, le général de Gaulle consentait à
"l'abandon" (indépendance de la Syrie et du Liban) mais il
entendait déterminer lui-même la manière du départ et garder des
bases. M. Bidault aurait fait jusqu'au bout la guerre pour sauver
l'empire français. Le général de Gaulle fait la guerre pour sauver
le style de l'abandon.
La bataille de Bizerte, quelques jours
après le discours à la gloire de la décolonisation, illustre le
glissement, toujours possible, de la mégalomanie à l'égarement.
Aucun régime d'assemblée n'aurait pu accomplir, en fait
d'incohérence le tour de force réussi sans peine par l'amour-propre
d'un homme, investi d'un pouvoir absolu. Le Président Bourguiba, en
répondant à l'invitation du Président de la République, en se
portant garant du "libéralisme décolonisateur" de son hôte, s'était
dangereusement exposé. Il revendiquait vainement, contre le F.L.N.,
un fragment du Sahara. Il n'était pas invité à la conférence des
pays non-engagés. Il avait besoin, après l'échec d'Évian et
l'éventualité de la poursuite de la guerre, d'un succès "national".
Le Combattant suprême devait, l'espace de quelques discours,
redorer son blason de combattant.
N'importe quel ministre de la IVe
République, si médiocre fût-il, aurait compris la situation de
l'adversaire-partenaire et, après un "baroud diplomatique
d'honneur", lui aurait donné quelques satisfactions, en cas de
besoin lui aurait promis l'évacuation de Bizerte, ce qui ne
constituait pas une véritable concession, puisque la souveraineté
tunisienne sur Bizerte n'était pas mise en question par le
gouvernement français. Au début de juillet, le général de Gaulle,
personnellement, rejeta la suprême demande du Président tunisien,
sous prétexte que celui-ci avait entrepris la mobilisation des
civils et des militaires (
octroyer mais non se laisser arracher
). Une fois de plus, il mettait le style au-dessus de la substance.
"Donner une leçon à Bourguiba" ne présentait pas de difficultés.
Entre les troupes tunisiennes et trois régiments de parachutistes,
la partie n'était pas égale. Mais si Bourguiba recevait une leçon,
le bourguibisme, lui, recevait le coup de grâce. Voilà comment
l'Occident traitait ses amis, les nationalismes qui avaient
combattu pour la libération de leur peuple mais voulu maintenir
l'amitié avec les ex-colonisateurs. Un succès militaire sans gloire
équivalait à un désastre sans raison.C'est Bourguiba, objectera-t-on, qui a
donné l'ordre de tirer: nos troupes ne pouvaient pas ne pas
répliquer. Bien sûr, l'initiative a été prise par Bourguiba qui l'a
publiquement avoué. Mais c'est le gouvernement français qui a
refusé obstinément de négocier sur l'évacuation de la base et qui a
même rejeté des demandes très modérées. C'est par des concessions
avant le premier coup de feu que cette bataille insensée pour les
deux camps aurait été évitée. Et la violence de la riposte, la
bataille de rue, l'occupation de Bizerte à coup de roquettes et
d'obus allaient au-delà des exigences de la sécurité des
communications entre les éléments de la base. Quelqu'un, à l'Élysée
ou à Matignon, a voulu ces lauriers de pacotille.
Le seul résultat certain de la "victoire"
de Bizerte, c'est que la France "perdra" cette base prétendument
indispensable. Il y a deux ans, Bourguiba envisageait un accord de
longue durée avec l'OTAN sinon avec la France. Mais le général de
Gaulle qui sur ce point n'épouse pas son siècle, n'aime guère plus
le "machin atlantique" que le "machin onusien". Au reste, la base,
qui n'est ni unifiée, ni séparée de l'arrière-pays, est
indéfendable, si ce dernier est hostile, inutile en temps de paix
comme en temps de guerre. Les ministres qui répètent sans y croire
les arguments du Président et du premier ministre, n'ignorent pas
les notes de l'état-major général, qui réfutent leurs propos.
Ministres, fonctionnaires, journalistes, sont désormais contraints
d'agir, de parler, d'écrire contre leurs convictions. Ils
recommencent, comme en des temps plus malheureux, à présenter deux
faces et à tenir deux langages.
La victoire de Bizerte n'a pas pour autant
réconcilié les officiers avec le chef des armées. La crise morale
est plus grave qu'en 1958, plus grave même qu'à la veille de la
sédition d'avril 1961. Il va de soi que la responsabilité n'en
incombe pas au général de Gaulle. Que les officiers français se
réservent désormais le droit de juger les ordres qu'ils reçoivent,
qu'en cas de putsch, ils se rallient ou s'abstiennent ou s'opposent
mais n'envisagent pas de défendre la légalité par la force, c'est
là l'héritage de vingt années: dissidence "héroïque" du général de
Gaulle, obéissance "criminelle" au maréchal Pétain, "sale guerre"
en Indochine, "politisation" par le fait de livrer une guerre
subversive, désir passionné d'une "victoire", confusion du F.L.N.
