L'école de l'illégalité
Le Figaro
18 février 1948
Les Français sont de mauvais citoyens et
l'État est un mauvais législateur. Sur ces deux propositions,
également dénuées d'optimisme, on s'accorde volontiers, mais non
sans équivoque. Les ministres imputent leur impuissance à
l'incivisme du public et celui-ci justifie la fraude par
l'incohérence des lois.
Je me garderai d'entrer dans la vaine
querelle des responsabilités. Il y a quelque chose de vrai dans la
formule banale que les peuples ont les gouvernements qu'ils
méritent, mais une telle formule relève du philosophe plutôt que de
l'homme d'action. Elle inciterait à la résignation, si l'on y
souscrivait sans réserves. La politique doit prendre les hommes
tels qu'ils sont. Admettons que les Français n'aient pas le sens
civique de nos amis anglais, mais n'oublions pas que le sens
civique le mieux enraciné ne résisterait pas longtemps aux
pratiques actuelles de nos gouvernants.
Précisions fictives
En théorie, les salaires demeurent fixés
par des arrêtés du ministre du Travail. On conçoit la gravité des
décisions qui, portant sur les rémunérations de tous les ouvriers
de France, déterminent la masse du pouvoir d'achat, distribué aux
masses populaires et, par conséquent, commandent le niveau des
prix.
Le 31 décembre, paraissaient les arrêtés
précisant les modalités de la hausse des salaires. Quelques
semaines plus tard, le
Journal Officiel
publiait un arrêté rectificatif, puis une circulaire qui, sous
couleur de commenter l'arrêté précédent, en modifiaient certains
articles et limitaient à 30 % la hausse maximum autorisée. Que
s'était-il passé? L'étude des premiers textes avait révélé que
l'accroissement de la masse des salaires risquait d'atteindre ou de
dépasser 35 à 40 %, certains ministres s'étaient émus des
répercussions de mesures, dont les détails n'avaient pas été soumis
à une délibération du Conseil.Ainsi donc, l'organisation du travail
gouvernemental est telle qu'un ministre ou même son directeur de
cabinet peut signer des arrêtés, susceptibles de bouleverser la
conjoncture, sans que les techniciens aient calculé à l'avance le
coût de ces générosités factices, sans que tous les ministres,
chargés des affaires économiques, aient, chiffres en main, discuté
les propositions des services.
Les surprises que réserva l'interprétation
statistique des premiers arrêtés témoignent de la part des
rédacteurs d'une certaine légèreté, elles témoignent aussi de
l'invraisemblable complexité des dispositions adoptées. Une fois de
plus, on procéda à une remise en ordre des salaires. Certains
avantages, accordés en 1946 ou 47, furent supprimés (par exemple,
l'augmentation automatique de 4 % après un mois, de 8 % après deux
mois de présence). La limitation à 115 % du salaire moyen maximum,
la non inclusion de 10 francs dans le salaire horaire de base à
partir duquel seront calculés les salaires des catégories
supérieures, entraînent d'autres inégalités entre les travailleurs,
en général au détriment des meilleurs, payés, en raison de leur
valeur personnelle, au-dessus du minimum légal, au détriment aussi
des échelons supérieurs de la hiérarchie. Le calcul de la hausse
d'après le salaire légal, et non le salaire réel, le plafond de 30
%, se traduiraient également par des bizarreries. Aucun chef
comptable n'était sûr de comprendre la signification exacte de ces
textes, à la fois pédants et obscurs, et aucun n'avait l'illusion
qu'il les appliquerait strictement, s'il parvenait à les
déchiffrer: il est des anomalies et des injustices qu'une
circulaire administrative tolère, mais non les hommes. Du coup,
certaines associations professionnelles, de cadres et d'ingénieurs,
déclarèrent qu'à leurs yeux, ces arrêtés étaient nuls et non
avenus, sans que le ministre protestât pour défendre son
autorité.
Sans doute la fixation administrative des
salaires crée inévitablement un certain décalage entre salaires
réels et salaires légaux, car elle ignore les facteurs économiques
qui continuent de jouer. Les rémunérations effectives varient selon
les branches industrielles, les entreprises, les ouvriers. Les
entreprises, dont le rendement est supérieur ou qui cherchent à
embaucher, accordent des avantages au-dessus des taux légaux.
