De la peur à la confiance
Le Figaro
23 août 1968
Les experts, étrangers et français, ont
désormais établi le bilan économique, provisoire et approximatif,
des événements de mai-juin. Ils ont esquissé également, mais avec
hésitation, des prévisions à court terme. Hésitation pleinement
justifiée après la "surprise" du printemps dernier. Peut-être les
projections relatives à l'an 2000 gardent-elles toute leur valeur:
M. Edgar Faure, qui a intitulé un ouvrage
Prévoir le présent
, ne prévoit pas avec certitude, j'en suis convaincu, la situation
actuelle de l'université.Au moment où s'est produite l'explosion de
mai, l'économie française entrait dans une phase de croissance
accélérée. Pour la première fois, la Bourse témoignait de nouveau
d'une certaine confiance, le
boom
en Allemagne fédérale soutenait la conjoncture française.
Investissements et exportations favorisaient le secteur industriel.
En revanche, le marché du travail demeurait "préoccupant", selon
l'expression courante. L'expansion économique, non accompagnée
d'inflation et avec frontières ouvertes à la concurrence
internationale, ne suffisait pas à garantir l'embauche de tous ceux
qui se présentaient sur le marché du travail. Simultanément, le
comportement du public marquait une propension accrue à l'épargne.
La relative stabilité des prix ou la crainte du chômage suscitaient
une réticence des consommateurs que les comptables nationaux
constataient, non sans étonnement.Au cours des deux derniers mois, on a
chiffré les pertes subies du fait des événements: de 4 à 5% de la
production industrielle annuelle (hormis bâtiment et travaux
publics). Comme la production agricole n'a pas été atteinte, le
produit national brut subirait une amputation de quelque 3%. En ce
qui concerne les salaires, la hausse prévue entre le début de 1968
et octobre s'élèverait à quelque 12,5% en moyenne, les hausses
dépassant la moyenne dans les services publics et dans les régions,
les secteurs où les bas salaires étaient particulièrement
nombreux.
Ces indications n'ont malheureusement
qu'une signification limitée. L'économie et, en particulier,
l'industrie disposent, à coup sûr, d'un potentiel relativement
important de production supplémentaire. Une reprise vigoureuse
d'ici à la fin de l'année compenserait, au moins partiellement, les
effets de la crise du printemps.
La première incertitude porte sur les prix.
Non que la demande supplémentaire résultant des hausses de salaires
doive provoquer une montée rapide des prix. Le relèvement des
salaires les plus bas doit se traduire par une demande accrue de
produits, en particulier de produits alimentaires, dont l'offre
semble, dans la phase actuelle, élastique. D'autre part, les
salaires réels n'avaient guère progressé pendant les dix-huit mois
antérieurs en mai 1968. De plus, la propension à l'épargne se
maintiendra peut-être parce que les consommateurs craignent et le
chômage et la hausse des prix.
Un deuxième problème porte sur la capacité
des entreprises, notamment des entreprises industrielles,
d'absorber l'augmentation des coûts de production sans perdre les
moyens de financer leurs investissements nécessaires à l'expansion.
Pour certains secteurs, dont la compétitivité était déjà
compromise, une hausse de prix, en certains cas inévitable, risque,
à échéance, d'entraîner une réduction des débouchés, à l'extérieur
et même au-dedans, à moins d'une amélioration rapide de la
productivité.
Cette accélération aggraverait le chômage.
Le taux d'expansion de l'économie française ne suffisait plus,
depuis deux ans, à fournir des emplois à tous les jeunes. L'effort
de productivité auquel les entreprises vont être contraintes
amènera, selon la probabilité, des licenciements supplémentaires.
Un taux de chômage de quelque 5% apparaît vraisemblable. D'autres
pays industriels, la Grande-Bretagne, les États-Unis, ont connu des
taux de cet ordre et même souvent supérieurs, mais la France n'en a
pas fait l'expérience depuis 1945. L'opinion ressent le chômage
d'autant plus vivement que celui-ci frappe souvent les
jeunes.