et du communisme (confusion qui était fausse en 1954 mais qui le
devient de moins en moins, par le mécanisme bien connu des
self-fulfilling prophecies
), ce passé tragique a été maintes fois évoqué. Mais le général de
Gaulle mettait au compte du précédent régime le "trouble de l'armée
du combat". Il nous faut bien "constater" l'échec.Quoi qu'on en dise, la plupart des
officiers français n'étaient pas incapables de comprendre et
d'accepter la logique de la "décolonisation". Mais ils en veulent
au général de Gaulle de les avoir par deux fois "trompés". Une
première fois, en 1958, celui-ci se prêta à l'opération dirigée
contre la IVe République et laissa les hommes qui se réclamaient de
lui, Delbecque, Debré, prendre en toute bonne foi des engagements
solennels que lui-même n'était pas résolu à tenir. Une deuxième
fois, au cours de la tournée des popotes, après la semaine des
barricades, il répéta aux officiers qu'il fallait aller chercher
les armes si celles-ci n'étaient pas rendues et que l'armée
française présiderait à l'autodétermination. Plus que jamais, la
mission de l'armée était de gagner les populations, de préparer une
Algérie algérienne et non une Algérie dans laquelle ceux qui se
seraient compromis avec les Français seraient livrés aux
représailles du F.L.N. En Indochine, au Maroc, en Algérie, la
résistance aux nationalistes exigeait le recrutement d'"amis de la
France". Le jour où, par lassitude ou par nécessité, la France s'en
va, les officiers ont le sentiment de trahir ceux qui se sont
battus à nos côtés.
La justification "cartiériste" de la
décolonisation, n'est pas de nature à convaincre les officiers qui,
par profession, ne peuvent tenir pour décisives les considérations
économiques. De plus, si le général de Gaulle a toujours pensé ce
qu'il pense aujourd'hui, pourquoi a-t-il pris pour premier
collaborateur l'homme de la colère qui dénonçait "les libéraux"
dont le crime était de vouloir faire, quand il en était temps
encore, ce que lui-même veut faire? Épouser le siècle, c'est aussi
comprendre que les gouvernés sont des citoyens et non des sujets,
qu'ils veulent bien se battre mais savoir pourquoi, qu'ils veulent
bien acclamer comme une victoire ou déplorer comme une défaite la
perte d'une colonie mais qu'ils ne veulent pas se battre pour
éviter une victoire (si l'abandon est une victoire) ou acclamer une
perte douloureuse. En termes économiques et en comptabilité
globale, moins la France dispersera ses investissements au dehors,
plus vite progressera le bien-être. L'hexagone est vaste, à
l'échelle du XXe siècle, pour quarante-cinq millions de Français.
La modernisation de la Bretagne peut être accélérée par l'abandon
de l'Algérie. Mais cet argument, valable contre ceux qui
annonçaient des catastrophes au cas où la France perdrait la
souveraineté sur l'Algérie, ne suffit pas à commander une
politique. C'est le nationalisme algérien, c'est la lutte du F.L.N.
qui ont fini par convaincre ou contraindre l'opinion française. Le
nationalisme algérien défend une cause juste, dans la mesure où il
est authentique, et, même s'il n'est pas unanime, il est assez fort
pour interdire le rétablissement de la paix et rendre inévitable,
en dernière instance, le consentement français à l'indépendance. Au
XXe siècle, pour se maintenir contre la volonté des populations, il
faut la puissance et la brutalité de l'Union Soviétique.
Mais si "l'abandon" est inévitable, il est
douloureux pour la minorité française, plus sensible à sa
comptabilité particulière qu'à la comptabilité globale, pour les
officiers qui se sont tant et vainement battus, pour le pays
lui-même qui ne serait pas fier d'obéir à des calculs d'intérêt et
se reproche d'avoir été aussi longtemps aveugle, il est douloureux
enfin pour le chef de l'État qui le veut conforme à l'idée qu'il se
fait de la France et de lui-même. L'Algérie associée à la France,
la minorité française demeurant le levain de l'Algérie
indépendante, bien sûr, la solution serait la meilleure pour les
"ennemis complémentaires". Mais le F.L.N. désormais veut une
révolution sociale au-delà de la libération nationale. Il veut lui
aussi être non-engagé, c'est-à-dire ne pas donner de bases
militaires à un pays appartenant au bloc atlantique. Comment le
général de Gaulle espère-t-il amener le F.L.N. à souscrire à sa
solution? Sur quels moyens compte-t-il?
Il n'a consenti à s'asseoir à la table des
négociations qu'après s'être minutieusement dépouillé de toutes ses
cartes: rien dans les mains, rien dans les poches. Alors que faire
si le G.P.R.A. exige le Sahara et refuse Mers-el-Kébir?
