De la condition historique du sociologue
Le Figaro littéraire
14 décembre 1970
Notre ami Raymond Aron a donné le 1er décembre,
la leçon inaugurale à sa chaire de
Sociologie de la civilisation moderne
au Collège de France. Nous le remercions de
nous permettre d’en publier deux extraits.
La sociologie, science de la société
moderne, a pour catégorie centrale le social, différencié des
concepts traditionnels du politique et de l’économique. De même, le
socialisme, doctrine d’action, s’efforce de surmonter la
contradiction entre l’égalité politique et les inégalités
économiques par une réforme portant sur la constitution même de la
société. Littré encore écrit que le terme de socialisme désigne les
systèmes qui, au-delà des réformes politiques, offrent un plan de
réformes sociales. Il cite le communisme, le mutualisme, le
saint-simonisme, le fouriérisme; le marxisme ne figure pas dans
l’énumération. Selon lui, le social se dit, par opposition au
politique, «des conditions qui laissant en dehors la forme des
gouvernements, se rapportent au développement intellectuel, moral
et matériel des masses populaires».
Les durkheimiens de la deuxième génération,
Marcel Mauss, François Simiand, Maurice Halbwachs, demeuraient
fidèles, pour l’essentiel, à cette inspiration. Ils auraient
probablement défini le socialisme, selon la tradition
saint-simonienne, moins par le statut de propriété que par
l’organisation, par le contrôle étatique du pouvoir économique.
«Durkheim était profondément opposé à toute guerre de classes et de
nations; il ne voulait de changement qu’au profit de la société
tout entière et non d’une de ces fractions, même si celle-ci était
le nombre et avait la force... Même pendant la guerre, il fut de
ceux qui ne mirent aucun espoir dans ce qu’on appelle la classe
ouvrière organisée internationalement.» Mauss, lui aussi, rejetait
comme «fausse et dialectique», marque d’un rationalisme
intempérant, l’opposition qu’établit le socialisme révolutionnaire
entre «sociétés capitalistes et sociétés collectivistes». Il
refusait également d’établir une opposition radicale entre réforme
et révolution; la réforme du droit d’héritage, par exemple le
retour à l’État, soixante années après la mort de leur
propriétaire, des capitaux hérités lui semblait une «petite
révolution». Et il concluait: «Pour ceux qui croient qu’il n’existe
pas de révolution capable de retourner la société comme un gant, et
que l’idée de transformation sociale totale est une idée fausse, la
révolution ne peut être conçue que comme une série, plus ou moins
grande et plus ou moins précipitée, de réformes plus ou moins
radicales de ce genre.»
Spontanément hostiles à la violence et à la
lutte de classes, portés à mettre l’accent sur le
consensus
plus que sur la fécondité ou la fatalité des conflits, ces
sociologues-socialistes demeuraient de bons démocrates et ils
n’éprouvaient nul besoin, faute peut-être d’interlocuteurs
valables, de prolonger le dialogue avec les marxistes. Au lendemain
de la première guerre, dans la passion du moment, l’ami de Lucien
Herr et de Jaurès parlait des soviets comme d’institutions
«inventées de toutes pièces par une société, par une nation, qui
n’a jamais su ce qu’était un citoyen, ni une démocratie ni même une
loi».Des optimistes irréductibles...
Le socialisme d’Alfred Sauvy présente avec
celui des durkheimiens certains points communs; le refus de la
violence, l’indifférence à l’exégèse des textes sacrés, l’absence
de dogmatisme, le sens de la liberté individuelle. Mais, alors que
la formule vague d’organisation amena Durkheim et les siens à
méconnaître la portée de l’alternative, planification ou marché,
notre collègue ne cesse d’hésiter entre le marché, dont il dénonce
les imperfections et les iniquités, et le dirigisme dont il a
parfois surestimé des vertus – le marché tel qu’il fonctionne non
dans l’empyrée de la théorie pure, mais dans le monde réel des
propriétaires, le dirigisme tel que l’exercent non des hommes au
seul service du bien commun, mais des partisans ou des
technocrates, eux aussi représentants d’intérêts, fût-ce de
l’intérêt de leur propre pouvoir. Il refuse donc tous les modèles
déjà réalisés ou expérimentés sans pour autant perdre sa foi dans
le socialisme. Suppression des classes sociales, suppression de la
puissance conférée par l’accumulation d’avoirs matériels, tel est
l’objectif bien défini à partir duquel il veut repenser le
socialisme. Il ne se soucie pas de combattre le capitalisme
d’aujourd’hui, capitalisme honteux qui, selon lui, ne trouverait
plus d’avocat et ne devrait sa durée qu’à la crainte du communisme
et à l’absence d’un régime de substitution. Finalement, plus que
jamais franc-tireur en marge des partis, il emprunte librement à
tous les régimes les pratiques et les mécanismes qui, combinés,
produiraient le mixte parfait, pour parler le langage platonicien.
