Maintenir
Combat
22-23 décembre 1946
Les responsabilités immédiates de la
tragédie qui ensanglante l'Indochine paraissent trop évidentes,
trop indiscutables pour qu'un sentiment ne domine pas les scrupules
et les doutes: quand nos troupes se défendent contre une attaque
délibérée, déclenchée par surprise et sur ordre, nous nous sentons
solidaires des Français qui se battent et meurent sur une terre
lointaine. À ceux qui risquent leur vie dans l'accomplissement de
leur devoir, on ne prêtera aucun souci mesquin, aucune
arrière-pensée. Ils consentent les mêmes sacrifices par lesquels
ont été sauvées, au cours des siècles, l'indépendance et la
grandeur de la patrie.
On voudrait s'en tenir là: il y aurait
pourtant quelque lâcheté à le faire. Pourquoi dissimuler notre
émotion profonde? Il se peut bien que, dans la situation actuelle,
l'affirmation de la force soit une nécessité inéluctable. Fût-ce
pour négocier demain, il faut aujourd'hui recourir aux armes. Mais
comment ne pas avouer que cette nécessité même marque pour les
espoirs qui nous animaient tous au lendemain de la Libération, une
rude déception, un échec amer? La Constitution qui vient d'être
adoptée proclame solennellement que la France n'entreprendra rien
contre la liberté d'aucun peuple. Nous avons reconnu l'indépendance
du Viet Nam dans le cadre de l'Union française. Rien ne nous
autorise à penser que nos représentants veuillent revenir sur le
principe. Mais la bataille actuelle n'en paraît que plus funeste,
puisque nous n'avons pas et ne pouvons pas avoir l'intention d'une
reconquête militaire et que le Viet Nam jusqu'à présent ne niait
pas nos droits.
Certes, l'accord du 6 mars prêtait à des
controverses indéfinies. Les mêmes mots n'avaient pas le même sens
des deux côtés. Le Viet Nam nous accusait de reprendre d'une main
ce que nous accordions de l'autre. Les Français accusaient le
gouvernement de Ho Chi Minh de pratiquer subtilement un double jeu.
Rien n'était encore réglé aussi longtemps que le referendum prévu
n'avait pas décidé du sort de la Cochinchine qui, aux yeux du Viet
Nam, passe pour une partie intégrante de l'État nouveau et qui est
indispensable à l'équilibre de celui-ci.
Le journaliste qui n'est pas un spécialiste
de ces questions, donnerait une pauvre idée de son honnêteté s'il
prétendait trancher là où les experts hésitent. Nul, à plusieurs
milliers de kilomètres de distance, n'est en mesure de suivre le
détail des négociations et des incidents et, par suite, de
distribuer équitablement les responsabilités. Aussi bien, quand les
canons tonnent et que les hommes meurent, le moment n'est pas venu
d'une telle enquête.
Tout ce que l'on osera dire, sans heurter
aucun des sentiments que l'épreuve met à vif, c'est qu'il importe
suprêmement, pour l'efficacité de notre action, pour le renom de
notre pays, que le Parlement français prenne officiellement
position et fasse connaître la doctrine de la France. Nous ne
doutons pas que les élus du peuple n'affirment la volonté de
"maintenir". Mais les véritables positions françaises, celles qui
ne se confondent pas avec des intérêts sordides, celles que la
nation est résolue à sauver, ne sont pas de celles que la force
seule puisse maintenir. Maintenir par la violence, ce ne serait pas
maintenir la France.