Les perspectives
Une entente avec le G.P.R.A. n'est pas
radicalement exclue, mais on ne peut se faire d'illusion sur ce
qu'en seraient les conditions. Le G.P.R.A souhaite une exploitation
en commun des richesses algériennes et il ne souhaite pas que la
minorité française parte massivement du jour au lendemain. À
condition que la souveraineté algérienne sur le Sahara soit
reconnue, il fera ce que les négociateurs seront en droit de
regarder et de présenter au public français comme des concessions
économiques. De même, il offrira certaines garanties pour la
minorité européenne, certainement pas une collaboration organique
des communautés du type libanais ou cypriote. La situation,
d'ailleurs, est en Algérie essentiellement autre. Au Liban et à
Chypre, les deux communautés sont juxtaposées, chacune d'elles
comprend l'ensemble de la hiérarchie sociale, l'ensemble des
activités constitutives d'une société. La minorité européenne
constitue au moins 80% de la classe privilégiée de la population
algérienne entière, elle possède ou possédait au moins 80% du
capital, des postes de direction économique, intellectuelle,
politique. Le bouleversement social qu'entraînera fatalement
l'accession à l'indépendance ne peut marquer de porter atteinte à
des intérêts, même légitimes. Les nationalistes algériens veulent
édifier un État unitaire, du type jacobin bien plutôt qu'islamique,
ils n'accorderont pas à une minorité, héritière de la situation
coloniale, un droit de veto sur les décisions des gouvernements ou
des assemblées, ils ne lui reconnaîtront même pas une existence
autonome, inscrite dans la Constitution.
Enfin, après les événements de Bizerte, il
faut beaucoup d'illusions pour imaginer que les représentants de
ceux qui se battent s'engageront pour l'avenir à laisser à la
France l'utilisation de la base de Mers-el-Kébir. Pourquoi y
consentiraient-ils? La France fait partie de l'OTAN, c'est-à-dire
d'un bloc que les Soviétiques appellent agressif. Tout État nouveau
a intérêt à ne pas prendre parti pour l'un ou l'autre des blocs. En
accordant une base militaire à la France, la République algérienne
prendrait parti pour le bloc atlantique - prise de position qui ne
s'accorderait guère avec les sentiments que les sept dernières
années ont dû éveiller dans le cœur des nationalistes
algériens.
J'entends déjà le lecteur s'écrier avec
indignation: mais vous énumérez les conditions que posera le
F.L.N., que faites-vous des conditions française? Hélas, c'est le
vainqueur qui pose ses conditions, ou, si vous préférez une
expression moins blessante à nos sensibilités, c'est celui qui
désire le plus la paix qui accepte les conditions de celui qui est
prêt à continuer le combat. Les nationalistes algériens ont
peut-être perdu toutes les batailles sur le terrain, ils ont gagné
la guerre puisque le gouvernement français a reconnu que leur
revendication était juste, s'est déclaré prêt à la satisfaire et
souhaite le "dégagement".
C'est donc le gouvernement qui a perdu
politiquement la guerre que les soldats gagnaient militairement?
Oui et non. Militairement, l'A.L.N. n'avait d'autre objectif que de
survivre. Ne pas disparaître, interdire le retour à l'ordre, telle
était sa mission. Si elle avait pu conquérir une partie du
territoire, organiser des troupes régulières et préparer ce que Mao
Tsé-toung appelle la contre-attaque généralisée, le succès aurait
été plus grand. Mais ce succès supplémentaire n'était pas
indispensable. Si l'A.L.N. parvenait à retenir 400.000 soldats
français en Algérie, elle donnait au G.P.R.A. la "victoire
militaire" dont ce dernier avait besoin. Car il était prévisible
qu'à la longue le peuple français se lasserait d'une guerre dont la
durée même démontrait l'injustice.
Les ultras capables de raison, Jacques
Soustelle par exemple, prétendent que la victoire était possible à
la seule condition que le gouvernement fût résolu à ne jamais
concéder la défaite, autrement dit à ne jamais mettre en doute la
souveraineté française sur l'Algérie. Dans le monde actuel,
disait-il, toute autonomie algérienne conduira à l'indépendance et
tout aveu du caractère non français de l'Algérie rendra l'autonomie
inévitable. La proclamation du droit à l'autodétermination était
donc la première étape sur la route dont la sécession marque le
terme fatal. Mon analyse ne diffère pas de celle de Soustelle, mais
nos conclusions sont opposées: j'en avais conclu qu'il fallait
négocier avec le F.L.N. le plus tôt possible, en acceptant que
l'indépendance en résultât. Il en concluait à la nécessité de
"l'Algérie française", comme mot d'ordre et comme but.
Les événements lui ont donné tort et m'ont
donné raison, mais il plaide que les événements sont imputables à
des hommes, ses compagnons, Charles de Gaulle ou Michel Debré, qui
ont trahi le serment de mai 1958. Je lui réponds qu'au milieu du
XXe siècle, la politique d'Algérie française, combattue par le
monde islamique en ferment, par le bloc soviétique et même par
l'anticolonialisme diffus à travers les pays atlantiques, n'avait
aucune chance de succès et conduisait la France à une tragédie
nationale.
Il n'est malheureusement pas encore
démontré que l'autre politique, telle du moins qu'elle a été menée,
évite la tragédie. La paix au terme de négociations entre les deux
gouvernements exigerait soit un accord sur le régime final et sur
le régime transitoire. Personnellement, je considérais, à la veille
des pourparlers d'Évian, que la meilleure méthode, au fond la seule
qui offrit une réelle chance de succès, était de limiter la
discussion à la période transitoire, de chercher un accord sur un
gouvernement, une administration, une force de sécurité mixtes
jusqu'au vote sur le destin final de l'Algérie. Une association
provisoire de fait était le seul moyen, le dernier moyen de la
France d'aboutir à une association légale et permanente.