Il reste à savoir si les hommes d’État disposent d’autant de
liberté que les hommes de pensée, si aucune société conjugue les
mérites, évite les défauts des institutions, des idéologies, des
partis qui se heurtent en des combats douteux.
Je voudrais dire, sans paradoxe, que je
reprochais aux durkheimiens de la deuxième génération moins leur
socialisme, si peu subversif, que la sérénité de leur choix, leur
optimisme irréductible, leur indifférence à Marx, leur penchant à
négliger les luttes, parfois inexpiables, entre les classes, les
partis et les idées. Les hommes de ma génération ne résistaient
pas, avec la même certitude tranquille, au marxisme ou même au
marxisme-léninisme, entre 1929 et 1956, entre la grande dépression
et le discours de Khrouchtchev au XXe Congrès.
Durkheim considérait les révolutions
politiques comme superficielles, coûteuses et plus théâtrales que
sérieuses. Un tel jugement ne me choque pas moins qu’il ne le fait
les marxistes. Coûteuses, les révolutions de 1789 et de 1917,
certes; théâtrales, oui, à certains égards, les révolutionnaires –
on l’a dit et répété – reproduisent les exploits des ancêtres
mythiques alors même qu’ils frayent les voies de l’avenir. Les
révolutionnaires du dix-huitième siècle portaient la toge, ils
chaussaient les cothurnes de Brutus: acteurs de l’histoire, au
double sens du mot acteur. Mais superficielles, ces révolutions ne
le furent certainement pas. Peut-être les événements de mai 1968
prirent-ils un caractère exclusivement théâtral; aussi bien n’y
eut-il révolution que dans les amphithéâtres.
À partir de 1930, lecteur à l’université de
Cologne, ou pensionnaire à la maison académique de Berlin, je
ressentais, presque physiquement, l’approche des orages
historiques.
History is again on the move
, selon la formule d’Arnold Toynbee. Je demeure marqué, à tout
jamais, par cette expérience qui m’a incliné vers un pessimisme
actif. Une fois pour toutes, j’ai cessé de croire que l’histoire
obéisse d’elle-même aux impératifs de la raison ou aux désirs des
hommes de bonne volonté. J’ai perdu la foi et gardé, non sans
quelque effort, l’espérance. J’ai découvert l’ennemi que je ne me
lasse pas, moi aussi, de pourchasser, le totalitarisme, ennemi non
moins insidieux que le malthusianisme. Dans tous les fanatismes,
même animés par l’idéalisme, je soupçonne un nouvel avatar du
monstre.... au pessimiste angoissé
Dans l’Allemagne préhitlérienne, la montée
du national-socialisme, la révélation de la politique, en son
essence diabolique, m’obligeait à penser contre moi-même, contre
mes préférences intimes, elle m’inspirait une sorte de révolte
contre l’enseignement reçu à l’université, contre le spiritualisme
des philosophes, contre le penchant de certains sociologues à
méconnaître l’impact des régimes sous prétexte de s’attacher aux
réalités durables et profondes. Superficielles, les évolutions
parlementaires, alors que l’arrivée au pouvoir de Hitler annonçait
une guerre mondiale! Secondaires les mécanismes économiques alors
que la grande dépression, avec ses chômeurs par millions, se
prolongeait par la faute d’erreurs que les étudiants d’aujourd’hui,
avant même la licence d’économie politique, discerneraient sans
peine. François Simiand, dans son petit livre sur la crise de 1929,
tire les conséquences de sa théorie sur les alternances de hausse
et de baisse des prix, alternances qu’il croit nécessaires au
progrès économique et dont il met en lumière les effets bénéfiques
en dépit des souffrances causées aux masses populaires. Il ne
semble guère envisager un régime sans crise ni prêter aux
gouvernants la capacité d’acquérir, sur ces fluctuations, une
maîtrise effective. L’expérience soviétique présentait, à ses yeux,
plus d’intérêt politique qu’économique. L’humeur de ma génération
s’accordait mal avec cette attitude, à la fois résignée et
confiante, encore parente du positivisme d’Auguste Comte:
acceptation du déterminisme social, comparable à un déterminisme
naturel, et optimisme indéracinable sur l’aboutissement à long
terme.
