L'Université: de la révolution aux réformes
(1).
Pouvoir étudiant et cogestion
Le Figaro
20 septembre 1968
Les philosophes ont depuis longtemps
proposé de substituer à la formule
l'homme est un animal raisonnable
, la formule, peut-être équivalente,
l'homme est un animal qui parle
. Jamais les Français, en ce sens, n'ont manifesté leur humanité
avec plus d'éclat qu'en mai-juin derniers. La fête verbale
continue: étudiants et ministre y participent également, premier
exemple de la
participation
, promise à tous les Français pour les sauver de "l'aliénation". Si
le verbe ne différait pas de l'action, les Français n'auraient pas
besoin d'intermède révolutionnaire pour accomplir de modestes
réformes.Les événements de mai, par eux-mêmes,
abstraction faite de la loi d'orientation, ont provoqué certains
changements irréversibles. Professeurs, assistants,
maître-assistants, trop éloignés les uns des autres, ont noué des
liens d'amitié ou d'inimitié. Du moins ont-ils pris conscience de
leur coopération nécessaire, du
collectif
- le département ou le section - qu'ils constituent ensemble et
qu'ils doivent organiser. Les attitudes diverses, adoptées par les
uns et les autres, ne s'oublieront pas du jour au lendemain. Les
professeurs, libéraux et traditionnels, qui ne se souciaient pas
des opinions politiques de leurs assistants, se poseront demain des
questions. Peuvent-ils pousser l'apolitisme jusqu'au point
d'ignorer la politisation de leurs collègues?Le bilan de la révolution, sur ce point,
comporte un passif et un actif. Passif, les amitiés rompues, les
soupçons réciproques; actif, le rapprochement de tous les
enseignants - depuis l'assistant jusqu'à l'ancien - dans une
conscience aiguë d'une mission commune. Simultanément, les
enseignants, divisés entre eux, unis contre la tutelle étouffante
du ministère, ont subi l'assaut des étudiants. Une fraction de ces
derniers, peu nombreuse mais agissante, rêvait d'une révolution,
politique et sociale, plutôt que de prosaïques réformes
universitaires. Mais les étudiants, en immense majorité,
réclamaient non pas seulement telle ou telle réforme, mais au-delà
d'une transformation du rapport pédagogique, le
pouvoir
(ou, de manière plus vague, une part du
pouvoir
).Comment s'établiront demain les relations
entre étudiants et professeurs? La révolution a pris, selon les
villes, les facultés, les départements, une allure différente; ici,
des comités paritaires se sont formés dans des conditions presque
acceptables, ailleurs, le corps enseignant n'a pu se mettre
d'accord sur rien et de ce fait, enseignants et enseignés (pour
employer le nouveau langage) n'ont pu conclure ni paix ni
armistice. Enfin, les réactions des enseignants, de tout grade et
de tout âge, ont varié depuis l'indignation et le dégoût jusqu'à
l'admiration que d'aucuns baptiseront généreuse et d'autres puérile
- sans oublier que nombre d'étudiants et de professeurs se sont
beaucoup amusés.
La diversité des péripéties ne permet donc
pas de résumer en quelques propositions générales les conséquences
probables. Disons qu'en tout cas les départements (ou sections) en
sortiront renforcés, que les délibérations communes de tous les
enseignants deviendront régulières et que la distance entre
professeurs et étudiants diminuera, fût-ce par la substitution de
l'hostilité à l'indifférence ou à l'ignorance.
La fraternité, le tutoiement, l'effacement
de la politesse entre professeurs et étudiants ne résisteront
évidemment pas au retour à la vie quotidienne: ils ne valent pas
mieux que l'anonymat parce qu'ils présentent la même
inauthenticité. Entre un vieux professeur et un étudiant qui entre
en faculté, la camaraderie, sauf circonstances exceptionnelles,
équivaut à une comédie de mauvais goût (du moins est-ce ainsi que
je ressens le carnaval qui ne s'avoue pas pour tel). De
l'expérience pourra sortir cependant, à condition que s'apaisent
l'exaltation orgueilleuse des jeunes et le ressentiment
compréhensible de certains aînés, un climat meilleur.