Je ne sais si cette tentative aurait
réussi. Elle n'a pas été faite. Il faut donc supposer le double
accord, sur le court terme et le long terme, sur les mesures
d'apaisement, sur les modalités de l'autodétermination, sur les
garanties qu'offre le G.P.R.A. (qui n'est pas reconnu comme un
gouvernement provisoire). Il reste peu de temps pour une telle
tentative.
Le gouvernement français garde trois autres
cartes à jouer, celle de l'exécutif algérien, celle du regroupement
en vue de l'évacuation, celle du regroupement en vue d'un partage
durable. J'avoue ne pas croire à l'efficacité de la politique qui
pourrait être appelée "l'Algérie algérienne sans le F.L.N.". Il n'y
a guère d'exemple que la puissance coloniale ait pu, au milieu même
de la "guerre de Libération" trouver au nationalisme une
incarnation de remplacement, faire surgir un interlocuteur sur
commande qui exprime et canalise à la fois l'aspiration populaire à
l'indépendance. Au Vietnam il était possible de trouver un
"nationalisme non communiste", ce qui aboutissait au partage. À
Madagascar, les chefs de l'insurrection, réprimée en 1948,
n'avaient pas encore derrière eux un mouvement fort et cohérent. À
défaut des premiers révolutionnaires hovas, les dirigeants modérés
sont sortis d'autres fractions du peuple malgache. Le peuple
algérien n'est pas homogène en fait de culture, mais les
nationalistes sont assez unis contre la domination française pour
qu'il soit impossible de jouer des Arabes contre les Kabyles ou des
Kabyles contre les Arabes. Quant aux modérés contre les extrémistes
du F.L.N., ils n'auraient eu une chance qu'en 1955 ou 1956, alors
que le F.L.N. ne s'était pas encore imposé à l'ensemble de la
population algérienne comme l'interprète valable du nationalisme.
Aujourd'hui un exécutif algérien serait d'autant moins capable de
suppléer à un accord avec le F.L.N., de faire pression sur celui-ci
ou de s'imposer contre lui que le gouvernement français se refuse à
un choix catégorique. L'exécutif algérien serait, selon la formule
consacrée, le train mis sur les rails avec la possibilité
permanente d'y accrocher le wagon du F.L.N. Mais ce que le F.L.N.
refuse, c'est que la France reste maîtresse de la voie et du train,
même si, à la gare d'arrivée, les passagers du dernier wagon (celui
du F.L.N.) s'emparent du convoi tout entier. L'exécutif algérien
n'est pas une politique différente de celle de l'accord avec le
F.L.N., mais un moyen, d'efficacité douteuse, d'arriver à cet
accord.
Que vaut la politique du regroupement, à
titre provisoire ou définitif? La quasi-unanimité des Français
d'Algérie - y compris les plus libéraux d'entre eux - sont hostiles
à toute formule de partage. Leur argumentation est à peu près la
suivante: bien que la densité du peuplement européen soit très
inégale, il n'y a pas de région où la majorité soit européenne
(même le grand Alger a désormais une majorité musulmane). Toute
tentative pour créer, de l'autre côté de la Méditerranée, une
République française d'Algérie, exigerait des transferts de
population et prolongerait la guerre. Car les nationalistes
algériens ne laisseraient ni Alger ni Oran sous la souveraineté
française. De plus, comme on évoque désormais en métropole
l'importance vitale du Sahara pour justifier la poursuite de la
lutte, les autorités françaises se croiront obligées de joindre
"l'accès au Sahara" au territoire de la République sur lequel
flottera le drapeau tricolore. Dira-t-on qu'il ne s'agit, là
encore, que de forcer le F.L.N. à un accord raisonnable? Soit, mais
alors il faut être prêt à rendre le "regroupement" durable. Si le
regroupement est présenté comme une préface à l'évacuation totale,
avec l'espoir que le F.L.N. redoutera le chaos dans lequel
sombrerait l'Algérie recevant 350.000 travailleurs retour de France
et privée subitement d'un million d'Européens, on se trompe: des
révolutionnaires ne craignent pas le chaos et ils craignent moins
encore une évacuation totale, contradictoire avec les affirmations
officielles que la France ne peut se passer ni du Sahara ni de
Mers-el-Kébir.
Le partage provisoire, en tout état de
cause, débouche au bout d'un certain temps, soit sur un accord
franco-algérien soit sur une guerre chaude entre les deux
Républiques installées en terre algérienne. Comme les nationalistes
algériens n'accepteraient pas le partage, même si la France offrait
une aide généreuse à la République algérienne, cette politique
revient à substituer à l'effort pour pacifier l'Algérie entière
l'effort pour maintenir la sécurité, aux frontières et à
l'intérieur, d'un territoire séparé arbitrairement de l'ensemble
algérien. Il n'est pas sûr que ce dernier effort serait moins
coûteux que le premier.
Malgré tout, aucun gouvernement, après plus
de sept années de guerre, n'osera dire au peuple français: nous
nous sommes trompés, au bout du compte, l'Algérie ne nous intéresse
pas; que les Algériens aillent au diable. Dès lors, si le G.P.R.A.
veut obtenir non pas seulement l'indépendance de l'Algérie (qui lui
est acquise), non pas seulement la souveraineté sur le Sahara (qui
lui sera concédée d'une manière ou d'une autre), non pas seulement
la garantie que l'Algérie sera gouvernée un jour par lui (ce dont
personne ne doute plus) mais le pouvoir immédiat, sans réserve et
sans garantie, alors il faudra chercher une issue au moins
provisoire.
