Propagande et diplomatie
Le Figaro
13 novembre 1951
Les amateurs du dialogue entre Est et Ouest
doivent être, depuis quelques jours, à la fois comblés et déçus.
MM. Vychinsky et Acheson ont échangé des discours, mais jamais ils
n’ont paru plus loin s’entendre. Les stratèges occidentaux ont tenu
compte des conseils qu’on leur prodiguait, ils n’ont pas voulu
laisser aux Staliniens le monopole des mots paix et désarmement.
Mais, pour dire vrai, le plan occidental de désarmement n’avait pas
plus de chance d’être accepté par l’Union soviétique que l’appel de
Stockholm d’être signé par M. Truman. Une fois de plus le dialogue
se change en succession de monologues, une fois de plus la
diplomatie dégénère en propagande.
Quand les commentateurs s’interrogent
gravement sur les responsabilités de M. Acheson, dont les propos,
trop violents, auraient suscité la réplique soviétique (comme si le
discours de M. Vychinsky n’avait pas été préparé à l’avance), on se
demande si les démocrates comprendront jamais le monde dans lequel
nous vivons. À la tribune de l’O.N.U., les hommes d’État deviennent
ce qu’en d’autres temps on aurait appelé des orateurs de réunion
publique. Le fait n’est pas nouveau et ne révèle pas les intentions
des acteurs.
Diplomatie secrète
Autrement grave était la publication par le
ministère des Affaires étrangères soviétique de la démarche de
l’amiral Kirk. Celui-ci avait implicitement offert une conversation
secrète, les hommes du Kremlin l’ont refusée. M. Duverger, dans
Le Monde
, nous répond que nous nous trompons. Dans un cas pareil, les
Américains n’auraient pas été tenus de recourir à la méthode de M.
Vychinsky, mais celle-ci était rendue, inévitable par la nature du
système soviétique.Je me demande en vérité sur quoi M.
Duverger fonde ses affirmations déconcertantes. Aucun gouvernement
n’est aussi libre à l’écart de sa propre propagande que celui de
l’Union soviétique. Dix années d’invectives contre le fascisme
n’ont pas empêché Staline de célébrer, le jour du pacte
Molotov-Ribbentrop, «la rencontre de deux révolutions». La plupart
des négociations réussies avec l’Union soviétique ont été menées
discrètement, à l’abri des rumeurs de la place publique. Les
traités avec l’Allemagne (Rapallo ou le pacte de 1939) ou avec la
Turquie appartenaient à la tradition de la diplomatie réaliste,
fondée sur des calculs d’opportunité et de puissance. Le seul
gouvernement qui serait en mesure de revenir à la diplomatie du
passé est celui de Moscou. Il est donc clairement contraire à la
vérité d’expérience d’affirmer que la méthode Vychinsky – la
révélation au public d’une entrevue confidentielle – était imposée
par la nature du système soviétique. La vérité serait bien plutôt
contraire: c’est le système américain qui aurait peine à mener
durablement des pourparlers secrets.
M. Duverger ne paraît guère plus heureux
quand il cherche du côté soviétique les signes d’une volonté de
dialogue. Il donne, en effet, la propagande en faveur du pacte à
cinq pour preuve du fait que «Moscou déclare vouloir le dialogue».
Avec ce genre d’interprétation, M. Duverger doit être d’avis que
l’appel de Stockholm marquait «le désir de dialogue». Soyons
sérieux.
La propagande soviétique a choisi «le pacte
à cinq» pour relayer le thème de l’interdiction de l’arme atomique,
parce que l’on savait, à Moscou, que le pacte à cinq, dans les
circonstances actuelles, est inacceptable aux Occidentaux. Les
États-Unis qui n’ont pas reconnu la Chine communiste (à tort ou à
raison, c’est une autre question), ne consentiront pas à traiter
avec Mao Tse-toung, alors que la guerre de Corée n’est pas finie.
Le pacte à cinq rappelle la technique hitlero-fasciste (pour
emprunter le langage de l’
Humanité
) du pacte à quatre. On veut inciter les prétendues grandes
puissances à constituer une sorte de directoire, au-dessus des
moyennes et petites puissances. L’Union soviétique en tirerait un
double bénéfice: éveiller la méfiance des puissances non
représentées dans le directoire, dévaloriser l’O.N.U. Un pacte de
paix ne nous apportera pas plus que la Charte des Nations Unies.
