En économie, les États-Unis n'ont pas surmonté
l'isolationnisme
Le Figaro,
21 février 1958
L'économie française est souvent "déphasée"
par rapport à l'économie mondiale. La lutte contre l'inflation
demeure à l'ordre du jour en France, la lutte contre la "récession"
ou la "crise" est à l'ordre du jour aux États-Unis.
Les experts ne sont d'accord ni sur le
terme à employer ni sur les causes du phénomène. Le président
Eisenhower et ses conseillers annoncent un retournement de la
conjoncture pour le printemps ou l'été. Ils ajoutent à la campagne
d'optimisme les premières mesures "antidéflationnistes", relâchent
des restrictions de crédit, augmentent les commandes d'État,
militaires et civiles. Mais les autorités monétaires ne semblent
pas encore prêtes d'admettre ni qu'elles sont en partie
responsables de la crise ni que celle-ci risque de provoquer
au-dedans et au-dehors des conséquences catastrophiques.
La thèse orthodoxe qui a inspiré l'action
des dirigeants du système bancaire est que les États-Unis en
particulier et l'univers tout entier ont été et sont encore menacés
par l'inflation, dont la hausse des prix est la manifestation.
L'ennemi n°1 du monde libre, aussi redoutable et plus insidieux que
le communisme, ce serait l'inflation. Celle-ci serait imputable à
la fois à l'excès de la demande globale et à la hausse des coûts
imputable aux relèvements de salaires, eux-mêmes rendus possibles
par une politique trop facile de crédit. À supposer que les mesures
restrictives aient été la cause d'un arrêt de la croissance et
d'une dépression temporaire, elles n'en sont pas moins justifiées.
L'excès d'investissements aurait déclenché plus tard une crise plus
grave, si le boom n'avait pas été freiné à temps.
À la thèse de l'administration, d'autres
économistes opposent des arguments multiples. Ils nient qu'il y ait
eu excès de la demande globale en 1956. Si l'expansion a été rapide
durant la deuxième moitié de 1954 et en 1955, la production
industrielle n'a jamais dépassé de plus de 10% le niveau le plus
élevé atteint en 1953. La hausse des prix a été due non à l'excès
de la demande, mais au gonflement des coûts, la cause de ce dernier
phénomène étant surtout l'avance des salaires sur la productivité.
Si l'inflation était surtout salariale, la thérapeutique employée
était fausse ou, au moins, dangereuse.
Certes, il est toujours possible de freiner
une inflation salariale par les restrictions de crédit. Toute la
question est de savoir si l'on ne déclenchera pas une crise avant
d'arrêter la hausse des salaires que favorisent, dans nos sociétés
démocratiques, les institutions elles-mêmes. En tout cas, les
hausses de salaires ont continué en 1957, alors que le volume
monétaire, presque stationnaire, progressait beaucoup moins vite en
1956 et en 1957 que le produit national brut. En fait, aux
États-Unis, la récession a précédé la stabilisation des
salaires.
Personnellement, j'incline dans le sens des
hérétiques et je crains que les autorités monétaires ne soient
moins efficaces contre la récession qu'elles ne l'ont été contre le
boom. En tout cas, l'état d'esprit de M. W. Mac Chesney Martin,
président du
Federal Reserve Board
, me paraît redoutable, moins peut-être pour les États-Unis que
pour le monde occidental tout entier. L'inflation, si l'on entend
par là une dévalorisation lente de la monnaie, n'est pas un péril
majeur. Si le prix à payer pour la stabilité des prix est le
ralentissement de la croissance ou une récession, le prix est trop
élevé. Ce que les régimes démocratiques ne peuvent plus supporter,
ce qui les condamnerait à mort irrémédiablement, ce serait une
crise grave avec chômage massif. Heureusement, nous n'en sommes pas
encore là, mais la condamnation, à la fois économique et morale de
l'inflation, réputée le mal absolu, risque de nous y
conduire.En d'autres termes, les gouvernants de
Washington devraient se donner pour but d'épargner aux économies en
voie de développement les contrecoups des oscillations de la
conjoncture américaine. Ils font tout le contraire, ils n'ont
jamais souscrit aux plans qui visaient à atténuer les fluctuations
des cours des matières premières ou à éviter la diminution brutale
du montant des dollars à la disposition du reste du monde. Le
Congrès est prêt à voter des milliards de dollars pour des engins
balistiques, mais non des millions pour aider au succès du plan
quinquennal de l'Inde.
Les hommes d'affaires, d'esprit
moralisateur et provincial, qui entourent le président Eisenhower
ne ressemblent guère aux "monopolistes bellicistes" de l'imagerie
marxiste. Pacifiques autant que l'Américain moyen, ils sont
malheureusement peu capables de comprendre le monde actuel. En
dépit de la générosité dont ils ont tant de fois fait preuve, ils
glissent à l'isolationnisme économique, non par mauvaise volonté,
mais par incompréhension.