Y a-t-il une épargne indésirable?
Le Figaro
31 octobre-1er novembre 1970
Au lendemain de la dévaluation, les
ministres et le président de la République lui-même invitaient les
Français à dépenser moins et à épargner davantage. À la télévision,
le premier ministre prenait un exemple simple: le renouvellement de
l'automobile ou de la machine à laver peut attendre quelques
mois.
Soucis et propos ont changé de sens:
l'accroissement de l'épargne risque de ralentir l'accroissement de
la production industrielle.
Les fluctuations, au reste peu accentuées,
de l'épargne en fonction du mouvement des prix répondent à une
logique élémentaire des consommateurs. Ceux-ci se hâtent d'acquérir
des marchandises quand ils prévoient une dévalorisation de la
monnaie, ils réservent des fonds liquides quand ils ont confiance
dans la stabilité du franc. L'épargne accrue de 1967 contribua au
ralentissement de l'expansion et, par cet intermédiaire, aux
événements de mai 1968, du moins si l'on en croit certains
observateurs.
L'épargne va-t-elle l'an prochain se
maintenir au taux élevé de 1970 (16,4% des revenus des ménages),
diminuer ou augmenter?
M. Giscard d'Estaing prévoit une légère
diminution et l'un de nos confrères, M. Gilbert Mathieu, met en
doute cette prévision. Si les prix doivent monter moins l'an
prochain, pourquoi les Français épargneraient-ils moins, alors que
le volume de l'épargne tend normalement à baisser en même temps que
diminue l'allure de la hausse des prix?
En dehors de cet argument, je me demande
s'il n'y aurait pas lieu de prendre en considération d'autres
variables. Les dépenses d'alimentation représentent désormais moins
de 30% du budget des familles (27,9%). Les dépenses liées à
l'habitat et aux moyens de communication atteignent ensemble un
tiers du total. Or, qu'il s'agisse du logement ou des biens de
consommation durables, le consommateur garde la liberté de choisir
son moment. Il diffère ses achats en fonction de motifs divers. Le
coût de l'argent - le crédit devant le plus souvent compléter la
mise de fonds propres - joue un rôle. Peut-être en ce qui concerne
le renouvellement des automobiles y a-t-il des cycles, comme aux
États-Unis, en fonction de la sortie de nouveaux modèles. En tout
cas, dès lors que la consommation des ménages ne supporte plus la
contrainte des besoins courants, on ne saurait tenir pour acquise
la régularité des achats, donc la stabilité du pourcentage de
revenus épargnés.
La situation actuelle présente un caractère
paradoxal. D'un côté, on déplore le manque des capitaux. D'un autre
côté, on s'inquiète d'une baisse de la consommation qui risque
d'entraîner un arrêt de l'expansion.
Faut-il attribuer le coût élevé de l'argent
à la hausse constante des prix, même en phase de
quasi-stagnation?
La vigueur de l'exportation permet-elle
seule aux économies industrielles de combiner une épargne accrue
avec une croissance rapide?
D'une manière ou d'une autre, il faut
résoudre la contradiction d'une épargne indésirable alors même que
paraissent illimités les besoins d'investissement.