L'inflation: maudite ou désirée
Le Figaro
2 décembre 1972
Les deux articles de Serge-Christophe Kolm
et Alain Cotta tirent de leur rapprochement une signification que
ne posséderait seul aucun des deux. L'un et l'autre s'opposent à la
sagesse conventionnelle ou aux idées régnantes, le premier parce
qu'il affirme l'efficacité possible d'une politique
anti-inflationniste, inspirée de doctrines monétaristes, le
deuxième parce qu'il préfère l'inflation actuelle au coût des
mesures nécessaires pour la combattre.
Devenue générale en Europe, l'inflation, en
effet, ne menace l'équilibre des comptes extérieurs que dans les
seuls pays qui font plus de bêtises que les autres ou, en termes
précis, dont le taux d'inflation dépasse largement celui des autres
pays. Le clignotant du commerce extérieur ne s'allume plus tant que
le taux d'inflation demeure dans la moyenne européenne de 6% par
an. Bien plus, la dévaluation française de 1969, les réévaluations
postérieures du mark ont laissé nos prix compétitifs, peut-être
même notre monnaie sous-évaluée. Personne ne propose une
réévaluation du franc commercial qui, au reste, serait trop
tardive.
François Simiand se plaisait à dire que les
hommes sont plus sensibles à l'apparence qu'à la réalité, aux
revenus nominaux qu'aux revenus dits réels. D'où la question de
psychologie sociale: les Français préfèrent-ils une inflation de 6%
avec une augmentation de leurs salaires de 12% ou une augmentation
de leurs salaires de 6% avec des prix stables? Le choix des
économistes - le deuxième terme de l'alternative - coïncide-t-il
avec celui de la masse des Français? Alain Cotta n'hésite pas à
répondre négativement à une telle question. Du coup, il présente
une défense et illustration de l'inflation, appuyée de deux
arguments: taux de croissance plus élevé, insatisfaction moindre
des Français.
À ce point le lecteur, choqué dans ses
convictions et ses évidences, ne manquera pas de multiplier les
objections. Les Européens s'accoutument à un taux de 6 à 7%. Mais
une telle dévalorisation monétaire ne peut pas se prolonger
indéfiniment. Aussi le plaidoyer de M. Cotta ne me convainc pas.
L'inflation entraîne des transferts de revenus et de richesses
entre classes et personnes qui, dans l'ensemble, aggravent plutôt
les injustices d'une économie de marché.
Tant qu'elle demeure modérée, temporaire,
elle frappe les inactifs plutôt que les actifs (ainsi raisonnait
Simiand). Permanente et rapide, elle frappe non au hasard mais de
tous côtés, en particulier les petits, ceux qui manquent des
connaissances nécessaires pour se prémunir contre la dévalorisation
de leurs épargnes. Elle favorise les bénéficiaires d'une plus-value
en capital d'un taux supérieur à celui de l'inflation. À la longue,
elle rend malaisée l'allocation rationnelle des ressources - mérite
supposé de l'économie de marché.
Discussion théorique? Pas le moins du
monde. Les ministres, la semaine prochaine, ne s'interrogeront pas
seulement sur les mérites de l'école monétariste, ils se poseront
une question politique, à peu de mois des élections: qu'est-ce que
l'électeur français jugera le plus sévèrement? L'inflation tolérée,
l'inflation non combattue jusqu'au lendemain des élections ou les
conséquences immédiatement ressenties des mesures
anti-inflationnistes? L'idéal serait que les mesures parussent
efficaces, sans effets douloureux avant mars prochain. Probablement
la médecine économique n'atteint-elle pas encore à cette maîtrise
du temps.