La richesse par les dépenses publiques
Le Figaro
5 janvier 1962
Les observateurs se posent une question
principale à propos de l'économie des États-Unis: pourquoi a-t-elle
progressé lentement au cours des dernières années? À cette
question, la brochure que vient de publier l'Organisation de
coopération et de développement économique, O.E.C.D. apporte
d'intéressantes réponses.
Entre 1955 et 1960, le produit national
brut réel des États-Unis (au prix de 1954) a augmenté de 13%, alors
qu'il avait augmenté de 23% au cours de la précédente période de
cinq ans. Le taux de progression du produit national brut réel par
personne employée a également diminué.
Les experts du château de la Muette se
défendent de proposer une explication d'ensemble, mais ils n'en
suggèrent pas moins, par le choix des faits, une certaine
interprétation. Laissant de côté la disparité possible entre
répartition de la production et répartition de la demande, ils
rappellent une évidence: puisque l'appareil de production n'était
pas complètement employé, c'est l'insuffisante augmentation de la
demande qui est responsable de l'insuffisante augmentation du
produit national. Il ne reste plus qu'à déterminer quel secteur de
la demande n'a pas augmenté à la même allure de 1950 à 1955 et de
1955 à 1960. Ce calcul est facile: "C'est dans l'évolution des
dépenses en biens et services du secteur public et des
investissements fixes privés que sont intervenus les changements
les plus spectaculaires de 1950-1955 à 1955-1960." Pendant la
période 1955-1960, les achats du secteur public n'ont progressé que
de 10%. Les achats du gouvernement fédéral, qui, ayant à peu près
doublé entre 1950 et 1955, entraient pour près d'un tiers dans la
progression du produit national brut enregistrée pendant ces cinq
années, ont un peu diminué entre 1955 et 1960. Plus précisément
encore, la brochure de l'O.E.C.D. affirme que l'augmentation
relative des recettes budgétaires est l'un des principaux facteurs
qui ont enrayé le mouvement de reprise en 1959-1960. Au deuxième
trimestre de 1960, phase maxima de la reprise, alors que le taux de
chômage était encore de 5,2%, les recettes budgétaires dépassaient
les dépenses de 4,5 milliards. Comme la reprise actuelle coïncide
avec une augmentation des dépenses publiques, il est tentant de
conclure que l'expansion de l'économie américaine a besoin de
l'incitation des dépenses publiques. Or, comme la part de la
défense nationale est considérable dans les dépenses
publiques.
Cette conclusion n'est impliquée ni par les
faits constatés ni par les interprétations suggérées dans la
brochure de l'O.E.C.D. Tout d'abord, la politique monétaire est
mise en question autant que la politique budgétaire.
Le "Federal reserve system" a abandonné,
lisons-nous, la politique d'aisance monétaire pour appliquer une
politique restrictive au début de la reprise qui s'est amorcée en
1958.
Si l'on admet que la politique budgétaire
et la politique monétaire sont une des causes ou même la cause
principale de la faiblesse de la croissance entre 1955 et 1960, on
aurait tort d'en déduire que l'économie américaine a besoin d'une
augmentation constante des dépenses militaires. Les dépenses
publiques d'ordre économique et social auraient le même effet et
rien ne permet de plaider que les dépenses publiques de nature
autre n'exerceraient pas une influence exactement semblable. Ce que
les experts critiquent implicitement, c'est la politique adoptée
par la précédente administration, politique qui a conduit, en deux
ans, d'un taux annuel de déficit budgétaire de 11 milliards de
dollars à un taux annuel d'excédent budgétaire de 45 milliards,
cependant que, pour parer aux menaces sur le dollar, les taux
d'intérêt restaient plus élevés qu'ils ne l'avaient été au cours de
phases comparables des cycles précédents. En d'autres termes,
politique budgétaire et politique monétaire auraient joué
simultanément contre l'expansion.
Je regrette que les économistes de
l'O.E.C.D. par prudence probablement aient tout juste mentionné
"les problèmes de la maturité". Ils constatent que la consommation
privée a continué d'augmenter régulièrement de 1955 à 1960, mais
que celle-ci ne s'est plus répartie comme elle le faisait
auparavant entre demande de biens durables et achats de services.
Ceux-ci ont progressé plus rapidement, celle-ci moins rapidement.
Le phénomène aurait mérité, lui aussi, une interprétation.
Probablement les économistes ont-ils pensé que cette répartition
autre que la consommation étant une donnée, il importait de tirer
la leçon de la précédente reprise prématurément arrêtée, et de
conseiller à la nouvelle administration une politique budgétaire
audacieuse; dans les conditions présentes, ce n'est pas un paradoxe
de prétendre que les dépenses publiques enrichissent la
collectivité.