L'économie française sur la corde raide
Le Figaro
8 janvier 1953
Les crises ministérielles n'incitent pas à
l'observation objective des faits. Les bilans des gouvernements, de
celui qui s'en va comme de celui qui arrive, prêtent à la
controverse plus encore que ceux des grandes entreprises, adaptés
aux exigences de la fiscalité et de l'autofinancement. Et pourtant,
les traits caractéristiques de la situation actuelle, de
l'évolution au cours de l'année 1952 peuvent et doivent être
constatés, en dehors de toute préférence, pour les uns et pour les
autres.
Stabilité des prix de détail et baisse des
prix de gros marquent le succès obtenu sur un terrain que chacun
considérait comme décisif au début de 1952. Le ralentissement de
l'activité économique et l'augmentation du chômage partiel
suscitent les interrogations coutumières, en pareilles
circonstances, sur la compatibilité entre l'expansion économique et
la stabilité des prix. Enfin, le déficit de la France à l'Union
européenne de payements persiste.
Mouvement des prix et de la production
De janvier-février à novembre, la baisse
des prix de gros a été de quelque 8%. Elle est imputable surtout à
un recul des cours des produits importés et des matières premières.
Elle traduit une tendance générale, en Europe et dans le monde,
mais cet accord même entre le mouvement français et le mouvement
mondial exigeait la répression des forces inflationnistes
intérieures. De plus, la baisse a été, en France, plus marquée que
dans la plupart des pays étrangers. Les événements ont, à cet
égard, répondu aux mots d'ordre gouvernementaux.
Il n'en a pas été tout à fait de même en ce
qui concerne les prix de détail. L'indice se retrouve, à la fin de
1952, légèrement supérieur à ce qu'il était à la fin de 1951, mais
au-dessous du maximum atteint dans les premiers mois de
l'année.
Chacun se félicite de la stabilité des
prix, beaucoup, qu'ils soient observateurs ou acteurs de
l'économie, se plaignent du ralentissement de l'activité. Le nombre
des chômeurs secourus s'élève à 44.470, à la fin de novembre, soit
près de 50% de plus qu'au 1er décembre 1951 (la moyenne, pour les
dix premiers mois de l'année, n'en a pas moins été inférieure à la
moyenne des années précédentes). La relation entre le nombre des
demandes et des offres d'emploi non satisfaites indique un
accroissement du chômage, qui ne tient pas exclusivement à des
causes saisonnières. Les offres d'emploi non satisfaites tombent à
8.227 et les demandes montent à 158.020. Le nombre des chômeurs
partiels secourus s'élève également. L'indice de la production a
été, durant la plus grande partie de l'année, supérieur à celui de
l'année précédente, mais, au cours du dernier trimestre, il est
tombé à un niveau légèrement inférieur. D'autres indices font
conclure que, dans l'ensemble, il y a eu stagnation plutôt que
progression. Aussi parle-t-on volontiers de la "relance" de
l'économie.
Qu'il soit souhaitable de favoriser
l'accroissement de la production, personne ne le niera. Mais une
phase de prix constants entraîne inévitablement des difficultés
pour les entreprises ou les secteurs économiques, qui ne pouvaient
vivre qu'en fonction de la demande artificiellement gonflée par
l'inflation. L'assainissement ne va pas sans certains troubles, qui
raniment la nostalgie de l'inflation.
Aux difficultés de l'assainissement
s'ajoutent celles qui sont propres à certaines branches de
l'industrie, cuirs, textiles, automobiles. Ce n'est qu'en période
d'inflation que toutes les industries prospèrent simultanément. La
stabilité implique que certaines industries s'étendent, cependant
que d'autres s'adaptent à des conditions moins favorables. Personne
ne saurait garantir l'harmonie entre la capacité de production
d'une industrie donnée (textiles ou automobiles) et les débouchés
normaux sur le marché français. La contraction des marchés
extérieurs, imputable partie à une concurrence plus rude, partie au
niveau des prix français, s'ajoute aux autres facteurs. Il serait
fatal de chercher une issue dans la facilité de l'inflation.
