Puissance soviétique, échec du rêve
Le Figaro littéraire
6 novembre 1967
"L'Italie a expié par deux cents ans de
nullité la gloire d'avoir inauguré, au Moyen Âge, la vie civile et
d'avoir fait la Renaissance; au XIXe siècle, cette double gloire a
été son principal titre à une nouvelle vie. L'Allemagne a expié par
un long abaissement politique la gloire d'avoir fait la Réforme;
elle touche maintenant le bénéfice de la Réforme. La France expie
aujourd'hui la Révolution, elle en recueillera peut-être un jour
les fruits dans le souvenir reconnaissant des peuples
émancipés."
Ces lignes de Renan, écrites en 1871, au
lendemain de la défaite française, me revenaient à la mémoire,
obsédantes, alors que je songeais au destin de la révolution russe.
Au premier abord, rien de commun entre ce destin et celui de la
révolution française. La France, après de vains triomphes, sortit
épuisée d'une crise de vingt-cinq ans et ne retrouva jamais la
place qu'elle avait tenue dans l'Europe des rois. L'empire des
tsars, pris en charge par les bolcheviks, a résisté à tous les
assauts, à l'agression hitlérienne comme aux velléités
nationalistes des populations allogènes.
Un demi-siècle après la prise de la
Bastille, Louis-Philippe régnait: tant de larmes et d'espérances,
tant d'exploits et de crimes pour mettre le roi-citoyen et bientôt
Louis-Napoléon le Petit sur le trône du fils de saint Louis. Un
demi-siècle après la prise du palais d'Hiver, le parti de Lénine
continue de régner - et il règne sur une Russie puissante,
victorieuse, un des deux super-grands, comme on dit aujourd'hui, un
des deux seuls États au monde qui possèdent une panoplie complète,
depuis la mitraillette jusqu'à l'engin balistique et à la bombe
thermonucléaire de quarante mégatonnes. À supposer que la France
ait expié au XIXe siècle la révolution de 1789, la Russie, elle,
n'expie pas la sienne. Bien plutôt lui doit-elle sa grandeur.
Et pourtant… Les peuples de l'Union
soviétique ont payé cher, eux aussi, le rôle d'avant-garde
révolutionnaire que Lénine et ses compagnons leur ont imposé.
Guerre civile, collectivisation agraire, déportation des koulaks,
grandes purges. Enfin, au lendemain de la victoire de 1945,
nouveaux efforts, inhumains dans leur démesure, pour accélérer
l'édification d'une grande industrie. Aujourd'hui encore,
l'écrivain soviétique jouit de moins de liberté que l'écrivain
russe au début du siècle, sous le régime tsariste.
Au moins sur ce point, les deux révolutions
se ressemblent. "Ils ont écrit ton nom: Liberté", en montant à
l'assaut des despotismes, les révolutionnaires de tous les temps et
de tous les pays, mais ils en ont bientôt refusé le bénéfice à
leurs ennemis. Or qui, sauf les détenteurs du pouvoir, distinguera
amis et ennemis de la liberté? La révolution naît de l'aspiration à
la liberté et la terreur naît de la révolution.
Inévitablement, avec le recul, les
révolutions apparaissent aux esprits d'une certaine famille comme
l'échec du rêve et l'accomplissement difficile de réformes
prosaïques. Un siècle s'est écoulé entre la prise de la Bastille et
la consolidation d'une république parlementaire et bourgeoise. La
France, n'a, certes, pas offert au monde le modèle des institutions
libérales que les hommes de la Constituante voulaient greffer sur
le tronc de la vieille monarchie. La transfiguration rétrospective
de la catastrophe et les victoires militaires de Napoléon permirent
aux Français de se dissimuler à eux-mêmes la faillite de leurs
ambitions.
Réforme prosaïque et lyrisme des idées
La réponse à cette sagesse morose, un des
hommes les moins portés au lyrisme l'a donnée, un jour, à la
Chambre des députés, le 30 mai 1845:
"Le christianisme, il y a douze cents ans,
cela est vrai, a détruit la servitude dans le monde, mais, depuis,
il l'avait laissée renaître. Il y a cinquante ans encore, le
christianisme dormait à côté de l'esclavage et il laissait sans
réclamer l'esclavage peser sur une partie de l'espèce humaine… Et,
remarquez-le, messieurs, non seulement l'abolition de l'esclavage,
l'idée de l'abolition de l'esclavage, cette grande et sainte idée
est sortie du fond même de l'esprit moderne français, mais, bien
plus, vous la voyez se saisir plus ou moins de l'esprit de la
nation, suivant que la nation elle-même sent plus ou moins raviver
ou s'éteindre dans son cœur les grands principes de la Révolution.