La conjoncture politique
Rien n'est plus difficile que de faire le
point de la conjoncture politique, à la fin des vacances de 1961.
Elle est dominée, en effet, par plusieurs faits, non rattachés l'un
à l'autre, chacun visible à tous, mais de portée encore mal
définie: l'armée secrète (O.A.S.), le mécontentement paysan, le peu
d'autorité du régime (le général de Gaulle exclu), la prospérité
générale de l'économie.
J'ai toujours tendance à sous-estimer les
chances des faiseurs de coup d'État. Même en 1958, je croyais,
probablement à tort, que la IVe République était encore capable de
se défendre. En avril 1961, apprenant la prise du pouvoir, à Alger,
par les quatre généraux, je les ai tenus pour aliénés et je les
jouais battus d'avance. Aujourd'hui je prends l'O.A.S. au sérieux,
je la crois capable de faire du mal, mais je ne la crois pas
capable de s'emparer de l'État.
Un coup d'État, cette fois, ne pourrait
être tenté de l'autre côté de la Méditerranée. Même les généraux et
colonels qui jouent aux conspirateurs savent que le pouvoir à Paris
ne s'écroulera pas si l'Alger, une fois de plus, est aux mains des
"patriotes". Il leur faut prendre les bâtiments publics de
l'Élysée, de Matignon, de la Radio et de la Télévision, éliminer
d'un coup le général de Gaulle, les principaux ministres, et
compter, en cette éventualité, sur la sympathie de l'armée et la
neutralité de la police. Je ne crois guère à la possibilité du
succès d'une entreprise aussi complexe. Certes, un attentat contre
une personne n'est jamais exclu et la réussite en est possible si
l'exécutant accepte n'importe quel risque. Mais si nous écartons
l'hypothèse de la disparition soudaine du Président de la
République, je doute fort que l'O.A.S. puisse appliquer avec succès
la technique du coup d'État (toute autre technique est exclue
puisque l'O.A.S. est dans la clandestinité et ne peut mettre les
masses en mouvement).
Malheureusement, l'improbabilité du succès
ne permet pas encore de prévision sur les événements. La campagne
de plastic peut prendre pour cibles des hommes et non plus des
antichambres. Le régime ne tombera pas si des hommes publics, des
écrivains ou des journalistes, dit libéraux, sont assassinés, mais
la demi-solidarité d'une fraction des officiers avec l'O.A.S.
deviendra intolérable le jour où l'organisation clandestine ne
reculera plus devant les formes extrêmes du terrorisme.
Les troupes que les adversaires du régime
n'ont pas - en dehors de commandos civils - les paysans vont-ils
les fournir? Jusqu'à présent, les manifestations, même violentes,
des paysans, de la Bretagne au Languedoc, sont restées apolitiques.
Ni les organisations, ni les militants ne se réclamaient d'un parti
et ne s'en prenaient au régime. Bien sûr Michel Debré était brûlé
en effigie, mais il s'agit là d'un rite qui remonte aux sociétés
archaïques. Le roi dont la popularité et le prestige ne doivent pas
souffrir des incidents quotidiens a toujours auprès de lui un
double, ministre ou bouffon, qui sert de bouc émissaire et encaisse
les contrecoups des déceptions et des ressentiments. Grâce au
progrès de la civilisation, l'effigie seule est désormais
brûlée.
La politisation de l'agitation paysanne
est-elle probable? Si elle s'accomplit, l'O.A.S. en sera-t-elle
bénéficiaire? À la première question, je suis tenté de donner avec
hésitation une réponse positive, à la deuxième, avec les mêmes
hésitations, une réponse négative. Beaucoup de paysans sont
insatisfaits des mesures prises par le gouvernement et disposés (ou
résolus) à ne pas s'en tenir là. À partir d'un certain moment,
l'action directe, - bloquer les routes - débouche sur l'action
politique puisqu'elle doit, contre le pouvoir sourd aux
revendications, imaginer un autre pouvoir. Mais pourquoi les ultras
de la paysannerie s'allieraient-ils aux ultras de l'Algérie
française? Je vois bien que les uns et les autres peuvent se donner
le même ennemi: la République parlementaire (si peu parlementaire)
et libérale (encore substantiellement libérale). Mais, en réalité
et en raison, les politiques qu'incarnent ces deux groupes sont
strictement contradictoires. L'argent que l'on dépenserait soit
pour la pacification soit pour la mise en valeur de l'Algérie
réduirait les ressources disponibles pour les investissements
métropolitains. Plan de Constantine et plan breton ne sont
peut-être pas incompatibles mais ils sont rivaux.
Les arguments de cet ordre n'ont, il est
vrai, jamais empêché les alliances dites contre nature parce que
les alliés n'avaient en commun que des haines (peut-être ces
alliances sont-elles au fond les plus naturelles de toutes). En
l'espèce, même si quelques contacts étaient pris, je ne crois pas à
ce "rassemblement". Mais les barrages sur les routes comme les
attentats au plastic contribueraient à l'affaiblissement d'un
régime dont le crédit n'est pas inépuisable.
