L’entente fait la force
Le Figaro
23-24 janvier 1971
Les pays industrialisés ne peuvent se
passer des matières premières qu’ils achètent à des pays peu
développés. Formule que l’on traduirait volontiers en une autre:
les pays riches ont besoin des pays pauvres – à condition d’oublier
certains cas dits exceptionnels, ceux des émirats du Proche-Orient,
qui produisent plus de dizaines de millions de tonnes de pétrole
qu’elles ne possèdent de centaines de milliers d’habitants. Les
relations des Occidentaux avec les Arabes seraient probablement
meilleures si la géographie, aidée par la politique, n’avait pas
créé, ici et là, cette disproportion entre l’accumulation de l’or
noir et le nombre de ses bénéficiaires.
En dépit des tensions cachées, les
producteurs ont réussi pour la première fois à présenter un front
commun aux grandes compagnies et aux États occidentaux. Les
vendeurs font la loi dans le marché à cause de la fermeture du
canal de Suez, du manque des moyens de transport et de
l’augmentation constante et rapide de la consommation. Ils se
trouvent en position de force dès lors qu’au lieu de s’adresser
isolément aux compagnies pétrolières pour obtenir chacun
accroissement de la production nationale, élévation du prix de base
ou relèvement du pourcentage fiscal, ils formulent ensemble des
revendications.
À ce front commun, les consommateurs ont
répondu par une organisation commune des compagnies, à laquelle
adhère la Compagnie française des pétroles, avec la bénédiction du
gouvernement. La compagnie nationale italienne, qui cherche à se
tailler son empire en faisant cavalier seul, a refusé
spectaculairement son adhésion. La plupart des petites compagnies
américaines semblent oublier momentanément leur rivalité avec les
grandes.
Une fois les deux interlocuteurs également
convaincus que l’union fait la force, le dialogue s’engage avec
toutes les chances d’aboutir.
La dévalorisation annuelle du dollar
justifie une élévation du prix du pétrole brut, une sorte d’échelle
mobile. L’augmentation du prélèvement fiscal de 50 à 55% ne ruinera
personne. Entre le prix du brut et le prix de l’essence du touriste
ou du fuel de l’industriel, il y a tant d’intermédiaires,
raffinage, distribution et fiscalité, que les gouvernements
n’auront aucune peine, s’ils en décident ainsi, d’amortir les
répercussions de cette hausse de prix. On abuse l’opinion quand on
lui présente ce relèvement de prix comme dangereux pour des
économies déjà en état d’inflation. L’énergie ne constitue qu’un
pourcentage très faible des prix de produits finis. Pour les rares
secteurs dont la prospérité dépend du prix de l’énergie, rien
n’empêche de prendre des mesures spéciales. Pourquoi s’indigner que
les vendeurs cherchent à profiter d’une conjoncture favorable,
puisque les Occidentaux se réclament d’une économie de
marché?
En vérité, le prix du brut sur lequel sont
calculés les prélèvements des pays producteurs peut être interprété
de multiples manières mais personne ne peut y voir, avec la
meilleure volonté du monde, un prix libre. Aussi ceux qui espèrent
ou craignent – pour d’autres matières premières – la même coalition
des pauvres contre les riches, peuvent se rassurer ou perdre leurs
illusions: le dialogue entre trust de vendeurs et trust d’acheteurs
demeure un cas exceptionnel, peut-être unique.