Ainsi, en 1789, par exemple, au même moment où la liberté se fonde
en France, on demande la liberté pour les esclaves des
colonies.
"En 1800, au contraire, lorsque la liberté
expire en France, on replonge les esclaves dans les fers aux
colonies…
"… cette grande idée n'est pas seulement
votre propriété, elle n'est pas seulement parmi les idées mères de
votre révolution, mais elle vit ou elle meurt dans vos cœurs,
suivant qu'on y voit vivre ou renaître tous les sentiments élevés,
tous les nobles instincts que votre révolution a développées, ces
nobles instincts par lesquels vous avez fait tout ce que vous avez
accompli de grand dans le monde et sans lesquels, je ne crains pas
de le dire, vous ne ferez rien et vous ne serez rien."
Ce parlementaire passionné avait nom Alexis
de Tocqueville. Bien entendu, l'auteur de
La Démocratie en Amérique
disparaissait alors sous l'orateur de l'opposition dynastique.
Redevenu écrivain après le coup d'État de Louis-Napoléon, Alexis de
Tocqueville tenait un autre langage. Lui aussi regrettait "qu'au
lieu de plier cette noblesse sous l'empire des lois, on l'ait
abattue et déracinée. En agissant ainsi, on a ôté à la nation une
portion nécessaire de sa substance et fait à la liberté une
blessure qui ne guérira jamais".Selon les jours et l'humeur, l'historien se
laisse convaincre par l'un ou l'autre raisonnement. Suppression des
droits féodaux et des ordres privilégiés, égalité civile des
individus, citoyenneté universelle, institutions représentatives,
ces objectifs du Tiers État et des révolutions bourgeoises
n'auraient-ils pu être atteints à moindres frais, sans que la
France fût coupée en deux par des passions mal éteintes, par les
souvenirs, jamais effacés, des terrorismes de toutes les couleurs?
Mais la nostalgie d'une histoire raisonnable vaut-elle mieux que le
romantisme révolutionnaire?
La Révolution a donné éclat, force de
persuasion, rayonnement aux idées qui l'inspiraient; elle les a
répandues à travers l'Europe, à travers le monde. Comment mesurer
le coût et le bénéfice de cette épopée? Les hommes ont besoin de
rêver pour agir. La France a expié la Révolution, mais elle
demeure, pour des millions et des millions d'hommes, le pays de la
Révolution, celui qui a proclamé les idéaux modernes de liberté et
d'égalité. Africains ou Asiatiques éprouvent probablement plus de
respect pour Westminster que pour le Palais-Bourbon, les historiens
continuent de se passionner pour Danton, Robespierre, Saint-Just,
hommes entre beaucoup d'autres, dont les circonstances et la
légende ont fait des géants. (Nehru ou Mao Tsé-toung, à travers les
Anti-mémoires
, en dépit d'André Malraux, nous apparaissent-ils grands?)D'une révolution à l'autre
Soviétiques et antisoviétiques se plaisent
également à comparer révolution française et révolution d'Octobre.
Les premiers, selon leur doctrine, voient dans cette dernière la
suite nécessaire de celle qui renversa la monarchie en France. À la
fin du XVIIIe siècle, la bourgeoisie représentait les intérêts
généraux de la société, pour reprendre une expression marxiste.
Luttant pour elle-même, elle luttait pour toutes les classes, elle
clôturait une phase de l'histoire, elle en ouvrait une autre. Elle
proclamait l'égalité civile des citoyens et, par là même,
justifiait les revendications ultérieures d'égalité au bénéfice des
travailleurs
. Elle promettait la liberté à tous, mais elle n'en offrait qu'un
simulacre sous forme de droit de suffrage. Au prolétariat
reviendrait la tâche historique d'appliquer concrètement ces
principes, de les remplir de substance économique et sociale.Cette interprétation classique, souvent
enseignée dans nos écoles - la procession des classes et des
révolutions - ressortit à l'idéologie, au sens péjoratif que Marx
prêtait à ce mot. Non que le
IVe État
, le prolétariat, ne succède à la bourgeoisie sur la scène de
l'histoire; il le fait en un rôle tout autre. La bourgeoisie, qui a
détruit les fondements de l'ancien régime, occupait des positions
élevées dans la hiérarchie sociale, elle exerçait des fonctions
directrices dans l'industrie et le commerce. Elle constituait une
minorité dominante, non une masse opprimée. Le prolétariat ne
constituera jamais, en tant que tel, une minorité dominante.
