L'homme n'est pas maître des éléments
Le Figaro
15 février 1957
La science moderne donne aux hommes une
marge croissante de liberté par rapport au milieu. On rêve de
modifier les climats, de rendre les déserts fertiles, de faire
jaillir le pétrole au milieu du Sahara. Grâce au fuel, les usines
ne seront plus concentrées dans les régions proches des gisements
houillers. L'énergie atomique permettra d'accroître encore la
dispersion de l'industrie. Ces perspectives glorieuses sont
vraisemblables, mais elles sont pour demain. Aujourd'hui, la
prospérité des économies continue de dépendre de l'agriculture et
celle-ci, à son tour, est soumise sur aléas du climat.
Quand on compare les deux économies
géantes, celle des États-Unis et celle de l'Union soviétique, on
est frappé par le contraste moins entre les deux industries
qu'entre les deux agricultures. Avec moins de 10% de la
main-d'œuvre totale, les États-Unis produisent la nourriture de
plus de 160 millions d'hommes et ils ne savent que faire des
surplus. Avec plus de 40% de leur main-d'œuvre occupée dans
l'agriculture, l'Union soviétique parvient malaisément à nourrir
200 millions d'hommes. Les quantités de viande et de produits
laitiers disponibles par tête de la population sont inférieures,
aujourd'hui, à ce qu'elles étaient en 1928 ou en 1913. Le miracle
économique des États-Unis est autant imputable à l'agriculture qu'à
l'industrie. Au cours des dernières décennies, la productivité y a
probablement augmenté plus vite dans l'agriculture que dans
l'industrie. La condition première, pour élever le niveau de vie,
c'est la réduction des prix, l'accroissement des quantités de
produits alimentaires.
Au fur et à mesure du progrès technique,
l'agriculture devient moins vulnérable aux caprices de la nature.
Mais les variations des récoltes provoquées par les conditions
atmosphériques demeurent, en certains cas, considérables; en
d'autres cas, ces variations sont relativement limitées mais
suffisantes pour entraîner des conséquences importantes. Le premier
cas est celui de l'Union soviétique, où les terres d'Asie centrale,
récemment mises en culture, fournissent, selon les années, des
récoltes abondantes ou dérisoires. Le deuxième cas est celui de la
France, où les effets de l'hiver exceptionnellement rigoureux de
l'hiver 1955-1956, en un sens moindre qu'on ne le pensait, risquent
pourtant de compromettre l'équilibre général de l'économie.
Peut-être a-t-on négligé, parmi les causes
de l'expansion dans la stabilité de 1952 à 1955, la progression
régulière de la production agricole. Les trois années 1953, 1954,
1955, furent des années de bonnes récoltes pour les céréales, les
betteraves, les pommes de terre. La production de viande, qui était
de 1.690.000 tonnes en 1938, s'est élevée à 2.270.000 en 1953, à
2.460.000 en 1954 et à 2.545.000 en 1955. La production laitière a
progressé au cours des mêmes années. La stabilité des prix, en
dépit d'une élévation de salaires de 5 à 6% par an, a été rendue
possible par les progrès de la productivité industrielle, mais
aussi par l'augmentation des quantités disponibles de produits
alimentaires. Qu'une de ces deux conditions vienne à manquer et
tout est remis en question.
La récolte de blé est, cette année,
inférieure de près de moitié à celle de l'année précédente
(5.690.000 tonnes contre 10.370.000); en revanche, les récoltes
d'orge (6.500.000 tonnes contre 2.670.000), d'avoine (4.750.000
tonnes contre 3.640.000), de maïs (1.790.000 tonnes contre
1.090.000) ont largement dépassé celles de l'année précédente. Le
rendement de l'orge (28,3 quintaux à l'hectare) et d'avoine (20,3)
a battu tous les records. Si l'on songe à un passé récent, les
statistiques sont réconfortantes. Il y a un siècle et demi, un
hiver comme celui de 1955-1956 aurait entraîné la famine.
Aujourd'hui, il a causé la perte d'une centaine de millions de
dollars dans les comptes extérieurs, perte qui sera plus ou moins
grande selon le rapport entre le prix du blé que l'on importera et
celui de l'orge que l'on exportera.
Épisode d'importance mineure, à coup sûr.
Les conséquences n'en risquent pas moins d'être plus sérieuses que
ces chiffres ne le suggèrent. La progression d'ensemble de la
production agricole dans les années 1953-1955 ne va pas se
poursuivre. La production de viande n'a pas augmenté en 1956 par
rapport à 1955, celle de viande de bœuf a diminué et n'augmentera
pas cette année ou l'année prochaine. Étant donné la répartition
des dépenses, tout gonflement des revenus se traduirait par une
demande accrue précisément sur le marché de la viande, où l'offre,
pour le moment, n'est pas élastique. Les marchandises ne se
substituent pas les unes aux autres. Quel que soit le progrès de la
productivité industrielle, la hausse des salaires nominaux, dans la
situation présente, entraînerait soit des importations accrues,
soit une hausse de certains prix agricoles.
L'état de la balance des comptes exclut
l'une de ces deux éventualités, le souci du franc exclut l'autre.
Il faut attendre de nouveaux développements de l'agriculture pour
que le gouvernement retrouve quelque liberté de manœuvre.