La France a-t-elle un régime? Des
institutions acceptées? Un principe reconnu de légitimité? Une
classe politique? À toutes ces questions, il est difficile de
répondre, le oui et le non étant également inexacts. La France vit
sous un régime de Sauveur et ce dernier, par le fait qu'il agit en
démiurge et non en Président de la République, ruine l'autorité de
la Constitution qu'il a lui-même instaurée. Que les partis n'aient
pas retrouvé l'audience des électeurs, c'est probable, mais comment
pourrait-il en être autrement? L'U.N.R. n'existe que par et pour le
général de Gaulle. Et les autres partis, qui retrouveraient
probablement leur pourcentage ordinaire d'électeurs en cas de
scrutin proportionnel, n'ont rien à offrir à leurs troupes, ni
opposition exaltante ni récompense de fidélité. En cas de crise,
l'immense majorité de la nation, y compris les syndicats et les
partis, fait bloc autour du chef de l'État. Si peu démocrate que
soit celui-ci, il l'est plus que les généraux d'Alger et il
demeure, en dépit de tout, modéré et libéral.
L'autorité du chef de l'État est-elle
intacte trois ans après le retour au pouvoir? Si l'autorité se
mesure aux statistiques de l'Institut d'opinion publique ou aux
statistiques électorales, je ne doute guère que la réponse ne doive
être positive. Qu'il organise un référendum-plébiscite sur quelque
sujet que ce soit, et il obtiendra entre 70 et 80% de oui. Qu'il
parcoure une province ou une autre, et les mêmes foules viendront
acclamer les mêmes discours (quitte pour les paysans à élever des
barrages après et avant son passage). Reste à savoir ce que
signifie cette "popularité" ou ce "prestige" ou cette "autorité".
Le général de Gaulle n'est pas le premier Français depuis la
Révolution qui ait soulevé l'enthousiasme des foules. Même en
laissant de côté les champions cyclistes et les stars de cinéma, le
maréchal Pétain, dans les derniers mois de 1940, était accueilli
par des acclamations qui n'étaient pas fabriquées. En mars 1944
encore, il fut acclamé à Paris. Entre janvier 1946 et mai 1958, le
peuple français ne manifesta pas un désir passionné que le Chef de
la France Combattante redevînt le chef de l'exécutif. En 1951, le
R.P.F. obtint 20% environ des suffrages, ce qui est honorable mais
non glorieux. À ce moment-là, n'en doutons pas, le général de
Gaulle aurait été irrésistible si le Président de la République
avait dû être élu au suffrage universel (comme il l'était selon la
Constitution de la IIe République). Mais Louis-Napoléon aussi était
irrésistible chaque fois que l'on interrogeait les Français sur son
nom ou sur un symbole. Le général de Gaulle n'est certes pas
Napoléon III (bien qu'il s'ingénie, par ses voyages et ses
référendums-plébiscites, à en évoquer le fantôme), mais il
bénéficie de la propension du peuple français à se prêter au
pouvoir absolu d'un seul pourvu que cet homme se réclame de la
République et respecte certaines libertés.
L'acceptation du Sauveur n'implique
nullement l'acceptation de son entourage, de ses ministres ou de sa
politique. La popularité du Sauveur n'est pas transférable et tout
se passe comme si le chef de l'État en connaissait les limites.
C'est le premier ministre seul qui prend la responsabilité de la
politique agricole. Imaginons les routes barrées par les tracteurs
sous la IVe République. Il est facile de reconstituer le discours
gaulliste: "Les paysans constatent que le régime est incapable de
résoudre leurs problèmes, de leur assurer un revenu décent qui
récompense leurs efforts; comment voulez-vous qu'ils ne se
révoltent pas?" Le Président de la République a blâmé avec
modération les désordres: il s'est gardé de prendre le grand ton
pour intimer aux paysans l'ordre d'obéir aux lois. Le grand ton
doit être réservé aux grandes occasions? J'y consens, mais
l'exemple n'en est pas moins instructif: l'autorité du Chef n'est
guère utilisable pour résoudre les problèmes, prosaïques et
quotidiens, de la nation.
Intacte dans les circonstances graves,
c'est-à-dire contre les coups d'État, l'autorité du chef de l'État
n'est plus ce qu'elle était dans les milieux politiques et
intellectuels où le parti de la "hargne, de la grogne et de la
rogne" est plus nombreux que jamais. Puisque, probablement, aux
yeux des fidèles, j'appartiens désormais à ce parti, essayons de
nous expliquer.
À en croire le chef de l'État, tout allait
mal avant mai 1958, tout va mieux sinon bien depuis. C'est une
habitude, constante et déplorable, de toutes les équipes
politiques, d'imiter la publicité des lotions capillaires: avant,
après. La rénovation de l'économie française a été l'œuvre commune
des Français et des gouvernements. La Ve République n'en a eu ni
l'initiative ni le mérite exclusif, mais elle a eu le mérite de
mettre un terme à l'inflation et de permettre l'entrée de la France
dans le Marché commun.
La IVe République n'a pas su accomplir, à
temps et dignement, la décolonisation. Mais les "gaullistes" n'ont
pas montré plus de clairvoyance et les discours du président du
R.P.F. suffiraient à démontrer, s'il en était besoin, que les
démérites sont aussi bien partagés que les mérites. Ce qui est
irritant, pour le non-partisan, c'est que, en toute bonne foi, le
Président de la République puisse juger que la signification d'un
événement change du tout au tout selon que c'est lui ou un homme du
commun qui préside aux destinées de la France.