"Libéré" par les bolcheviks ou "exploité" par les capitalistes, il
continuera de travailler dans les usines avec un niveau de vie plus
ou moins élevé, un sentiment plus ou moins vif de participation,
inséré en une structure technico-administrative que la civilisation
industrielle impose à tous les pays. Les bolcheviks de 1917
n'étaient pas le prolétariat reprenant le flambeau de la
bourgeoisie. Alors que les Jacobins se réclamaient du peuple ou de
la nation, eux se réclamaient du prolétariat. À la différence des
Jacobins, ils ont réussi - au sens où les historiens parlent de
réussite, c'est-à-dire qu'ils ont gardé le pouvoir.Comme tous les bâtisseurs de l'avenir, ils
évoquaient volontiers leurs ancêtres. Lénine dansa de joie, dans la
cour du Kremlin, le jour où sa révolution eut dépassé la durée de
la Commune de Paris. Trotski, proscrit et persécuté, dénonçait
infatigablement le Thermidor stalinien. Les quatre phases de la
Révolution française - les tentatives de réformes, les extrémistes
au pouvoir, la réaction des opportunistes, la liquidation par la
dictature militaire? Trotski exilé en cherchait la répétition dans
le cours de la Révolution russe. Il trouvait sans peine les deux
premières phases, encore que le passage de la première à la
deuxième n'ait pris que huit mois en Russie et non trois ans. Mais
Staline, quel rôle jouait-il? Barras? Bonaparte? Ou bien Thermidor
et le 18-Brumaire, par une ironie de l'histoire et la ruse
diabolique d'un homme, ne se distinguaient-ils pas? Staline,
liquidateur des Jacobins et de la Révolution tout à la fois? Jamais
Trotski ne parvint à sortir des contradictions dans lesquelles il
s'était enfermé lui-même.
Ce que l'Union soviétique a bâti
Après l'effondrement d'un régime politique
traditionnel, anachronique, affaibli par trois ans de guerre, le
gouvernement provisoire à Saint-Pétersbourg ne put ou ne voulut pas
faire la paix. Assiégé par les généraux contre-révolutionnaires et
par les soviets d'ouvriers et de soldats, il succomba, presque sans
résistance, au coup d'État des bolcheviks. Ceux-ci constituaient
une minorité active: dans l'Assemblée constituante, la première, la
seule élue librement, les socialistes révolutionnaires disposaient
de la majorité. Lénine se hâta de la dissoudre. Les bolcheviks
gardèrent le pouvoir dont ils s'étaient emparés à la faveur des
circonstances. Ils ignoraient tout de la tâche qui les attendait.
Les livres sacrés ne leur enseignaient rien ni sur la construction
du socialisme ni sur la planification de l'économie.
Le Capital
analyse le fonctionnement du capitalisme, non celui d'un régime non
capitaliste.En tant que prise du pouvoir par une secte
de révolutionnaires imprégnés de marxisme, la révolution russe
s'achève en 1921 après la victoire dans la guerre civile. En tant
que construction d'une société nouvelle, la révolution d'Octobre
n'est pas encore finie. Peut-être les historiens diront-ils demain
qu'elle s'achève avec l'éviction de N. S. Khrouchtchev. MM.
Kossyguine et Brejnev ressemblent trop à des présidents de conseils
d'administration pour éveiller la ferveur ou la haine.
Ce qui terrifiait les observateurs avant la
mort de Staline, c'était la durée même du procès révolutionnaire.
Pourquoi la grande purge après la collectivisation agraire?
Pourquoi la reprise du terrorisme après la victoire dans la grande
guerre patriotique? Aujourd'hui encore, en dépit de la
déstalinisation, en dépit de la dénonciation du culte de la
personnalité, tout se passe comme si le parti hésitait à faire
confiance aux peuples qu'il gouverne depuis cinquante ans. Rien
n'indique pourtant que les citoyens de l'Union soviétique éprouvent
la moindre velléité de se dresser contre le régime. Ils sont
justement fiers de leur patrie, les conditions de vie s'améliorent
lentement. Or les continuateurs des bolcheviks gardent, à certains
égards, une mentalité obsidionale.