Pourquoi l’Union soviétique et la Chine se sentiraient-elles plus
obligées par celui-là que par celle-ci?L’autre exemple que l’on invoque, celui des
déclarations de M. Grotewohl, est tout autre. Le premier ministre
de la République populaire allemande visait à coup sûr un effet de
propagande, il voulait ralentir ou paralyser les négociations entre
Bonn et les Occidentaux, mais il n’est pas exclu qu’en même temps
M. Grotewohl désirât engager un véritable dialogue. Il convenait
donc de ne pas repousser d’emblée les avances du porte-parole
allemand du Kremlin et de mettre à l’épreuve sa sincérité, ce qui,
d’ailleurs, a été fait par les gouvernants de Bonn, Paris, Londres
et Washington.
En d’autres termes, quand la propagande
soviétique tend exclusivement à dresser les peuples contre les
gouvernants, il faut la démasquer, en dénoncer les intentions et
les objectifs, y opposer des propositions plus authentiques et,
autant que possible, spectaculaires, il ne faut certainement pas
entrer dans le jeu. En revanche, quand la propagande vise peut-être
aussi à engager les négociations, il faut mettre à l’épreuve les
intentions soviétiques, sans oublier que les Staliniens ne révèlent
pas aisément leurs intentions.
Stratégie et propagande
Il est bien vrai que le régime stalinien
recourt à la propagande plus systématiquement, plus intensément que
tout autre, à l’égard de son propre peuple pour lui suggérer, par
obsession, une certaine image du monde, à l’égard des autres
peuples, pour les pousser à la révolte contre leurs gouvernants. On
nous dit que les staliniens n’y renonceront pas et je pense qu’on a
raison, encore que l’Union soviétique y ait renoncé d’août 1939 à
juin 1941, au temps de l’alliance avec Hitler, qui fut aussi, pour
Staline et les siens, celui de la grande peur. Si, comme nos
confrères du
Monde
, je ne crois pas que Staline soit prêt à suspendre sa propagande
anti-occidentale, j’en tire la conclusion que, même une suspension
de la guerre froide ne nous ramènerait pas à la situation
antérieure à 1939. À ce moment-là, l’Union soviétique, faible,
était intéressée à une pacification apparente. Aujourd’hui, dans la
phase décrite par la doctrine comme celle de la division en deux
camps entre lesquels continuera, jusqu’à la victoire de l’un ou de
l’autre, une lutte inexpiable, la guerre psychologique, sinon
militaire, sera permanente.Je n’en tire pas la conclusion que des
alternances de tension et de détente soient exclues. Employant un
procédé d’insinuation, pour le moins déplaisant, notre confrère
semble accuser certains «journalistes et intellectuels» du vieux
monde d’être hostiles à l’ouverture d’un dialogue, de peur qu’elle
ne «rejette dans la facilité et la faiblesse les États-Unis». Nous
aurions bien tort, les uns et les autres, de nous faire des
illusions sur l’influence que nos écrits exerceront sur la
politique américaine. Les rédacteurs du
Monde
ne devraient pas non plus oublier que ni les négociations publiques
(Palais rose) ni les entrevues discrètes n’ont jusqu’à présent
donné de résultats.Cela dit, je pense pour mon compte qu’une
détente relative serait plutôt, à l’heure présente, dans l’intérêt
de l’Occident. La preuve semble désormais faite que rien ne donnera
aux Européens le sens de l’urgence et ne réveillera leur instinct
de conservation. Quant aux Américains, après avoir méconnu, jusqu’à
l’affaire de Corée, la nécessité d’ajouter au potentiel économique
et à la bombe atomique des armements disponibles pour mener la
guerre froide, ils courent le risque de verser dans l’excès
contraire et d’oublier que les armes, conventionnelles ou
nouvelles, ne suffisent pas à résoudre tous les problèmes. Une
détente, provisoire et relative, ne replongerait pas les États-Unis
dans l’inconscience, elle aiderait l’opinion américaine à peser
avec plus de sérénité l’importance des différents champs de
bataille, à considérer à la fois les perspectives à court terme et
à long terme.
Mais, encore une fois, ce n’est pas
Le Figaro
qu’il faut convaincre, c’est le Kremlin.