Victoire de la justice
Combat
2 octobre 1946
Le verdict de Nuremberg surprendra
l'opinion allemande aussi bien que celle des Nations Unies, non par
ses rigueurs, mais par ses indulgences. Les condamnations à mort
étaient attendues, non les acquittements.
Habitués aux pratiques de la justice
politique, les Allemands prévoyaient une condamnation générale.
Ceux d'entre eux qui étaient résolus à ne voir dans le tribunal
interallié que le travestissement juridique de la vengeance des
vainqueurs, déploreront que certaines organisations n'aient pas été
reconnues coupables, dans la mesure même où ce souci d'équitable
discernement renforcera le prestige des juges aux yeux de leurs
compatriotes. Ceux, au contraire, qui aspirent à une rénovation de
leur pays, se réjouiront que les nazis aient été frappés, dans le
respect des formes, sans que des millions d'Allemands qui ont
appartenu à la Wehrmacht ou aux SA soient frappés du même
coup.
En revanche, dans beaucoup de pays, on
s'interrogera non sur le cas d'un médiocre comparse, tel Fritzsche,
mais sur les cas de Schacht et de Papen. Que le premier n'ait guère
aimé la clique hitlérienne, qu'il ait entretenu des rapports avec
l'opposition, en particulier avec les conspirateurs du 20 juillet,
nous sommes prêts à l'admettre et les révélations de Gisevius le
confirment. Mais on n'a pas oublié le ralliement de Schacht à
Hitler avant 1933, et on se demande comment l'homme qui organisa
l'économie de guerre allemande a pu apparaître sans responsabilité
dans le complot contre la paix. Quant à Papen, s'il faillit être
victime de la répression déclenchée en juin 1934, au lendemain du
discours où il s'en prenait assez clairement aux nouveaux maîtres
du IIIe Reich, c'est lui qui amena Hitler au pouvoir en janvier
1933. Une fois de plus, il se révèle prisonnier (ou criminel)
chanceux.
Cette inquiétude ne s'inspire d'aucun désir
de violence ou de persécution. Mais Papen et Schacht appartiennent
à un même milieu social, dont les amitiés au dehors sont connues.
Ce milieu conservateur, allemand national, dont les fautes furent
écrasantes en dépit des efforts tardifs de quelques-uns, les
acquittements semblent l'innocenter, alors qu'on en jugeait la
condamnation bien fondée.
Pour le reste, le plus grand procès de
l'Histoire inflige aux plus grands criminels de l'Histoire le
châtiment prévu, sans que l'on ose dire que les longues
délibérations aient sensiblement modifié les convictions de
personne, - accusés, juges ou opinion publique, - sans que la
minutie de la procédure ait donné réponse aux incertitudes.
Dès l'origine, un fait massif aveuglant,
était acquis. Profitant de leur hégémonie temporaire en Europe, les
hitlériens avaient froidement résolu d'exterminer des millions
d'êtres humains, et ils ont mis leur plan à exécution avec cette
méthode scientifique qu'appliquent les Allemands jusque dans leurs
entreprises les plus monstrueuses. Qu'on parle de crimes de guerre
ou de crimes contre l'humanité importe peu. Cinq millions d'hommes
au moins, presque tous Juifs, ont passé par les chambres à gaz, des
millions d'autres, dans les camps de concentration, dans certains
camps de prisonniers russes, dans les territoires occupés, ont été
abattus ou condamnés à une mort lente. Avec une technique raffinée
et morbide, les Allemands se sont ingéniés à martyriser et à avilir
leurs victimes. Ces forfaits hurlaient au ciel. Rien ne pouvait les
effacer, rien ne pouvait les excuser. Les dirigeants du régime en
portaient la responsabilité collective et solidaire. Si le procès
s'était limité à ces chefs d'accusation, la justice eût été simple,
expéditive, si l'on veut. Je ne suis pas sûr qu'elle eût été
affaiblie.
J'entends bien que les autres chefs
d'accusation, conspiration contre la paix, ou complot ayant pour
objet de commettre des crimes contre la paix, préparation de guerre
d'agression, constituent une innovation plus intéressante. On s'est
efforcé de créer la loi ou le précédent, au moment même où l'on
punissait les coupables. Et il est vrai encore que rarement la
volonté d'une guerre d'agression fut aussi évidente, aussi
amplement démontrée. S'il nous reste dans l'esprit quelque doute,
celui-ci ne porte pas sur le complot hitlérien contre la paix, il
porte sur la difficulté d'établir en pareille matière une
législation valable.
L'agression hitlérienne, ou, plus largement
encore, la tentative hitlérienne pour soumettre les nations
voisines et édifier un Empire, n'est pas la première dans
l'histoire de l'humanité. Encore faut-il qu'elle soit la
dernière.
Le procès de Nuremberg garantit que,
désormais, les chefs d'un État agresseur seront, après la défaite,
traduits en jugement. Mais il ne garantit pas que les chefs d'un
État, victime d'une agression, mais finalement vaincu, ne subiront
pas le même sort.
Le droit international, plus encore que
tout autre droit, a besoin de la force. Ce sont les armes, et non
les lois qui assurent la victoire de la justice.
[Post-Scriptum à son éditorial dans
Combat
, le 4 octobre: Quelques lecteurs ont été choqués par le titre
"Victoire de la Justice" que j'avais donné à des commentaires sur
le verdict de Nuremberg. Le contenu de l'article ne laissait pas de
doute sur mes sentiments, mais le titre était équivoque. Je me
félicitais de la victoire de la Justice en songeant au procès
qu'auraient institué, eux aussi, les nazis triomphants.]