Craignent-ils que les Soviétiques
d'aujourd'hui, fils ou petit-fils des révolutionnaires,
s'interrogent sur le coût de l'œuvre accomplie? Après tout,
l'empire des tsars, de 1885 à 1914, avait le taux de croissance
économique le plus élevé d'Europe. Au début du siècle, les
économistes annonçaient qu'en 1950 la Russie atteindrait le premier
rang sur le vieux continent. Ce que l'Union soviétique a bâti,
grâce aux plans quinquennaux, par des méthodes impitoyables,
souvent inhumaines, un autre régime n'aurait-il pu le faire sans la
déportation de millions de koulaks, sans les crimes du culte de la
personnalité? Si légitimes que soient de telles interrogations pour
ceux qui se plaisent à l'uchronie, les bolcheviks ne redoutent pas,
me semble-t-il, ce genre de spéculations. Les comparaisons entre la
croissance économique des pays soviétiques et celle des pays
occidentaux prêtent à d'innombrables contestations; la comparaison
entre ce qu'a été la croissance de la Russie soviétique et ce
qu'aurait pu être celle d'une Russie non bolchevik demeure et
demeurera toujours un jeu de l'esprit. L'œuvre accomplie, en dépit
du sang versé et des horreurs inutiles, plaide pour elle-même, dès
lors que l'on néglige des valeurs intellectuelles et morales, à mes
yeux fondamentales.
Limites du révisionnisme
Non, ce qui continue d'interdire un
authentique révisionnisme aux bolcheviks - car les oligarques de la
direction collective n'ont pas abjuré leur foi - c'est que, depuis
un demi-siècle, ils ne parviennent pas à réconcilier pensée et
action. Ils se pensaient d'abord avant-garde de la révolution
européenne: les prolétariats des pays industriellement les plus
avancés, qui devaient relayer le prolétariat russe, ont "trahi" la
mission historique que leur avaient assignée quelques intellectuels
d'Occident; cinquante ans après les sept jours qui ébranlèrent le
monde, ils paraissent moins tentés que jamais de remplir cette
mission. Marx guettait la crise finale du capitalisme au milieu du
siècle dernier, Lénine l'espérait après la première guerre, Trotski
après la seconde. Le capitalisme, au moins le régime que les
marxistes-léninistes appellent de ce nom, survit en se
transformant.
"L'électrification et les soviets", disait
Lénine. Les usines ont surgi, les soviets disparu. La société qui
se nomme elle-même socialiste, autoritaire et hiérarchique,
vaut-elle mieux que la société de type occidental parce qu'en
supprimant la propriété individuelle des moyens de production elle
a réduit certaines formes d'inégalité et qu'elle s'efforce plus
vigoureusement d'instruire la population tout entière? Ou bien
faut-il dire que ces avantages ne compensent pas la grisaille de
l'existence, l'inquisition policière, l'étouffement de la liberté
individuelle, les crimes d'hier et le risque d'autres crimes, aussi
longtemps que le parti se réserve le monopole du pouvoir politique?
En tout cas, le régime soviétique, cinquante ans après la
Révolution, n'apparaît plus qu'un entre d'autres. Américanisme du
pauvre, exploits spatiaux et crise de l'agriculture, priorité à
l'enseignement et à la recherche: chacun choisira selon ses
préférences. Le plus difficile est de croire aujourd'hui que la
propriété collective des moyens de production marque la fin de la
préhistoire et crée un homme nouveau. Or comment renoncer à le
croire sans remettre en question la doctrine officielle, sans
s'exposer aux invectives des Chinois et à l'ironie sceptique des
Occidentaux? La restauration de la liberté intellectuelle
marquerait la fin de la Révolution: les bolcheviks se
contenteraient d'élever des pyramides, ils renonceraient à fonder
la cité de Dieu sur la Terre. Peut-être MM. Brejnev et Kossyguine
ont-ils renoncé, ils ne se l'avouent pas à eux-mêmes. Mao n'a pas
renoncé et les Soviétiques ne lui abandonnent pas le monopole des
rêves.
Les peuples soviétiques ont versé un lourd
tribut à ce que l'on appelle le progrès. En seront-ils récompensés
par la reconnaissance des autres peuples, pour reprendre la
prophétie de Renan? Je le crois, mais la reconnaissance ira-t-elle
au peuple qui a montré la voie de l'avenir ou à celui qui a révélé
la vérité - la vérité triste - de la politique?