Regards sur l'économie française
Le Figaro
5 mars 1969
Pessimistes en 1950, optimistes en 1960,
voici les observateurs de la scène économique française retombés
dans la mélancolie en 1968. Le traumatisme de mai-juin laisse en
héritage une inquiétude vague sur la résistance de la société aux
chocs. Aujourd'hui, comme il y a vingt ans, les Français
s'interrogent sur l'avenir, sur leur capacité d'adaptation aux
exigences de la modernité. La mise en question de la modernité,
sous le nom de société de consommation, accompagne et contredit
curieusement cette interrogation.
À s'en tenir au produit national brut, aux
prix du marché (année 1966)(1), la France se situerait à peu près au même
niveau que la République fédérale allemande ou le Royaume-Uni:
2.010 dollars par habitant en République fédérale, 1.910 en
Grande-Bretagne contre 2.060 en France, mais cette comparaison n'a
qu'une valeur limitée du fait qu'elle utilise des taux de change
officiels et que les prix des services, soustraits à la compétition
internationale, gonflent la valeur du P.N.B. dans la mesure même où
ils s'élèvent.
En ce qui concerne la répartition de la
main-d'œuvre, la France diffère de ses partenaires européens sur
deux points: l'agriculture occupe encore (1966) 17,6% des
travailleurs contre 10,8 en République fédérale et 3,4 en
Grande-Bretagne; l'industrie n'occupe que 40,8% de la main-d'œuvre
contre 49,3% en République fédérale et 47,2% en Grande-Bretagne. En
Italie, l'agriculture demeure relativement plus importante qu'en
France, mais le pourcentage de la main-d'œuvre industrielle (40,7%)
ne diffère plus guère du pourcentage français. Depuis le début du
siècle,
l'industrialisation progresse moins vite dans
notre pays
que chez nos principaux partenaires ou concurrents. L'augmentation
de la main-d'œuvre occupée dans le secteur tertiaire dépasse
régulièrement les prévisions; l'augmentation de la main-d'œuvre
industrielle, en revanche, n'atteint pas les objectifs des
planificateurs.L'écart entre la France et les autres pays
d'Europe occidentale est moindre si l'on se réfère à la part des
trois secteurs dans le produit national et non plus aux
pourcentages de la main-d'œuvre. Le secteur secondaire contribue au
P.N.B. pour 47,3% en France contre 51,9% en Allemagne et 46,6% au
Royaume-Uni. Si approximatifs que soient ces chiffres, ils
suggèrent que la productivité de l'industrie française ne doit pas
être inférieure dans l'ensemble à celle des autres industries
européennes.
À ces données structurelles, il en faut
ajouter une autre, dont l'importance saute aux yeux et sur laquelle
M. Pierre Longone, entre autres, a eu raison d'attirer l'attention:
de 1955 à 1965, la population française a augmenté du même
pourcentage environ que celle de la République fédérale (12,7
contre 12,9), mais la croissance de la population active n'a été
que de 3,3% en France contre 12% en Allemagne.
La comparaison des produits nationaux aux
prix du marché plus encore que celle des produits par habitant
suggère une interprétation favorable des performances françaises au
cours des dix dernières années. Mais d'autres commentateurs
utilisent des chiffres différents.
Voici deux exemples de la diversité
possible des jugements. M. Emmanuel Devaud constate, de 1958 à
1967, une augmentation en volume (donc en tenant compte de la
hausse des prix) du produit national brut de 5,1% par an en France,
de 4,7% en République fédérale allemande, de 4,3% aux États-Unis.
Mais il ajoute qu'"en retrait d'un tiers environ pour la production
industrielle, l'investissement et l'exportation, la France égale sa
voisine pour la production nationale par habitant". D'autre part,
en substituant le P.N.B. aux prix des facteurs au P.N.B. aux prix
de marché (c'est-à-dire en éliminant les impôts indirects et les
subventions), M. Guy Lambert, dans
La France catholique
, donne une idée déjà beaucoup moins optimiste de la situation
relative de la France. De plus, il suffit de comparer les produits
nationaux en substituant au taux de change officiel un taux de
change décrété plus vrai pour que la France apparaisse surclassée
par la République fédérale dans la hiérarchie économique des
nations.Quel mode de calcul, dira-t-on, reflète la
réalité? La réponse à une telle question exigerait des analyses et
des discussions qui déborderaient le cadre d'un article. En
simplifiant, disons que la France, depuis dix ans, supporte les
inconvénients d'un pourcentage de population active inférieur à
celui de la République fédérale. L'augmentation des non-actifs,
jeunes et vieux, explique, pour une part, le gonflement des charges
fiscales (ces charges expliquent le décalage entre les produits
nationaux aux prix du marché et aux prix des facteurs). Elle
explique les transferts sociaux, le volume des dépenses étatiques
pour les services publics, la part excessive du tertiaire dans la
répartition de la main-d'œuvre.
Mais le facteur démographique n'explique
pas tout. Durant la première moitié du siècle, alors que la
population n'augmentait pas, que le taux de natalité était le plus
bas de l'Europe, le secteur tertiaire se développait de manière
excessive; l'industrie, en revanche, n'occupait qu'une fraction
anormalement faible de la main-d'œuvre, par comparaison avec
l'Allemagne ou la Grande-Bretagne.
La conjoncture actuelle, au cours des dix
dernières années et au cours des prochaines années, résulte donc à
la fois de causes anciennes et de facteurs nouveaux: causes
anciennes: la prolifération du tertiaire en avance sur
l'industrialisation; causes nouvelles: la conjonction d'un
pourcentage élevé de non-actifs, jeunes s'ajoutant aux vieux, la
diminution rapide de travailleurs de l'agriculture, donc la
formation d'une réserve de main-d'œuvre par suite de
l'accroissement de la natalité après la guerre et de la
modernisation de l'agriculture.
Tous ces facteurs ensemble n'ont pas
empêché la croissance du produit national, mais ils n'ont pas
accéléré la croissance de l'industrie, ils ont favorisé, sinon
provoqué l'inflation, une hausse des prix plus rapide qu'en
Allemagne fédérale. La politique restrictive entre 1963 et 1968
destinée à mettre un terme au processus inflationniste a ralenti la
croissance et préparé l'explosion de mai.
(1)
Statistiques de l'O.C.D.E.