La IVème République doit se réformer pour
survivre. Analyse d'un courrier
Le Figaro
28 mars 1955
Parmi les lettres que les lecteurs ont bien
voulu m'écrire, je distinguerai plusieurs catégories. Je laisserai
de côté la première: les lettres qui approuvent les propositions de
réforme que j'avais indiquées et la méthode d'action que j'avais
suggérée. J'en remercie mes correspondants.
Une deuxième catégorie de lettres proposent
des réformes différentes de celles que j'avais recommandées. En
particulier la question du mode de scrutin a retenu l'attention de
plusieurs de mes correspondants. M. Equios, ingénieur civil des
mines, m'écrit: "Je me demande pourquoi vous n'avez pas envisagé le
scrutin uninominal majoritaire à un tour, analogue à celui qui a
cours en Angleterre. Je crois me souvenir que notre professeur
d'histoire de mathématiques élémentaires nous enseignait, à
Louis-le-Grand, déjà en 1937, que c'était la loi électorale
anglaise qui avait voulu l'existence des deux ou trois seuls partis
de Grande-Bretagne, malgré la grande divergence de vues d'hommes
d'un même parti politique."
Un autre correspondant, M. Hirigoyen, veut,
lui aussi, que "l'on revienne au scrutin uninominal à un tour (un
député pour 100.000 habitants pour les territoires métropolitains)…
mais pour éviter les renversements brutaux de politique que des
élections générales risquent d'amener, pense qu'il y aurait lieu de
renouveler le Parlement par tiers".
Les plus nombreux parmi mes correspondants
paraissent souhaiter le retour au scrutin uninominal à deux tours,
tel qu'il était pratiqué à la veille de la guerre. Je ferai deux
observations préliminaires. D'abord le mode de scrutin me paraît
poser un problème d'opportunité, non de principe. Ensuite, aucun
des modes de scrutin que l'on a mis à l'épreuve en France n'a
assuré une majorité stable au Parlement. Il n'y a strictement
aucune raison de penser que le scrutin uninominal à deux tours
révélerait demain des vertus qu'il ne possédait pas hier.
On objectera que la France n'a jamais mis à
l'épreuve, sous la IIIe République, le scrutin uninominal
majoritaire à un tour. Et l'objection est incontestable. Peut-être
aurait-on pu faire l'expérience en 1871, à une époque où les partis
existaient à peine et où peut-être la loi électorale aurait influé
sur leur développement. Mais, à partir du moment où des partis
multiples se sont organisés, d'un côté ou de l'autre, tour à tour
la droite et la gauche craignent d'être victimes d'un tel système.
Le bloc, momentanément le plus désuni, imagine à l'avance une
candidature unique de la droite (ou de la gauche) contre une gauche
(ou une droite) divisée. Cette crainte est aujourd'hui amplifiée et
justifiée par la force du parti communiste. Dès lors, tous les
arguments, si raisonnables soient-ils ou puissent-ils paraître,
n'emporteront jamais l'assentiment des députés.
Le scrutin uninominal à deux tours ne se
heurtera pas à une opposition aussi radicale. Les prises de
position des uns et des autres dépendront des perspectives de
réélection qu'offrirait à chaque sortant le retour à
l'arrondissement. On ne peut pas demander à un leader politique,
qui a occupé les plus hauts postes de l'État mais qui ne dispose
pas d'une circonscription sûre, de sacrifier son avenir à une loi
électorale dont les mérites prêtent à discussion. Communistes et
républicains populaires sont unanimement hostiles au scrutin
d'arrondissement, les premiers l'ont toujours été et peuvent
malaisément changer d'opinion (le scrutin de liste est un scrutin
de partis). Les socialistes son divisés entre un principe
traditionnel et des préférences variables de député à député.
Une Assemblée élue au scrutin uninominal à
deux tours vaudrait-elle mieux que la présente Assemblée ou que la
prochaine Assemblée élue dans le cadre du département? Beaucoup de
lecteurs en paraissent convaincus. Personnellement j'en doute, mais
je me sens peu passionné en la matière. Quel que soit le mode de
scrutin, on retrouvera les mêmes groupes multiples qu'aujourd'hui,
tout gouvernement exigera une coalition entre plusieurs groupes, et
l'instabilité des coalitions enlèvera aux ministères autorité et
durée.
La question du mode de scrutin est de
celles sur lesquelles on tenterait vainement de réaliser un large
accord de l'opinion. Mieux vaut donc ne pas lui attribuer une
importance excessive et reconnaître qu'avec ou sans réforme
électorale, on se retrouvera demain en face du même problème:
comment donner à des ministères de coalition le moyen de prendre
les décisions et de mener à bien une politique?
Le droit de dissolution
Beaucoup de mes correspondants ne sont pas
convaincus (je ne le suis pas non plus) que l'usage du droit de
dissolution suffirait à guérir les maux de la IVe République. La
plupart sont favorables à une tentative de ce genre; les autres
suggestions que nous avons reçues seraient peut-être plus
efficaces, mais elles n'auraient guère de chance d'être
approuvées.