La fête révolutionnaire révèle les défauts
de l'ordre social. Il s'agit de ne pas restaurer les excès de la
hiérarchie et de l'autorité fictivement éliminés durant les
semaines où régnait la parole. Encore faut-il que les étudiants
cessent de croire, comme les y incitent la quasi-unanimité des
journalistes, qu'en cas de désaccord sur ce qu'ils doivent
apprendre et sur la manière d'apprendre, la jeunesse et le
non-savoir garantissent la vérité. J'ai regretté toute ma vie qu'à
l'École Normale, on ne m'ait pas
contraint
d'acquérir la formation mathématique que négligeaient les sections
littéraires des lycées. Nulle idée ne me paraît plus dangereuse et
plus fausse que d'adapter
par principe
l'enseignement aux désirs, aux intérêts spontanés des élèves ou des
étudiants. On ne s'instruit pas sans effort ou sans ennui. Que
l'étudiant en sociologie prenne plus de plaisir à un débat sur la
révolution culturelle en Chine qu'à un cours de statistique, je
n'en doute pas. Il n'a pas besoin de professeurs pour instaurer ce
débat: les cafés et les films de J.-L. Godard suffisent."Prendre la parole comme on prend la
Bastille"
Le ministre, pour prouver aux étudiants
qu'il pouvait lui aussi "prendre la parole comme on prend la
Bastille", a évoqué la décolonisation des étudiants (si mes
souvenirs ne m'abusent pas). Même en faisant la part de
l'"opération charme" et de l'apaisement nécessaire, j'admets
difficilement la caution donnée à de pareilles insanités. Rien
n'oblige les jeunes à étudier; ils choisissent librement
d'apprendre ce qu'ils ne savent pas en vue d'exercer un métier qui
mettra les meilleurs d'entre eux du bon côté de la barricade.
Qu'ils protestent contre les défauts du système, qu'instruits par
l'expérience, ils réclament des réformes, soit. Mais s'exprimer
comme si les étudiants subissaient, du fait des professeurs, un
sort comparable à celui des colonisés, c'est offenser le bons sens
et la vérité.
Entre professeurs et étudiants, il n'y a
pas, il ne peut y avoir de lutte de classes comme il en existe
entre ouvriers et patrons, entre indigènes et colonisateurs; les
tensions parfois fécondes ne peuvent aboutir qu'à une entreprise
commune - à moins que les étudiants aient pour objectif de
promouvoir la révolution sociale en utilisant l'Université
elle-même comme force de frappe. En ce cas, la lutte ne se déroule
plus entre étudiants et professeurs, mais entre les
révolutionnaires et l'Université, partie intégrante de la
société.
La participation des étudiants à
l'organisation des départements (j'emploie ce mot qui appartient au
franglais parce qu'il s'impose peu à peu, je me suis accroché le
plus longtemps possible au mot français "section"), le dialogue des
enseignants et des enseignés représentent un progrès, quel qu'en
soit le coût, provisoire ou durable. Les commissions paritaires,
même dans les départements, prennent du temps et ne facilitent ni
le travail scientifique ni les décisions administratives. L'idée
même de la parité entre enseignants et enseignés que suggère, sans
l'imposer, la loi d'orientation me paraît, en elle-même,
déraisonnable.
Non que j'éprouve un attachement quelconque
pour le "pouvoir magistral". Le pouvoir que le professeur finit par
détenir en fin de carrière, qu'il le veuille ou non, ne me donnait
aucune satisfaction. Ce qui suscite ma curiosité, c'est la volonté,
authentique semble-t-il, de beaucoup d'étudiants d'obtenir un
pouvoir, naguère refusé, qu'ils tiennent pour un dû.
Que les normaliens, les meilleurs étudiants
ou même les étudiants moyens jugent avec sévérité leurs maîtres, je
n'ai pas de difficulté à le comprendre, il me suffit d'évoquer mes
souvenirs de jeunesse. Mais il y a quarante ans, il y a vingt ans
encore, les étudiants admiraient ou méprisaient les professeurs
(deux sentiments qui me paraissent aussi légitimes l'un que
l'autre), ils ne souhaitaient pas, semble-t-il, se mettre en
rivalité avec eux ou à leur place. Quels sentiments, quel état
d'esprit s'expriment dans cette revendication?
Probablement la même réponse ne vaut-elle
pas pour tous les étudiants. Certains aspirent surtout à
l'amélioration des études, d'autres voient dans le pouvoir
universitaire le substitut du pouvoir politique ou une étape vers
celui-ci. Les uns et les autres, en s'opposant aux décisions prises
par les enseignants ou l'administration, refusent symboliquement le
statut à demi puéril de celui qui apprend ou même, plus encore, la
société adulte à laquelle ils n'appartiennent pas encore et qu'ils
dénoncent avant de s'y intégrer.