Ces remarques banales laissent une marge
d'incertitude qui autorise l'optimisme des uns et le pessimisme des
autres. Matériellement, les dégâts causés par les semaines folles,
tout graves qu'ils sont, n'atteignent nullement aux dimensions
d'une catastrophe irréparable. Le niveau des prix, même après les
hausses de salaires, n'interdit pas l'ouverture des frontières. Le
Marché commun rend plus difficile une modification éventuelle de la
parité monétaire puisque les prix agricoles, exprimés, depuis les
accords de Bruxelles, en unités de compte internationales,
progresseraient immédiatement en proportion d'une dévaluation. Le
gouvernement, à juste titre, ne songe pas à une dévaluation, mais
le public y songe, au-dedans et au-dehors, puisque les exportations
de capitaux continuent et que les billets français ne s'échangent
pas, à l'étranger, au cours officiel.
Nous en venons ainsi à ce qui me paraît la
cause principale du malaise. Les Français demeurent traumatisés par
le choc des événements de mai. Ces derniers ont à tel point frappé
de stupeur ceux qui les ont vécus, en tant que participants actifs,
spectateurs ou victimes, que la France tout entière, encore
surprise au spectacle de ce qu'elle vient de faire, s'interroge:
n'est-ce qu'un commencement? Vaste opération subversive ou immense
chahut monté par les
Jeunesses communistes révolutionnaires
, la
Fédération des étudiants communistes
, quelques autres groupuscules et par des fils de famille saisis du
démon de la contestation? Faut-il s'attendre à de nouveaux troubles
ou bien, après cet "énorme" défoulement, la nation va-t-elle
rentrer dans l'ordre qui s'offrait au regard de presque tous, huit
jours avant le 3 mai?Les Français, les jeunes et les moins
jeunes, ont évoqué tant de sujets de mécontentement, tant de
désordres établis, au cours des palabres de mai, qu'ils ne savent
plus s'il faut refaire la société par la base ou recommencer comme
avant. Scandale des bas salaires (entretenus par le S.M.I.G. qui
avait pour fonction de les empêcher) et aliénation par la société
de consommation, griefs des cadres et de tous les demi-privilégiés
contre la hiérarchie, volonté de participation et rêve de
démocratie directe: comment les chefs d'entreprise pourraient-ils à
la fois satisfaire les justes revendications des salariés et
prendre en considération les dissertations métaphysiques des
étudiants, cautionnées par M. le ministre de l'Éducation
nationale?
La révolution avortée de 1968 a laissé
derrière elle une sorte de grande peur, provisoirement amortie par
l'atmosphère des vacances. Se dissipera-t-elle au mois de
septembre? Les Français vont-ils cesser d'avoir peur les uns des
autres et, finalement, d'eux-mêmes? Beaucoup dépendra du
gouvernement. Le ministre des Finances, au lieu d'avoir peur des
exportations de capitaux, montrera-t-il sa confiance dans la
monnaie en supprimant un contrôle des capitaux parfaitement
inefficace? Au lieu de multiplier les contrôles, mettra-t-il sa
confiance dans la concurrence internationale pour empêcher la
hausse des prix, au moins des prix industriels? Le ministre de
l'Intérieur et celui de l'Éducation nationale trouveront-ils un
langage commun, qui rende confiance dans l'autorité légale sans
interdire dialogue ou réforme?
Chacun allait répétant, au mois de juin:
les choses ne seront jamais plus comme avant. Formule ambiguë, qui
pose le problème: il ne faut pas oublier les leçons de la crise (à
condition de savoir ce qu'elles sont), certes, mais il faut bien,
après les illusions lyriques et le tumulte manipulé, rentrer dans
la vie réelle, prosaïque peut-être ou ennuyeuse, mais plus
authentique que les rêves éveillés des communes
révolutionnaires.