Je m’interroge parfois sur les causes d’une
allergie à la pensée durkheimienne et d’une affinité élective avec
la pensée de Max Weber. À coup sûr, les circonstances expliquent
pour une part ces réactions affectives, dont je n’ignore pas
l’injustice. Grâce à Max Weber, je crus à la possibilité de
joindre, sans les confondre, curiosité scientifique et souci
politique, réflexion détachée et action résolue.
J’avais commencé l’étude de l’œuvre
marxiste pour me rendre compte à moi-même de mes opinions
socio-économiques, avec l’espoir que le cours prévisible de
l’histoire m’enseignerait ce que je dois vouloir. Ayant abouti à
une conclusion opposée, je ne cessai pas pour autant de prendre
pour thème central de réflexion les problèmes posés par le marxisme
et renouvelés par Max Weber.
Influencé par le néokantisme de Léon
Brunschvicg, je me retrouvais dans un univers familier, en lisant
ceux que l’on rattachait à l’école allemande du Sud-Ouest.
Distinction radicale de l’être et du devoir être, du rapport aux
valeurs et des jugements de valeur, de la sélection décisoire des
faits et de la relation causale, universellement valable, toutes
ces formules classiques me paraissaient une transposition aux
sciences sociales d’idées épistémologiques élaborées par l’analyse
de sciences plus assurées d’elles-mêmes, elles consacraient à la
fois la scientificité et l’originalité des disciplines qui
s’attachent à l’univers humain, extérieur à chacun de nous et
pourtant constitué par les significations que nous donnons aux
choses et aux êtres.
Entre la sociologie de Max Weber –
sociologie de la guerre entre les classes, les partis et les dieux
– et l’expérience vécue d’un agrégé de philosophie, Français, juif,
vivant à Berlin les premiers mois du IIIe Reich, il existait, me
semblait-il, une sorte d’harmonie préétablie ou, en termes plus
modestes, un accord de sensibilité. Les luttes, à l’intérieur des
nations ou entre les nations, atteignaient à une violence telle que
nous avions le sentiment d’observer, à l’intérieur de nos sociétés,
l’autre
dont la connaissance nous permet seule de nous connaître
nous-mêmes. Tocqueville a compris l’homme démocratique par
référence à l’aristocrate de l’ancien régime sur lequel il portait
un jugement déjà historique sans trahir ses fidélités ancestrales.
Les nationaux-socialistes, puis les idéologues de toutes obédiences
m’ont tenu lieu de «persans», à défaut d’une fréquentation des
sociétés archaïques que les livres ne sauraient remplacer.Privé de toute vision totalisatrice, au
milieu du tumulte des événements, incapable d’adhérer à aucune
faction, je voulais vivre en toute lucidité la condition historique
de l’homme dont l’expérience, personnelle et philosophique, de Max
Weber me donnait à la fois un exemple et une théorie. Dialectique
de la connaissance inachevée, des valeurs contradictoires, des
décisions aventureuses: l’Europe des années 30 chargeait ces
formules abstraites d’une résonance déjà tragique. À la veille de
ma soutenance de thèse, en 1938, Paul Fauconnet s’étonnait de
l’accent pathétique de mon
Introduction à la philosophie de
l’histoire
, il m’interrogeait sur les motifs de cette angoisse. À l’époque,
songeant à l’avenir prochain, je m’étonnais de son étonnement, ou
plutôt je m’indignais de l’inconscience de sociologues
professionnels.Je n’aurais pas rappelé ces lointains
souvenirs avec un abus du je dont je prie qu’on m’excuse si
l’opposition de Durkheim et de Weber ne conservait, à mes yeux, une
signification actuelle et peut-être exemplaire. Durkheim vint à la
sociologie à partir de la question philosophique des rapports entre
l’individu et la collectivité, Weber à partir de la question
également philosophique des rapports entre la connaissance et
l’action.