Déficit de l'État et des comptes
extérieurs
L'économie française est et restera sur la
corde raide, menacée, à chaque instant, de tomber soit dans la
stagnation, soit dans l'inflation. La raison en est le montant
considérable des dépenses publiques et l'écart entre recettes et
dépenses.
Certes, au sens anglais du terme, la France
a, elle aussi, un excédent budgétaire. Les recettes fiscales
dépassent les dépenses qui auraient figuré naguère au budget
ordinaire ou encore au-dessus de la ligne, pour employer
l'expression britannique. L'expression "excédent budgétaire" est
évitée en France et peut-être avec raison. Elle contribuerait à
répandre un optimisme excessif et n'inciterait pas à une gestion
sévère.
Or le principe selon lequel seules les
dépenses du budget doivent être financées par l'impôt,
investissements et reconstruction relevant de l'emprunt, n'est
certainement plus valable dans la conjoncture actuelle. La capacité
d'épargne dépend de multiples facteurs - répartition des revenus,
importance du prélèvement fiscal, confiance dans l'avenir et la
monnaie - qui ont fondamentalement changé, depuis trente ans.
Simultanément, le montant des investissements et de la
reconstruction à la charge de l'État a augmenté, de telle sorte
qu'un excédent budgétaire ou, ce qui revient au même, la couverture
d'une fraction des investissements et reconstruction par l'impôt
s'impose. En 1952, l'écart entre recettes fiscales et dépenses
globales de l'État était estimé à quelque 600 milliards et il a dû
dépasser le montant de 130 milliards environ. Il a été couvert par
l'emprunt à long et court terme, combiné avec des procédés de
trésorerie, qu'on ne saurait guère approuver mais qui ont été déjà
pratiqués par beaucoup de ceux qui les critiquent
aujourd'hui.
Le budget présenté par le gouvernement
démissionnaire laisserait un écart au moins aussi important et les
prévisions de recettes ne manquaient pas d'optimisme, puisqu'elles
attendaient quelque 200 milliards de recettes supplémentaires, sans
impôts nouveaux, ce qui était faire confiance soit à la répression
de la fraude, soit à une progression de l'activité, soit, enfin, à
la réforme fiscale. Il n'est pas exclu que l'État puisse se
procurer ces quelque 800 milliards par emprunts divers et
ressources de trésorerie, mais, pour y parvenir, il devra détourner
vers les caisses publiques capitaux d'épargne et disponibilités. Du
même coup, il rendra plus difficile encore l'appel des entreprises
privées au marché financier, voire au crédit bancaire.
En d'autres termes, la sagesse commanderait
de réviser le budget présenté par le précédent gouvernement dans le
sens d'une plus grande rigueur. On ne s'étonnera donc pas que
certains des présidents, pressentis ou désignés aient envisagé
d'amputer les dépenses publiques, tout en cherchant à développer la
construction. En effet, un budget de l'État, avec un déficit global
de près de 800 milliards, comporte le double risque de l'inflation,
si on relâche le crédit, et du marasme de certains secteurs
industriels, si l'on tâche d'étouffer les virtualités
inflationnistes du budget par des restrictions de crédit.
Plus grave et plus urgent à la fois
apparaît le problème de la balance des comptes. La France a dépassé
son quota à l'Union européenne de payements, de telle sorte que les
déficits sont désormais payables intégralement en or. Sans doute
dira-t-on que le déficit, en janvier 1952, montait à 102 millions
de dollars et, en février, à 120, alors qu'il n'était que de 24,5
en novembre et de 70 en décembre. Mais, entre temps, les
importations ont été réduites au strict minimum et il n'est guère
possible de pousser plus loin ces réductions.
La valeur du franc, exprimé en pouvoir
d'achat intérieur, a été maintenue au cours de l'année. L'équilibre
entre l'économie française et le reste du monde n'a pas été
rétabli.