Mais ce sont là questions secondaires. La
manière dont le Président de la République exerce son pouvoir
présente, me semble-t-il, des inconvénients majeurs, au dedans et
au dehors. Au dedans, s'il souhaite inaugurer une période de
stabilité et non représenter seulement un intermède, il devrait
agir de manière à enraciner les institutions, à leur donner, grâce
à sa présence, vigueur et prestige. Or il fait exactement le
contraire. Lui et son premier ministre utilisent à plein les
prérogatives que leur confère le texte constitutionnel au point que
ni les Assemblées ni le public ne peuvent se faire aucune illusion.
Je ne sais ce qui se passera "après de Gaulle", mais tout est
préparé pour un excès de sens contraire: à moins d'un coup d'État
militaire et d'un régime despotique, les parlementaires chercheront
une revanche. Une fois de plus, parce qu'une équipe aura abusé de
sa victoire et un homme exercé un pouvoir personnel, nous perdrons
nos libertés ou nous en mésuserons.
Le Président de la République déteste tous
les intermédiaires entre le peuple et lui, alors que les
intermédiaires sont indispensables, constitutifs de la démocratie
moderne. Bien plus, les abaisser, c'est, à beaucoup d'égard,
affaiblir le régime lui-même. Le soutien que le chef de l'État
demande est celui de chaque Français et de chaque Française
individuellement. Comme le régime serait plus solide et le
gouvernement plus fort si les Français intéressés à la chose
publique et organisés en partis et syndicats, appuyaient activement
la politique algérienne du Pouvoir, étaient mis dans la confidence
des Grands et se trouvaient en situation d'expliquer à leurs
adhérents les buts envisagés et les moyens nécessaires.
Le style gaulliste est à la fois
anachronique et moderne, royal et plébiscitaire. Le général de
Gaulle demande de ses collaborateurs avant tout une fidélité
inconditionnelle et il trouve normal, voire moral que le premier
ministre pousse le dévouement jusqu'à se renier lui-même. Mépris
des hommes, a-t-on dit. Tous ceux que l'on appelle des conducteurs
de peuple ont éprouvé quelque mépris pour leurs semblables,
inévitable compensation à la confiance qu'ils se faisaient à
eux-mêmes, à leur destin ou à la fortune. Mais là n'est pas
l'essentiel. Si le général de Gaulle n'hésite pas à tout exiger de
ses fidèles, même le reniement, c'est qu'à ses yeux la fidélité à
un homme compte plus que la prétendue fidélité à des idées. Bien
plus, s'il envisage un État algérien, ce n'est pas au nom d'une
doctrine ou d'une idéologie, c'est parce que les "choses sont ce
qu'elles sont". Probablement, à ses yeux, le
Courrier de la Colère
n'était pas un journal de théorie, mais d'action. Il visait à
sauver la France en ramenant le général de Gaulle à l'Élysée. Qu'il
ait utilisé tels ou tels arguments n'est qu'un détail. En tout état
de cause, la IVe République était incapable de mener à bien une
politique algérienne quelconque.Le choix des ministres étant déterminé
avant tout par de telles considérations, les hommes politiques
ayant une personnalité, une audience, disparaissent, remplacés par
des fonctionnaires ou des serviteurs. Le jour où M. Joxe ou M.
Pompidou serait premier ministre, la logique du pouvoir personnel
aurait atteint son terme. Il ne s'agit pas de comparer les qualités
ou les défauts de l'un et de l'autre à ceux des présidents du
Conseil de la IIIe ou de IVe: le directeur de cabinet ou le
secrétaire général d'un ministère serait élevé au niveau d'un
premier ministre. Ou, plus exactement, un premier ministre serait
strictement comparable à un directeur de cabinet ou à un secrétaire
général de ministère. Quant aux ministres, ils seraient des
fonctionnaires ou des favoris.
L'exercice du pouvoir n'est pas moins
personnel. Jamais le Président de la République n'a pris soin de
consulter les quelques hommes qui connaissent l'Algérie, qui
connaissent même les chefs de la rébellion. Aucun des secrétaires
ou des ministres aux affaires algériennes de 1958 à 1961 n'avait
une compétence particulière sur le sujet. En fait de politique
mondiale, quand l'Union Soviétique, les États-Unis ou la Chine sont
en question, le chef de l'État tranche souverainement. Rien
n'indique qu'il mette jamais en doute sa propre infaillibilité ou
qu'il sente le besoin d'écouter les conseils, fussent-ils
contradictoires, de ceux qui ont une connaissance directe de ces
empires et de ceux qui les gouvernent.
La politique étrangère gaulliste ne diffère
pas fondamentalement de celle de la IVe République. Alliance
atlantique et Europe des Six en constituent les fondements.
L'Europe des Six est celle des patries; dans l'alliance atlantique,
la volonté d'autonomie s'affirme, par le refus du stationnement en
France des escadrilles américaines, du stockage des bombes
atomiques, par l'hostilité méprisante, témoignée à l'O.N.U.