Un choix sans importance?
De cette opposition initiale des projets
découlent de multiples différences, d’ordre scientifique. Durkheim
définit le socialisme par «le contrôle étatique du pouvoir
économique», trait aujourd’hui commun à tous les régimes modernes.
Il définit la démocratie comme «la forme politique par laquelle la
société arrive à la plus pure conscience d’elle-même. Un peuple est
d’autant plus démocratique que la délibération, que la réflexion,
que l’esprit critique jouent un rôle plus considérable dans la
marche des affaires publiques... Ce n’est pas depuis quarante ou
cinquante années que la démocratie coule à pleins bords: la montée
en est continue depuis le commencement de l’histoire». Tout au
contraire, Weber définissait le socialisme par les traits
spécifiques d’un régime non capitaliste, propriété collective des
instruments de production et planification. De même, il définissait
la démocratie par les institutions représentatives et la lutte
organisée pour l’exercice du pouvoir entre les partis rivaux, forme
politique que Durkheim, à la suite d’Auguste Comte, regardait avec
quelque condescendance. En bref, l’un mettait l’accent sur les
traits communs à toutes les sociétés modernes, l’autre sur les
traits propres à chaque régime, traits qui constituent l’enjeu des
luttes sociales ou politiques.
En quête d’une morale et presque d’une
religion, Durkheim fait du concept de société un usage qui a
suscité des protestations tour à tour indignées et ironiques.
«Chacun se rappelle la formule: «Entre Dieu et la société, il faut
choisir» – je n’examinerai pas ici les raisons qui peuvent militer
en faveur de l’une et de l’autre solution, qui sont toutes deux
cohérentes. J’avoue qu’à mon point de vue, le choix me laisse assez
indifférent, car je ne vois dans la divinité que la société
transfigurée et pensée symboliquement.» Cette société, objet ou
principe de sentiments comparables à ceux qu’inspire Dieu, est-ce
la tribu, la nation, le parti, l’humanité: croyants ou incroyants,
les sociologues d’aujourd’hui refuseraient, me semble-t-il, cette
assimilation à laquelle aboutissait le prophète de la sociologie,
en quête d’une réforme intellectuelle et morale.
Max Weber, lui, étudiait la réalité sociale
non pour y trouver fondement ou justification des impératifs
sociaux ou politiques, mais pour aider la personne à prendre
conscience d’elle-même et de son milieu.
Comme Alfred Sauvy, il se rêvait conseiller
du prince. Mais Sauvy se donnait des objectifs – regain de la
natalité, régulation de la conjoncture – qui pouvaient recueillir
un assentiment unanime. Il a donc pu être écouté, de temps à autre,
par les princes changeants de nos républiques successives. Max
Weber ne conseilla jamais aucun prince; il se mettait au cœur des
débats que tranche la violence plutôt que la parole; sa colère
n’épargna ni Guillaume II ni les révolutionnaires de 1918. Il
demeura donc jusqu’au bout, Machiavel de Heidelberg, disponible et
isolé. Peut-être ai-je pressenti, dès ce temps-là, que mes
velléités d’action politiques seraient justement sanctionnées par
le même échec.