Deux réactions des aînés me paraissent
aussi fâcheuses l'une que l'autre: l'une consiste à entrer dans le
jeu au point de s'interroger gravement sur le moyen de libérer ces
"nouveaux colonisés" de "l'aliénation par le savoir"; l'autre
consisterait à rétablir la relation antérieure au mois de mai.
Toutes deux, à mon sens, équivalent à ne pas traiter les étudiants
en adultes. Une fois entendu (et qui en doute?) qu'il y des
étudiants intelligents et des professeurs qui le sont moins, les
enseignants n'ont à plaider coupables ni pour leur âge ni pour ce
qu'ils peuvent posséder de connaissances. Accepter le dialogue,
bien entendu, mais non pas donner raison systématiquement à leurs
jeunes interlocuteurs, qui d'ailleurs ont emprunté la plupart de
leurs idées à certains de leurs aînés et à la littérature à la
mode.
Je ne connais guère de professeurs dignes
de ce nom qui aient jamais refusé la discussion quand les
conditions matérielles la rendaient possible. Ceux qui donnaient
l'enseignement le plus dogmatique ne comptaient pas au nombre des
modérés ou des libéraux. Mais, pour prendre un exemple, la
discussion de style universitaire sur le marxisme n'a pas
grand-chose de commun avec les débats de réunion publique sur le
même sujet. Apprendre à lire les
Principes
de Ricardo ou le
Capital
, en remettant ces deux textes dans la pensée de l'époque et en les
situant par rapport à l'économie moderne, voilà le genre
d'enseignement, sur un sujet brûlant, que l'Université peut et doit
dispenser - ce qui n'empêche pas la réflexion sur le mode
d'existence qu'impose aujourd'hui aux hommes la société
industrielle (ou de consommation si l'on préfère).L'effort de critique rationnelle,
philosophes et sociologues, dans la mesure de leur savoir et de
leur capacité, ne l'ont jamais ignoré. En revanche, la contestation
violente de la société et de l'Université empêcherait rapidement
cette dernière de remplir ses fonctions. Que se passera-t-il
demain? Les étudiants trouveront-ils en majorité, dans le système
représentatif en voie de s'instaurer, l'apaisement de leurs
ambitions ou de leur angoisse? Gardons-nous de prévoir et acceptons
l'expérience.
La gestion, tâche ingrate
Non que le système représentatif prévu par
la loi d'orientation semble en lui-même conforme à la raison et
favorable à la rénovation souhaitée. Autant l'étroite coopération
de tous dans le cadre du département d'un côté, à l'intérieur des
unités de recherche de l'autre, peut représenter un progrès, autant
je me refuse à consacrer la représentation paritaire des
enseignants et des enseignés dans les Conseils d'Université,
Conseils qui ont vocation de remplir des tâches administratives, de
répartir des fonds, Quiconque a siégé dans les commissions du
C.N.R.S. sait combien ceux-là mêmes qui vivent depuis des années
dans le sérail ont peine à trancher entre des demandes toutes
apparemment légitimes, entre des arguments dont ils mesurent
malaisément le poids. Il y a un élément d'artifice et presque de
"canular" à établir la parité entre les étudiants qui, par
définition, ne le resteront pas et les professeurs qui, jeunes ou
vieux, enseignants ou chercheurs, vouent leur vie entière à
l'Université.
Peut-être l'organisation envisagée, celle
des conseils élus fonctionnera-t-elle malgré tout. Les étudiants
découvriront les nécessités ingrates de la gestion et se
désintéresseront plus ou moins de ce pouvoir qu'ils rêvaient de
conquérir et dont l'exercice les ennuiera. De plus, le statut de la
fonction publique pour les enseignants, les examens et concours
nationaux pour les étudiants réduisent singulièrement la portée de
l'autonomie proclamée et, du même coup, de la cogestion.
Entre la tradition française d'uniformité
et le modèle nord-américain moins connu qu'imaginé, la loi
d'orientation esquisse un compromis qui risque de conjuguer plutôt
les inconvénients que les avantages de celui-ci et de celle-là.
Autonomie et cogestion existent déjà dans nombre d'universités
latino-américaines: celles-ci jouissent-elles de la paix intérieure
ou d'un prestige scientifique digne d'envie?
(1)
Voir "Le Figaro" des 17, 18 et 19
septembre.