Des années difficiles
Le Figaro
12 avril 1967
Des lecteurs m'ont reproché moins peut-être
le contenu que le titre d'un article récent: "La France n'a plus de
grands problèmes". Formule vraie ou fausse selon le sens que l'on
donne à la notion de "grand problème".
Réconciliation avec la République fédérale
allemande, unification européenne, abandon de l'Algérie exigeaient
une conversion intellectuelle. Les décisions à prendre dressaient
les Français les uns contre les autres et, comme il est de règle
depuis 1789, le régime établi était mis en question en même temps
que la politique suivie par les partis au pouvoir (ou la politique
que ces partis étaient soupçonnés de vouloir suivre). Finalement,
il fallut que, par une ruse des hommes ou de la Providence, les
partisans de l'Algérie française réussissent à renverser la IVe
République pour rendre possible la fin des guerres
coloniales.
J'entendais donc par "grand problème" un
problème qui ne peut être résolu sans affrontement dramatique entre
les partis ou les familles spirituelles. La France sera
probablement épargnée, au cours des prochaines années, par cette
sorte de déchirement.
On m'objectera que la France a connu avec
l'affaire Dreyfus une crise dramatique que rien n'aurait permis de
prévoir et dont la cause ou l'occasion fut une erreur judiciaire.
Je ne songe pas à nier que les luttes intestines ont souvent un
caractère accidentel et qu'elles sont, dans notre pays, plus
imprévisibles encore que partout ailleurs, en raison même de la
précarité des institutions. Mais le temps n'est plus où une
injustice faisait scandale. La passion purement idéologique, telle
qu'elle se déchaîna à la fin du siècle dernier, ne paraît plus
disponible dans nos sociétés, avant tout soucieuses d'efficacité ou
de bien-être.
On me répondra encore que la stabilité
actuelle est due, avant tout, à la présence du général de Gaulle à
la tête de l'État et qu'avec la succession s'ouvrira une ère
nouvelle de conflits partisans. Il se peut, en effet, que le
mécanisme actuel par lequel un parti arrive à posséder une majorité
à l'Assemblée, alors qu'il n'obtient qu'une minorité de voix dans
le pays, ne fonctionne plus aussi bien le jour où le général de
Gaulle ne sera plus là pour jouer tous les rôles à la fois. Quelles
que soient les péripéties de l'après-gaullisme, je ne crois pas que
même un gouvernement dit de gauche, soutenu par le parti
communiste, créerait l'équivalent du climat de 1936 à l'époque du
Front populaire.
À moins que la mutation du parti communiste
en social-démocratie ne soit déjà accomplie, la gauche modérée
serait bientôt contrainte à des alliances avec le centre.
Sous la IIIe République, la gauche modérée
s'alliait avec l'extrême-gauche au moment des élections, quitte à
s'allier avec le centre et une fraction de la droite pour
gouverner. Le mode de scrutin actuel, retour à la pratique de la
IIIe, développe les mêmes conséquences.
Avec ce mode de scrutin, dans la France
telle qu'elle est, le Front populaire électoral est inévitable,
même si le Front populaire gouvernemental demeure encore malaisé ou
même impossible. (Le parti communiste dénonce le Marché commun que
les dirigeants de la Fédération approuvent pleinement.)
Quant à la diplomatie gaulliste, elle a eu,
en fait, la même fonction que la politique d'indépendance
algérienne. Elle a fait accepter par une majorité de droite ce que
celle-ci n'aurait pas accepté d'un autre gouvernement.
Il m'arrive de rêver aux jugements que
journaux et hommes acquis à l'idée européenne et à l'Alliance
atlantique sous la IVe République auraient portés sur une décision
comme celle du retrait de l'O.T.A.N. prise par un autre que le
général de Gaulle, disons, par M. Mendès-France.
Le retour à la diplomatie que le général de
Gaulle avait esquissée en 1944-1945, que M. Bidault avait
poursuivie, vaille que vaille, jusqu'au coup de Prague, a été
favorisé par la détente internationale, par la transformation du
régime soviétique. À l'époque du R.P.F., le général de Gaulle avait
fait une surenchère d'anticommunisme et, vers 1950-1951, les
bulletins de propagande du R.P.F. présentaient les gouvernements de
la troisième force comme la réplique du gouvernement de Vichy entre
"les collaborateurs" (c'est-à-dire les "séparatistes") et les
combattants (c'est-à-dire le R.P.F.).
Malgré tout, l'antiatlantisme actuel, sous
sa forme plus symbolique encore qu'agressive, est proprement
gaulliste. Il bouleverse les conditions du jeu politique, il
facilite aux socialistes l'alliance avec les communistes (l'Union
soviétique n'est-elle pas, pour ainsi dire, l'alliée de la
France?), il étouffe les débats dont l'orientation de la diplomatie
pourrait être l'enjeu. Membre de l'Alliance atlantique mais hors de
l'O.T.A.N., hostile à la guerre du Vietnam mais sans moyens
d'action en Asie, acclamée par les pays du tiers monde mais
partenaire des meilleurs alliés des États-Unis dans le Marché
commun, la diplomatie française peut être critiquée par ceux qui
voudraient aller plus loin dans tel ou tel sens, rupture complète
avec l'Alliance atlantique ou, tout au contraire, unité politique
de l'Europe. Aux yeux de la majorité des Français, semble-t-il,
elle permet tous les succès, sans comporter de risques sérieux.
L'Union soviétique est d'humeur pacifique et les États-Unis restent
présents en Europe.
Enfin, l'économie française est à tel point
intégrée à l'économie internationale qu'un gouvernement de gauche
devrait être proprement révolutionnaire pour changer réellement la
place de la France dans le monde. La Grande-Bretagne n'a pas encore
choisi sa voie pour le dernier tiers de ce siècle. La France a
désormais choisi et le style gaulliste a transfiguré le choix qui,
souhaité par les hommes de la IVe, passait naguère, aux yeux des
Français, pour une sorte d'abdication nationale.
Après l'apaisement des querelles et la
retombée des passions vient l'heure de vérité. Il est paradoxal en
apparence mais évident que les problèmes d'intendance, qui sont
peut-être, en notre siècle, les vrais problèmes, prendront, au
cours des prochaines années, une acuité extrême. Les gaullistes de
gauche rejettent sur le conservatisme de M. Pompidou et de ses
ministres la responsabilité du demi-échec électoral. Laissons à M.
Capitant le soin d'entretenir le mythe de l'amendement Vallon. Je
ne suis pas un admirateur sans réserves de la gestion
économico-sociale de ces dernières années. Sur trois points au
moins, fiscalité, logement, législation foncière, la critique
s'impose d'elle-même. Mais, au-delà des réformes souhaitables et
possibles, les données fondamentales qui expliquent le
mécontentement populaire subsisteront. L'économie française ne
s'adaptera pas à la compétition extérieure sans des conversions
douloureuses. L'expansion à la vitesse de croisière ne répond pas
aux désirs et à l'impatience d'une grande partie de la
population.
L'insatisfaction sera d'autant plus grande
que les tâches sont prosaïques, les déceptions inévitables et
qu'aucune mise en scène ne pourra dissimuler l'écart entre le rêve
de l'abondance et la dure réalité.