Le sociologue face au désenchantement
La sociologie, comme toute science, bien
que pour d’autres raisons, entraîne ce que Max Weber appelait un
désenchantement du monde,
Entzauberung der Welt
. La science dépouille la nature de ses charmes, de tout ce qui la
rendait proche ou familière, de ce qui touchait notre sensibilité
et nourrissait nos rêves. Elle nous révèle un univers, soumis à un
déterminisme, rigoureux ou aléatoire, que les savants n’auront
jamais fini de déchiffrer et qui ne ressemblera plus jamais au
cosmos, pensé par les anciens, dont l’harmonie servait de modèle et
de garant à l’ordre humain.Ce désenchantement du monde, Gaston
Bachelard, en dépit de sa foi dans la raison scientifique tenue
pour la valeur suprême, ne l’a pas ignoré: «Ah, sans doute, nous
savons bien tout ce que nous allons perdre. D’un seul coup, c’est
tout un univers qui est décoloré, c’est tout notre repas qui est
désodorisé, c’est tout notre élan psychique naturel qui est rompu,
retourné, méconnu, découragé, Nous avions tant besoin d’être tout
entiers dans notre vision du monde! Mais c’est précisément ce
besoin qu’il faut vaincre. Allons! Ce n’est pas en pleine lumière,
c’est au bord de l’ombre que le rayon, en se réfractant, nous
confie ses secrets.» Et, ailleurs, en un style plus lyrique: «Oui,
avant la culture, le monde a beaucoup rêvé. Les mythes sortaient de
terre, ouvraient la terre pour qu’avec l’œil de ses lacs, elle
regarde le ciel. Un destin de hauteur montait des abîmes. Les
mythes trouvaient ainsi tout de suite des voix d’hommes, la voix de
l’homme rêvant le monde de ses rêves. L’homme exprimait la terre,
le ciel, les eaux. L’homme était la parole de ce macroanthropos qui
est le corps monstrueux de la terre. Dans les rêveries cosmiques de
la terre, le monde est corps humain, regard humain, souffle humain,
voix humaine.»
Notre collègue Jacques Monod retrouve, à
partir de la microbiologie, la même opposition entre les
explications animistes ou mythologiques qui seules apaisent
l’angoisse des hommes, et la connaissance objective, seule source
de vérité authentique, idée austère et froide qui ne propose aucune
explication mais impose un ascétique renoncement à toute autre
nourriture spirituelle. Exactement comme Max Weber et, presque dans
les mêmes termes, il conclut que «la définition même de la
connaissance «vraie» repose en dernière analyse sur un postulat
d’ordre éthique». Peut-être souscrirait-il à cette formule de
Gaston Bachelard: «Le monde où l’on pense n’est pas le monde où
l’on vit.» Et dans le «on», il est légitime d’inclure les savants
eux-mêmes. Nous voici au rouet. Comment se dédoubler sans se
perdre?
Vérité objective et société vécue
La sociologie appartient-elle aussi à cette
entreprise séculaire, caractéristique de notre civilisation,
conquête d’une vérité seule authentique et à jamais incapable
d’assouvir la soif des âmes? D’une autre manière que les sciences
naturelles, la sociologie crée une distance entre le monde où l’on
vit et celui où l’on pense. À nos coutumes, à nos croyances, à
celles mêmes qui nous sont sacrées, elle accole impitoyablement
l’adjectif «arbitraire». À mes expériences vécues, en leur richesse
unique, en leur profondeur indicible, elle substitue des
indicateurs. Elle ne veut connaître que des actes qui se répètent,
des classes manifestes ou latentes, chacun devient un entre
plusieurs, anonyme, inintéressant s’il demeure seul en ses
singularités, marginal ou atypique s’il s’obstine à combiner des
traits, normalement disjoints. À la suite de Nietzsche, elle perce
à jour les acteurs sociaux, découvre leur hypocrisie. En tant que
vision millénariste, le marxisme relève des mythologies par
lesquelles les hommes ont voulu se donner à eux-mêmes la certitude
de vaincre en une juste guerre. En tant qu’il démasque la fausse
conscience de tous et la bonne conscience des puissants, le
marxisme, comme la psychanalyse, appartient plus que jamais à notre
temps. En un sens, tous les sociologues s’apparentent aux marxistes
par leur penchant à régler les comptes de tous, sauf les
leurs.
La signification existentielle de la
sociologie, en dépit de ces similarités, ne se confond pas avec
celles de la physique ou de la biologie. Nous ne parvenons que dans
une faible mesure à substituer à la société vécue un royaume de
vérité objective, d’explications démontrées. La société globale
d’aujourd’hui et plus encore de demain, le système des systèmes
nous échappe. Jusqu’à quel point une société moderne, en son
indéfinie complexité, constitue-t-elle un système sinon au sens
banal et faible de la relation réciproque entre les éléments? Les
sociologues ne cessent d’osciller entre les ténèbres et le royaume,
entre la conscience et la science de notre milieu.