L'ouvrier qualifié bénéficie d'une prime de rareté quand, dans sa
spécialité, la demande dépasse l'offre. Les chefs d'entreprise ne
cessent d'adapter la fiction à la réalité.
Au lieu de reconnaître cet écart et de s'en
tenir à des indications générales (par exemple, un pourcentage
maximum de la hausse globale des salaires distribués, ou un
coefficient de hausse uniforme appliqué aux salaires réels),
l'administration prétend, à force de subtilités, rivaliser avec la
vie elle-même. Elle n'aboutit qu'à des précisions dans le rêve et
elle enseigne le mépris des lois.
Le fisc et la fraude
Les théoriciens de la guerre nous ont
appris à suivre, à travers les âges, la lutte de l'obus et de la
cuirasse. Les théoriciens de la fiscalité suivent la lutte, moins
sanglante, de la fraude et du contrôle. Un chapitre supplémentaire
mériterait d'être écrit à propos du prélèvement exceptionnel.
Celui-ci, en effet, part d'une présomption
de fraude, à propos de certaines catégories de revenus (sauf les
salaires et traitements), et les frappe en conséquence. Mais la
fraude est, par définition, individuelle. Le pourcentage de
dissimulation est, évidemment, variable selon les contribuables.
Or, le prélèvement exceptionnel prend pour base les déclarations,
que l'on admet mensongères. Il en résulte que les contribuables
honnêtes seront accablés, sans que les grands fraudeurs soient
sérieusement touchés.
La cédule des revenus agricoles ne rapporte
que quelques milliards (on comptait sur 6 en 1947). Tout le monde
(sauf les intéressés) admet qu'une réforme s'impose. Mais tout le
monde sait aussi qu'il existe, à cet égard, une extrême diversité,
par exemple selon les commissions départementales qui établissent
les forfaits: Certaines exploitations, petites ou grandes, seront
authentiquement en peine de payer le prélèvement exceptionnel, dont
le coefficient est calculé d'après l'hypothèse d'une disproportion
massive entre les impositions antérieures et la capacité
contributive, hypothèse qui n'est pas valable dans tous les cas. Il
aurait fallu que le prélèvement suivît la réforme fiscale et qu'il
prît une autre base que les déclarations contestées.
Tel quel, je crains qu'il n'encourage un
état d'esprit, déjà trop répandu. Le fisc calcule les taux d'après
la certitude de la fraude et celle-ci devient, aux yeux du
contribuable, une défense légitime. Chacun cultive une utopie: je
rêve du jour où l'État diminuerait des taux qu'il estime lui-même
excessifs, mais enverrait les contribuables de mauvaise foi aux
travaux forcés. Présomption d'honnêteté et sanction rigoureuse:
pourquoi ne pas essayer?
La démonétisation des billets de 5.000
francs, la loi sur les hausses illicites appelleraient des
remarques analogues. L'État, qui procède à un emprunt forcé, pour
quelques mois, sur les billets de 5.000 francs, donne l'exemple de
l'arbitraire pur et simple. Pourquoi pas un emprunt forcé sur tous
les citoyens chauves ou sur ceux dont les prénoms commencent par un
H? Pourquoi serait-il plus coupable de détenir des coupures de
5.000 francs que des coupures de 1.000 francs?
Quant à la loi contre la hausse illicite,
elle revient à proclamer le principe: les prix ne doivent pas
monter en fonction de l'accroissement de la demande. Je demande
respectueusement à nos gouvernants de réfléchir à la portée d'un
tel principe et d'en tirer rapidement toutes les conséquences,
c'est-à-dire la répartition autoritaire des produits.
On répondra qu'il faut tenir jusqu'à la
récolte prochaine et jusqu'au plan Marshall et que des expédients,
même déplorables en principe, valent mieux que le consentement à la
hausse des prix, avec les suites prévisibles de troubles sociaux.
J'en conviens volontiers. Malheureusement, il ne suffit pas qu'une
mesure soit inéquitable et impopulaire pour qu'elle soit
efficace.
On nous enseignait à l'école que, pour
arrêter l'inflation, il importe de rendre au public confiance dans
la monnaie. Même pour l'État, l'honnêteté n'est pas nécessairement
la plus mauvaise politique.