Le retour éternel
Le Figaro
6 juillet 1968
En décembre 1958, le gouvernement présidé
par le général de Gaulle réussit une opération classique: une
dévaluation précédée par des mesures restrictives et suivie par une
politique raisonnable du budget et du crédit. Après une année de
quasi-stagnation - 1959 - l'économie française, grâce à la marge de
manœuvre que lui assurait la nouvelle parité monétaire, connut une
période d'euphorie. De 1960 à 1962, l'expansion se poursuivit à un
taux élevé sans que la hausse des prix atteignit la cote
d'alerte.
Simultanément, les capitaux émigrés
revenaient, les comptes extérieurs accusaient un excédent. Les
réserves de devises se gonflaient rapidement. Le mot d'ordre de
"vérité des prix", qui avait accompagné - sinon inspiré -
l'opération d'assainissement demeurait théoriquement en
vigueur.
À l'automne de 1962, une hausse excessive
des prix, imputable plus à l'afflux d'un million de Français
d'Algérie qu'à l'excès de la demande globale, obligeait le ministre
des Finances à lutter contre l'inflation. En dépit de son
libéralisme doctrinal, M. Giscard d'Estaing ne résistait pas à la
tentation de multiplier les mesures partielles. Il encadrait le
crédit, il réduisait ou supprimait l'impasse, mais agissant en
douceur, il appliquait également un blocage autoritaire des prix.
Les bonnes raisons ne manquaient pas pour recourir à cette
pratique, dont les responsables ne dissimulaient pas les
inconvénients.
Une politique anti-inflationniste brutale
aurait provoqué un arrêt de l'expansion. La politique souple
ralentit l'expansion sans l'arrêter, mais elle prolongea la phase
de langueur. Une reprise vigoureuse se dessinait au moment où se
produisit l'explosion. Une trop grande rigueur, visant à
l'accumulation des excédents de devises, un freinage des salaires
réels, des mutations pénibles sans morphine inflationniste portent
une part de responsabilité dans la "révolution", dont il faut
aujourd'hui acquitter le prix.
De nouveau, comment résister aux arguments
de circonstances? Il faut éviter les hausses de prix, qui
enlèveraient aux salariés une partie des avantages obtenus. Il faut
accorder des subventions aux entreprises qui ne parviendraient pas
à exporter. Il faut protéger par des quotas les secteurs menacés
par un flot d'importations. Plus question de vérité des prix pour
les services publics ou les secteurs nationalisés. L'État, une fois
de plus, se juge contraint de multiplier les interventions
parcellaires. Ainsi la force des circonstances oblige les ministres
à une pratique qui contredit leur théorie, du moins la théorie dont
ils se réclament officiellement. Moins que jamais ils s'en tiennent
au réglage de la conjoncture et laissent aux entreprises la
responsabilité de leur destin.
En 1968, le contrôle des prix, introduit en
1962 pour quelques mois, n'avait pas encore été officiellement
supprimé. Combien de temps dureront, après le choc de mai 1968, les
prix irréels, les aides de circonstances, les contrôles
temporaires, tout l'arsenal du colbertisme éternel - amour secret
des uns, alibi des autres? Il ne suffit pas d'appartenir au Marché
commun pour en comprendre l'esprit et la loi.