L’ethnologue vérifie à sa manière la
formule de Bachelard. On pense dans un monde et l’on vit dans un
autre. Savant, il respecte toutes les cultures, se refuse à établir
entre elles une hiérarchie, il veut toutes les sauver de la
destruction qui les menace. Acteur social, il a intégré les valeurs
de sa culture, il en respecte spontanément les coutumes, il en
partage les ambitions. Il vit dans le monde désenchanté de la
civilisation scientifique, il pense dans un monde peuplé de toutes
les cultures, mortes et vivantes, archaïques ou modernes, œuvres
périssables dans lesquelles des hommes, quelques centaines, ou
quelques centaines de millions, ont trouvé un abri, une foi, un
sens et peut-être la paix.
La dualité de la vie et de la pensée
marque-t-elle la conclusion fatale du postulat d’objectivité? En
vérité, chacun de nous s’efforce à sa manière de la surmonter,
Bachelard cherchait dans la surréalité poétique la chaleur d’un
refuge au sortir de l’univers glacé de la science mais il demeurait
spectateur du tumulte de l’histoire, il psychanalysait les rêves de
l’humanité, non ceux des individus.
Léon Brunschvicg voulait que le moraliste
prît pour exemple et pour modèle l’attitude du savant, détaché de
lui-même, soumis à l’expérience et aux raisons, effaçant son moi
pour s’ouvrir à la vérité. Certes, mais quel savant se conduit en
savant dès qu’il quitte son laboratoire ou se mêle aux débats du
forum. Au reste, comment le pourrait-il? Ni les résultats ni
l’inspiration de la recherche scientifique ne nous ordonnent la
compassion pour les malheureux, le respect des faibles, la
reconnaissance de la dignité de ceux qui ne s’élèveront jamais
au-dessus des ténèbres.
Dans un troisième monde
Tout se passe, dans la biosphère, comme si
les individus ne comptaient guère. Aucune espèce ne connaît
l’équivalent de projet socialiste, maîtrise de l’humanité sur son
propre destin, égalité effective de tous les hommes, tous
participant au trésor commun à l’œuvre collective.
Max Weber, lui, s’en tenait à la dualité,
la vérité scientifique-valeur, une entre autres, oblige ceux-là
seuls qui l’ont choisie pour dieu. Mais, de ce fait, il devenait
incapable de distinguer entre le démon de Socrate et celui de
Hitler. L’engagement est une nécessité, non une valeur.
Le refus de toute discrimination entre les
cultures et les régimes constitue peut-être, pour l’ethnologue ou
le sociologue, un postulat de méthode. Mais comment vivre cette
indistinction, à moins de se condamner à l’indifférence et à
l’inaction? Certes, il reste possible de mesurer chaque type social
à son projet propre, unique, un entre d’autres. Solution
partiellement valable, la seule possible dans certains ordres,
difficilement compatible, en dernière analyse, avec la diffusion
universelle, du projet scientifique.
Je n’aurai pas l’outrecuidance de surmonter
en quelques mots la dualité à laquelle, en apparence, tant d’autres
se résignent. Heureusement, ceux mêmes que j’ai cités,
implicitement, suggèrent la direction dans laquelle apparaît une
lueur à l’horizon. Au moment où Bachelard écrit que l’on vit dans
un monde et que l’on pense dans un autre, auquel des deux
appartient-il? De toute évidence, il se situe dans un troisième,
celui de la réflexion philosophique, puisqu’il cherche un sens à la
quête de la vérité en même temps qu’à notre existence profane. Ce
troisième monde, dans lequel l’expérience vécue s’élève à la
conscience d’elle-même, il est construit et non donné, citadelle
dans laquelle se retire chacun, frappé par le malheur, ensemble
plus ou moins cohérent où s’organise les valeurs suggérées par le
milieu, mais lentement reconnues comme siennes par la
personne.
Qu’il nie ou non le sujet, quel philosophe
n’a cherché le sens et de son œuvre et de sa vie pour se soustraire
à la tentation du nihilisme, tour à tour jeu et fureur,
insupportable vertige, qui se fuit vers le fanatisme et se perd en
lui.