Je ne veux pas discuter ici le fond des
problèmes, mais on ne peut pas ne pas être frappé par le
durcissement de la diplomatie gaulliste à mesure que le temps passe
et que l'âge vient. Durant la guerre, le général de Gaulle, ne
disposant d'aucun autre moyen que de son mythe et de sa volonté, a
pris l'habitude d'une méthode, conforme à son caractère: le refus
pur et simple, voire l'obstruction, sans négociation, sans effort
pour convaincre le partenaire ou l'adversaire. Il n'a pas manœuvré
autrement à l'intérieur: il attendait du système qu'il se
"couchât", autrement dit qu'il capitulât. Il attendit douze ans et
il aurait attendu plus longtemps encore sans la secousse algérienne
et l'aide de ceux dont il se révèle l'adversaire.
L'incapacité gaulliste d'une vraie
négociation est devenue éclatante et redoutable. Pendant deux ans
et demi, le Pouvoir préféra concéder l'indépendance algérienne
plutôt que de causer avec les représentants de ceux qui se battent
comme avec des égaux. C'est le refus de négocier à temps qui
provoqua l'inutile et tragique bataille de Bizerte. De même, la
volonté d'une diplomatie spécifiquement française, qui se fait
gloire de ne pas faire de concessions aux Alliés prend
d'inquiétantes proportions. Même si l'on juge sévèrement l'O.N.U.,
le fait est que la diplomatie américaine utilise l'organisation
internationale, que celui-ci est un lieu de rencontre pour les
représentants de tous les pays du monde, que les gouvernements du
tiers monde y sont attachés. Quel avantage tire la France de
l'attitude qu'elle adopte? Le général de Gaulle, dans une
conversation privée avec un journaliste d'Oran, aurait déclaré:
l'Union Soviétique peut se permettre de gouverner des peuples
contre leur volonté, pas la France. S'il dépendait de la France que
l'O.N.U. existât ou non, que M. H. en fût ou non le secrétaire
général, l'hésitation serait légitime. Mais l'O.N.U. existe et M.
H. en est le secrétaire général, que nous le voulions ou non.
La politique à l'égard de M. Bourguiba
comme à l'égard de M. H semble commandée moins par l'intérêt de la
France que par le tempérament et la philosophie d'un homme.
Le remaniement du G.P.R.A. et la conférence
de presse du général de Gaulle - deux événements intervenus depuis
que cet article a été écrit - ne modifient pas les perspectives,
ils les précisent. Le nouveau président du G.P.R.A. appartient à
une autre génération et à une autre tendance que M. Ferhat Abbas,
mais, dans les négociations éventuelles, il ne sera ni plus ni
moins difficile. Le Président de la République française a fait une
nouvelle concession majeure en déclarant que la question de la
souveraineté politique sur le Sahara ne se posait même pas (on se
demande, en ce cas, pourquoi M. Joxe n'a pas tenu ces propos à
Évian ou à Lugrin). Comme d'habitude, la retraite est camouflée
sous un style majestueux et thaumaturgique.
Bien plus, le général a parlé de
dégagement, et non plus seulement de décolonisation, suggérant que
l'abandon total - regroupement, puis rapatriement des Français
d'Algérie et des Musulmans qui veulent demeurer français - serait,
en dehors d'un accord avec le G.P.R.A., la solution inévitable. Que
cet accord intervienne ou non, il est clair que rien ou presque ne
sera sauvé de ce qui aurait pu être sauvé, il y a trois ou deux
ans. Reste à savoir si le "dégagement" ou "l'abandon total" est une
politique praticable sur le terrain.
Une fois de plus et de manière encore plus
accentuée, les déclarations du général de Gaulle ont revêtu un
caractère quasi somnambulique. Le chef de l'État brandit les armes
terrifiantes que possèdent les États-Unis. Partisan, à juste titre,
de la fermeté face aux menaces soviétiques dans l'affaire de
Berlin, il présente une argumentation qui dénote une étrange
ignorance de la stratégie thermonucléaire. Dire que, si l'on en
venait à la guerre, "c'est que les Soviets l'auraient délibérément
voulue et, dans ce cas, tout recul préalable de l'Occident n'aurait
servi qu'à l'affaiblir et à le diviser et sans empêcher
l'échéance", c'est simplifier jusqu'à la caricature l'action
soviétique qui, manifestement, ne vise pas à une guerre générale
mais en accepte certains risques pour atteindre certains objectifs.
Mettre au compte de la mauvaise foi, d'une volonté systématique de
dénigrement les critiques qui se multiplient contre un régime sans
légalité et un ministère sans crédit, c'est vivre en un monde de
rêve, dont les communications avec le monde réel sont de plus en
plus rares. Quant au remaniement ministériel dont M. Debré est
manifestement responsable, il met une touche d'absurdité sur le
déclin d'un régime qui, au bout de trois ans, semble déjà à
l'agonie. Ou bien faut-il dire avec résignation ou désespoir, que
la logique de la politique française est telle que l'abandon total
de l'Algérie doit être accompli par les conspirateurs de mai
1958?
Qu'on y prenne garde pourtant à Matignon et
même à l'Élysée: il peut venir un moment où le mot d'ordre "nous
avons été trompés" sera repris par d'autres que par le général
Challe et ses amis - avec indignation d'abord, avec révolte
ensuite.
15 septembre 1961