Le Plan, les conjonctures et les
structures
Le Figaro
9 octobre 1964
Le rapport sur les orientations générales
du Ve Plan présenté à la presse par M. Massé est un document, si
riche que plusieurs longs articles ne suffiraient pas pour en
dégager même les idées essentielles. Les remarques suivantes
portent sur un point particulier, que j'ai choisi en fonction des
problèmes actuels: comment éviter que les mesures de circonstances,
prises pour parer à des dangers immédiats, ne compromettent la
politique à moyen terme dont le Plan lui-même trace les grandes
lignes?
Le rapport de M. Massé est dans l'ensemble,
optimiste. Les planificateurs partent de l'hypothèse que les taux
de croissance des dernières années, supérieurs à ceux du siècle
dernier ou à ceux du début de ce siècle, se maintiendront jusqu'en
1970 ou même jusqu'en 1985. Le potentiel de croissance subsiste
inentamé. Le rendement des investissements a été plus élevé en
France que dans les autres pays d'Europe (supériorité que les
planificateurs attribuent au Plan lui-même). Un taux de croissance
de 5% du produit intérieur brut, légèrement inférieur à celui
qu'avait fixé le IVe Plan, serait compatible avec le maintien de
l'équilibre, au moins au sens que l'on donne aujourd'hui à ce
terme, à savoir une hausse des prix qui ne dépasserait pas celle
que connaissent nos partenaires et concurrents.
Comment préserver l'équilibre?
Au cours du IVe Plan, l'équilibre, même au
sens limité que nous venons de définir, n'a jamais été réalisé. La
hausse des prix en 1959, 1960, 1961 et 1962 a été constamment
supérieure au pourcentage tolérable. Si l'opinion et peut-être même
le gouvernement n'en ont pris une conscience claire qu'en 1963, la
cause en est la marge de manœuvre que nous assurait la dévaluation
de 1958. Comme, de plus, il était possible d'imputer à cette
dévaluation certaines hausses, la tentation devenait irrésistible
d'ignorer les avertissements que donnait, chaque année, le
commissaire général au Plan et que confirmait la lecture des
statistiques.
L'inflation fut soudainement accélérée par
les événements, en particulier par l'afflux des Français quittant
l'Algérie. Le "dérapage des prix", selon l'expression des experts,
fut visible aux yeux de tous: il fallut prendre des mesures
d'urgence, connues sous le nom de plan de stabilisation. Nous ne
voulons pas revenir sur le détail de ces mesures et discuter
l'opportunité de l'une ou de l'autre. Ce qui nous intéresse en
l'espèce, c'est la contradiction entre certaines de ces mesures
d'urgence et les principes de gestion que le Commissariat au Plan
recommande au gouvernement.
Par exemple, le rapport insiste, à diverses
reprises, sur la notion de
vérité des prix
. Les biens et services des entreprises d'État ou des services
publics doivent être vendus, autant que possible, à des prix de
marché, c'est-à-dire qui ne comportent pas de déficit
d'exploitation, qui n'obligent pas le Trésor à combler la
différence entre dépenses et recettes. La vérité des prix est
souhaitable pour des motifs d'ordre général, que les économistes de
toutes les écoles ont maintes fois exposés. Elle est
particulièrement souhaitable dans le cas de la France où l'État
doit opérer un prélèvement considérable sur le revenu national pour
développer les équipements sociaux (écoles, routes,
communications). Or, il y a des limites au prélèvement fiscal: si
l'impôt sert à couvrir des déficits d'exploitation, l'État aura
tendance à renvoyer au marché, directement ou indirectement, le
financement des investissements des services publics et à réduire
les possibilités d'emprunt du secteur privé.L'objectif de vérité des prix vaut pour le
secteur privé comme pour le secteur public et c'est pourquoi je me
suis inquiété de la prolongation d'une mesure, par essence,
temporaire, comme celle du blocage des prix - mesure qui, par
nature, tend à cristalliser des relations de prix en un univers où
la stabilité globale doit résulter de mouvements multiples de sens
opposés. Là encore, les décisions gouvernementales sont
intelligibles en fonction de la conjoncture présente, par rapport à
la psychologie supposée du public. N'importe quelle hausse de prix,
même si elle tend à éponger un déficit d'exploitation ou si elle
élargit une marge d'autofinancement, étant interprétée comme une
preuve d'inflation, le gouvernement interdit, toutes les hausses
(au moins en théorie), tout en sachant qu'il est amené, de ce fait,
à méconnaître les principes de sa politique à moyen terme.
Comment contenir la consommation?
Si optimiste soit-il dans son ensemble, le
rapport de M. Massé ne dissimule pas les difficultés que l'économie
française doit encore surmonter pour que la progression envisagée
s'accomplisse effectivement. La difficulté majeure est toujours la
même: la consommation a augmenté plus vite qu'il n'était prévu, la
hausse des prix a également dépassé les prévisions et, en 1963 et
1964, l'investissement productif a pris du retard à la fois sur les
prévisions et sur les exigences du Plan. La réussite du Ve Plan
suppose donc une efficacité dans la lutte contre l'inflation ou, si
l'on préfère, une réussite dans la politique de stabilité que l'on
n'a observée à aucun moment depuis 1958. La Ve République n'a connu
ni crise aiguë d'inflation, comme la IVe République en 1951 et en
1957, ni déficit des comptes extérieurs. Mais si ces derniers ont
été et restent excédentaires, l'inflation a été continue avec une
accélération en 1962. Aussi longtemps que les planificateurs
n'auront pas donné une explication satisfaisante des causes
spécifiquement françaises de cette tendance à l'inflation, le
commentateur se demandera comment le redressement de
l'investissement productif sera obtenu. Le taux d'autofinancement
brut des entreprises, qui a reculé de 70% en 1960 à 64% en 1963 et
à moins encore en 1964, devrait retrouver, en 1970, le niveau de
1960.
Le taux d'autofinancement dépend des
multiples facteurs qui conditionnent les mouvements relatifs des
coûts de revient et des prix de vente. Les entreprises
industrielles du secteur privé, exposées à la concurrence étrangère
par suite de l'ouverture des frontières, risquent d'être coincées
entre la hausse des coûts dans les secteurs des industries
protégées ou des services et la limitation forcée des prix. On
n'aperçoit pas clairement, dans le rapport, si les planificateurs
comptent sur la politique des revenus pour mettre un terme au
processus inflationniste, qui a accompagné le IVe Plan et dont le
freinage a entraîné le ralentissement de l'expansion.
À ce point se posent des problèmes auxquels
je ne prétends pas donner de réponse. D'un côté, des mesures
conjoncturelles contredisent parfois la politique du Plan, mais,
d'un autre côté, cette politique du Plan est-elle réalisable sans
des réformes d'ordre structurel ou, du moins, sans des réformes que
les seuls techniciens en peuvent recommander parce qu'elles
suscitent inévitablement des controverses partisanes? Est-il
possible avec notre actuel système d'impositions d'opérer les
prélèvements fiscaux nécessaires sans provoquer l'inflation? Est-il
possible de construire 470.000 logements par an, en 1970, sans
toucher à la législation foncière, sans impôt sur les gains en
capital?
Le Ve Plan va être l'objet de discussions
au Conseil national économique et à l'Assemblée nationale. Ces
discussions auront surtout pour objet la répartition des ressources
et des revenus, mais elles devraient aussi s'attacher aux réformes
de structure faute desquelles le gouvernement sera acculé à
prendre, comme il le fait depuis un an, des mesures peut-être
justifiées par la conjoncture mais contraires aux règles qu'il
s'est lui-même fixées.