Presque tout le monde étant d'accord sur le
droit de dissolution, on cherchera la modalité la plus efficace. M.
Paul Reynaud a soumis une proposition précise, qui a le mérite de
mettre l'accent sur l'essentiel et peut-être de mobiliser l'opinion
publique. Si cette proposition a plus de chance d'être votée par
l'Assemblée qu'une autre, je suis tout prêt à m'y rallier, en dépit
de mes préférences pour une autre méthode.
M. Paul Reynaud veut supprimer les
paragraphes 3 et 4 de l'article 49, ce qui équivaut à effacer la
distinction entre question de confiance sous la forme
constitutionnelle et question de confiance ordinaire. Après un vote
de défiance, à la majorité ordinaire, le président du Conseil a la
faculté de demander un deuxième vote, et si celui-ci est également
négatif, la dissolution serait de plein droit, à condition que le
gouvernement ne durât pas depuis plus de deux ans.
Une réserve de principe peut être formulée
sur le fait que dans ce système, l'Assemblée elle-même décide sa
dissolution. Dans tous les régimes qui se respectent, c'est le chef
de l'État ou le chef du gouvernement qui prend l'initiative de la
dissolution. Ceux mêmes qui veulent réformer nos institutions sont
à ce point obsédés par la crainte du pouvoir personnel, accoutumés
au régime d'assemblée que leur première idée est de déposséder
l'exécutif d'une prérogative et de consacrer par leur réforme même
la souveraineté de l'Assemblée.
Je passerais aisément sur cette objection
de principe si je n'avais une inquiétude sur l'efficacité du
système. En laissant un intervalle de trois jours entre le premier
et le deuxième vote, on risque la désagrégation du cabinet, qui
n'existerait plus pour demander un deuxième vote. Tel parti
représenté dans le ministère retirerait ses ministres, et la
"combinaison" éclaterait. L'Assemblée ne procéderait pas à un
deuxième vote de défiance et la connaissance anticipée de cet
éclatement enlèverait à la menace de dissolution la plus grande
partie de son efficacité.
Personnellement, je trouverais préférable
le système le moins subtil, le plus simple: un président du Conseil
renversé aurait toujours le droit de dissoudre l'Assemblée, si le
Président de la République y consentait. Et comme le danger n'est
pas que les présidents du Conseil abusent de cette prérogative (ils
connaissent trop le ressentiment que leur garderaient leurs
collègues), on y joindrait la règle, limitée de celle que M. Paul
Reynaud suggère, selon laquelle une législature compterait au
maximum trois chefs de gouvernement, quelles que soient les
circonstances dans lesquelles seraient intervenues les
crises.
Encore une fois, je ne tiens pas à cette
formule plus qu'à une autre, pourvu que la formule finalement
retenue réponde aux deux exigences suivantes: que le droit de
dissolution soit accordé de telle sorte que l'autorité des
ministres soit renforcée, qu'une clause tende à parer au risque de
renversement du cabinet par guérilla parlementaire ou éclatement
interne. Ne l'oublions pas: il ne s'agit pas de créer l'instabilité
parlementaire, mais de réduire l'impuissance ministérielle.
Insuffisance des remèdes
Une dernière catégorie de lettres
m'expriment la déception des lecteurs, convaincus que les réformes
envisagées sont insuffisantes. Ainsi M. François Louis-Bertrand
m'écrit: "Votre étude actuelle, permettez-moi de vous le dire très
amicalement et en qualité de vétéran, déçoit. Vous noyez le
poisson… L'instabilité parlementaire résulte surtout des appétits
de portefeuilles. Nul ne peut la nier. Or cette compétition sordide
serait impossible si nous avions une constitution digne de ce nom,
c'est-à-dire séparant les trois pouvoirs comme l'explique
Montesquieu et comme c'est le cas aux États-Unis. Il est illogique
et contraire à toute règle constitutionnelle saine qu'une même
personne cumule le pouvoir législatif (député, sénateur) et le
pouvoir exécutif (ministre)… Le seul remède? Une refonte complète
de la Constitution préparée par des juristes compétents…"
M. André Michel, de Saint-Germain-en-Laye,
trouve, lui aussi, que toutes les réformes envisagées ne sont que
"palliatifs, cautères sur une jambe de bois, alors qu'il faudrait
une opération chirurgicale pour sauver le malade… Rien de sérieux
ne peut être fait de l'intérieur. Vous ne pouvez exiger d'un malade
qu'il s'opère lui-même."
En revanche, M. Gerville-Réache, en réponse
à mes articles, écrit qu'une réforme constitutionnelle sérieuse
incombe au pouvoir exécutif. "Nous avons dans notre histoire un tel
arsenal de lois et dans nos facultés des professeurs si éminents
qu'un gouvernement résolu à faire son devoir n'aurait aucune peine
à établir un projet extraparlementaire qui pourrait d'ailleurs
s'inspirer des textes de 1875… Un projet établi dans ces conditions
et plus largement diffusé que par le
Journal officiel
serait soumis au Parlement quelques mois avant les élections
générales, de telle sorte que, voté ou repoussé par lui, il
permettrait au collège électoral de reconnaître les siens…"M. Robert Lecourt, en un discours récent, a
parlé avec le mépris convenable des réformateurs amateurs (sans
doute les parlementaires sont-ils des "professionnels") et assuré
que la meilleure réforme serait celle sur laquelle s'accorderaient
les représentants des principaux groupes parlementaires.
