Contre la psychose de hausse
Le Figaro
27 décembre 1957
On tenterait vainement, aujourd'hui, de
prévoir comment évoluera l'économie française au cours de l'année
1958. Trop de causes d'incertitude interviennent, les unes liées
aux événements extérieurs, les autres internes à notre pays.
L'économie américaine est entrée dans une
phase que l'on peut baptiser "rajustement" ou "récession". Les
observateurs n'espèrent pas de reprise d'activité au cours du
premier semestre de 1958. Dans le reste du monde occidental, la
lutte contre l'inflation demeure à l'ordre du jour et les
restrictions monétaires sont plus sévères que jamais en
Grande-Bretagne. Dans quelle mesure les exportations françaises
seront-elles affectées par cette légère dépression? On ne saurait
le dire avec précision. Une fois de plus, la conjoncture française
n'est pas en accord avec la conjoncture mondiale. Les prix français
de gros aussi bien que de détail continuent de monter, alors que,
depuis des mois, les prix mondiaux des matières premières sont
orientés à la baisse. Au cours de ces dernières années,
l'insuffisance des exportations françaises était attribuée à
l'excès de la demande intérieure. À supposer que les mesures
récemment prises soient efficaces et libèrent des produits
supplémentaires pour la vente au dehors, nos exportations
pourraient ne pas progresser aussi vite que l'exige l'état de nos
comptes extérieurs par suite du rétrécissement des marchés,
imputables à la récession. Or, le ravitaillement de nos usines en
matières premières serait compromis si le déficit dépassait le
montant des devises fournies par les crédits étrangers.
Il nous faut donc faire une première
hypothèse optimiste. Les 400 à 500 millions de dollars sur lesquels
nous comptons nous seraient fournis soit par le Fonds monétaire
international, soit par l'Union européenne de paiements.
L'amélioration de la balance commerciale, constatée en octobre et
novembre derniers, se maintiendra. Le déficit commercial mensuel se
situera entre 10 milliards et 15 milliards de francs, le plan
d'importation ne créant pas de pénurie grave pour notre
industrie.
Ces perspectives optimistes ne dépendent
pas seulement de la conjoncture mondiale, elles dépendent aussi de
la conjoncture française. Si les prix continuent à monter cependant
qu'au dehors ils sont stationnaires ou en baisse, la disparité
s'accentuera et le déficit se creusera de nouveau. La question la
plus urgente est donc celle des prix.
Certaines hausses de ces derniers mois ont
été inévitables. L'opération 20% ne pouvait pas ne pas se
répercuter dans les prix industriels. Il fallait renoncer à
certaines subventions, trop coûteuses pour les finances publiques.
Des récoltes déficitaires entraînaient fatalement la hausse du
cours de quelques produits alimentaires. Tous ces facteurs de
hausse n'ont pas épuisé leur action, d'autant plus que le jeu de
l'échelle mobile conduira à un premier relèvement du S.M.I.G. en
janvier, à un deuxième avant le printemps.
Si l'on considère le problème en ses
données mécaniques, la stabilisation des prix est possible au
printemps prochain, vers mars-avril, à la seule condition que la
hausse ne soit relancée ni par l'incrédulité monétaire ni par des
relèvements de salaires dépassant ce qu'implique le jeu de
l'échelle mobile. Dans l'immédiat, il convient, avant tout, de
dissiper la psychose inflationniste.
Quoi qu'on en ait dit, le public a résisté
longtemps à cette psychose. Pendant l'année 1956, on n'a observé
aucun signe de fuite devant la monnaie. La vitesse de circulation,
mesurée d'après le rapport entre l'indice des règlements par
compensation à Paris et celui des comptes courants créditeurs, est
restée à peu près la même jusqu'au dernier trimestre de 1956 (1,9,
1,9, 2,1 pendant les trois premiers trimestres de 1956 contre 2,0
au dernier trimestre de 1955). Elle a augmenté très nettement en
1957 (3,0 au deuxième trimestre de 1957). Ces chiffres que
j'emprunte au rapport de M. Leenhardt prouvent que la première
tâche est de convaincre le public que la hausse des prix peut et
doit s'arrêter.
Cet arrêt n'est pas garanti, mais il est
possible. Il sera d'autant plus vraisemblable que la confiance dans
la monnaie aura été restaurée. Le budget de 1958, tel qu'il a été
établi, n'est pas nécessairement inflationniste. Une impasse de 600
milliards n'exclut pas, si les récoltes sont bonnes, une stabilité
de l'ensemble des prix. Encore faut-il que l'opinion ne confonde
pas la hausse de certains prix, en tout état de cause inévitable,
avec une hausse générale et n'amplifie pas la crise en
s'abandonnant à ne fièvre d'achats.
Les facteurs psychologiques, au cours des
prochains mois, auront une influence décisive. Que le budget soit
exécuté tel qu'il a été prévu, que les restrictions de crédit ne
soient pas relâchées, que les circonstances permettent d'assurer le
ravitaillement de l'industrie, et la stabilisation est possible.
Encore faut-il que l'on ne réagisse pas aux premières
manifestations de ralentissement d'activité par des mesures contre
la "récession". Dans une économie dont tous les secteurs sont en
expansion, où le manque de main-d'œuvre sévit, nulle stabilisation
n'est possible.
La thérapeutique contre l'inflation n'est
jamais indolore.