Ces deux sortes de réactions me paraissent
également typiques. Le député a une tendance fâcheuse à distinguer
dans l'humanité deux catégories et deux seulement, les députés
d'une part, tous les non-députés de l'autre, cette dernière
catégorie étant à la fois la plus nombreuse et la moins importante.
Ajoutons que les plus antiparlementaires, dans cette dernière
catégorie, ont montré une étonnante capacité de s'adapter aux mœurs
parlementaires, dès qu'à leur tour, ils eurent pénétré dans
l'enceinte sacrée. Tâchons de ne pas succomber à la démagogie
antiparlementaire, facile et stérile, puisqu'il n'est ni possible
ni souhaitable de sortir du régime parlementaire et, en même temps,
de nous garder cette étrange maladie qui affecte les députés
français et leur considérer le monde entier sous l'angle
particulier du jeu politique et de la suprême dignité de
l'élu.
Réformes possibles et réformes
impossibles
Je l'accorde bien volontiers à mes
contradicteurs, bien d'autres réformes sont concevables et seraient
souhaitables. Les quatre assemblées dont nous a dotés la
Constitution de 1946 ne contribuent pas au crédit du pays. Les
organisations professionnelles ne manquent pas de moyens pour faire
connaître leurs points de vue et leurs vœux aux députés et aux
ministres, on se demande pourquoi elles doivent encore peupler de
leurs représentants une assemblée supplémentaire. S'il ne s'agit
que d'études objectives (et celles du Conseil national économique
sont souvent excellentes), on ne voit pas la nécessité d'un
Parlement au petit pied.
La séparation radicale entre législatif et
exécutif, dans le style américain, nous vaudrait peut-être un
régime plus efficace. Il se peut qu'il y ait une erreur
fondamentale dans la pratique démocratique de la France; on veut
faire sortir la décision du chaos des opinions et des groupes. Les
élus représentant la diversité des querelles des Français; l'homme
ou les hommes qui incarneraient la volonté de la nation devraient
avoir une autre origine. Mais ces sortes de considérations sont
malheureusement théoriques. Le souvenir des deux Napoléons suffit à
exclure toute constitution du type présidentiel. On ne tolérera pas
un président de la République élu au suffrage universel ou par un
corps électoral élargi. On craindra qu'en cas de conflit entre le
législatif et l'exécutif, celui-ci ne cherche une issue dans un
coup d'État.
Je me suis donc volontairement mis dans le
cadre des possibilités actuelles et, sans aucune illusion, j'ai
indiqué la seule réforme qui me paraissait offrir une chance de
guérir ou, au moins, d'atténuer les maux de la IVe République. Par
qui doit être étudiée la réforme? Par le pouvoir exécutif, comme le
dit M. Gerville-Réache, par les représentants des groupes
parlementaires, comme le dit M. Lecourt, par des associations
privées de citoyens? La querelle des compétences ou des
investitures serait dérisoire. L'essentiel est qu'une réforme
intervienne.
Quand on parle de mobiliser l'opinion, les
députés s'inquiètent. Mais si l'on remettait aux malades le soin de
guérir la maladie, aux seuls parlementaires le soin de réformer le
parlementarisme, on serait accueilli, hors du Palais-Bourbon, par
des éclats de rire.
Les députés auraient tort de ne pas méditer
les propos de M. Attlee à la Chambre des Communes, de ne pas sentir
qu'à la longue, un régime méprisé par l'opinion va vers sa propre
mort ou vers la mort du pays lui-même. Et si nos amis députés nous
répondent qu'ils ne sont ni meilleurs ni pires que leurs électeurs,
c'est-à-dire vous et moi, alors nous leur répondrons que nos
institutions doivent être encore pires que nous ne le pensons,
puisque aucun autre régime d'Occident n'offre l'équivalent du
spectacle qui humilie les Français et déconsidère la France.
Entre tant de lettres, qu'on me permette,
pour finir, de citer ces mots de M. M. A.:
"Il ne me viendrait pas à l'esprit que je
suis patriote si je ne sentais depuis longtemps dans la partie
haute de moi cette maladie ou cette passion triste et qui se
reconnaît par la douleur"… Depuis vingt ans, ce mot de Montherlant
reste gravé dans ma mémoire. Car je ne me souviens pas d'avoir vécu
un seul jour de ma vie avec le sentiment d'être d'une France qui
fût digne d'être la France.
Sortir du cercle vicieux qu'évoque Tacite
dans cette phase ultime, la décadence infernale "où l'on ne peut
plus supporter ni les maux ni les remèdes".
En sortir…
Que l'armée des sceptiques cesse de l'être
et ils sont aussitôt tout-puissants.