Pierre Mendès France répond à Raymond Aron qui
l’interroge sur le marché commun
Entreprise
1er avril 1957
«Il est trop tard pour aborder de front l’unité
politique de l’Europe; j’aurais préféré cependant qu’on commence
par là»
Raymond Aron. – Tout le monde présente le
marché commun sous un jour économique. Je pense que c’est une
astuce pour ne pas effaroucher l’opinion publique. On veut lui
dissimuler les conséquences politiques du nouveau traité. En
réalité, ces conséquences politiques sont tout à fait
fondamentales. Si le marché commun entre les six États d’Europe se
réalise, vous aurez presque inévitablement une autorité des six,
qui s’appliquera à la politique monétaire, à la politique de
crédit, à la politique fiscale et, par conséquent, l’autorité
commune du marché commun sera très largement supra-nationale. Comme
la C.E.D., mais pas un autre biais, le marché commun est une
nouvelle tentative pour réaliser un État des Six. Tout Européen
convaincu sait parfaitement qu’il n’y aura pas d’unification
économique définitive sans unification politique. Ce que je trouve
critiquable, c’est de vouloir camoufler son drapeau en dissimulant
ses intentions politiques. Sous prétexte de vaincre les résistances
de ceux qui sont, de toute façon, hostiles à l’Europe, on
s’interdit de poser clairement les seules conditions dans
lesquelles un vrai marché commun est concevable. De toutes les
méthodes obliques pour aborder l’Europe, je pense que la méthode
actuelle est une des moins bonnes.
Pierre Mendès France. –
Je pense qu’il aurait mieux valu commencer par
le secteur politique. Mais je reconnais qu’il est peut-être un peu
tard maintenant. Par contre, il me semble absolument nécessaire de
prendre conscience des dangers que présente l’opération actuelle,
si on ne prend pas les précautions nécessaires. Je suis partisan
d’une Europe organisée. Mais, ce que je n’admets pas, c’est la
manière dont on s’y prend actuellement pour faire l’Europe. On veut
mettre la France, dans un délai de douze à dix-sept ans, donc dans
un délai assez bref, en contact avec la concurrence de ses voisins
sans créer en même temps, à l’intérieur, les conditions qui
permettraient d’affronter la concurrence sans danger. Il y a
pourtant des exemples dans l’Histoire: l’Allemagne, l’Italie, les
États-Unis. Ils montrent ce qui se passe lorsque des états de
puissance économique différente abolissent les barrières
économiques qui les séparaient. Dans ce cas, en fait, on a toujours
eu une puissance politique dominer finalement les autres. Aux
États-Unis, les États du Nord; en Allemagne, la Prusse; en Italie,
la vallée du Pô et le Nord. Chaque fois, une région politiquement
puissante a imposé aux États faibles des sacrifices économiques et
sociaux qui ont été douloureux. Cela a marché, plus ou moins bien;
on n’a pas demandé leur avis aux intéressés et ils ont souffert en
silence (pas toujours totalement, voyez la Guerre de Sécession).
Mais je doute que cela puisse se passer sans difficultés aiguës
aujourd’hui.
Raymond Aron. – Quels sont, d’après vous,
les troubles que risque de provoquer le marché commun en
Europe.
Pierre Mendès France. –
Des troubles économiques peuvent naître peu
après la mise en application du marché commun, prévue pour janvier
1958. Dans l’état actuel du traité, nous aurons toutefois la
possibilité de maintenir (mais sans les augmenter) pendant quatre,
cinq ou six ans, les taxes à l’importation ou les primes à
l’exportation. Supposons qu’une crise économique éclate et qu’il en
résulte une baisse massive des salaires et des prix en Allemagne ou
en Belgique; supposons que l’Italie dévalue sa monnaie; ou encore
qu’une hausse nouvelle des prix survienne en France. Dans chacune
de ces hypothèses, nous ne pourrons rien faire pour nous défendre;
nous devrons maintenir le statu quo et subir la contagion de
troubles économiques, sociaux ou monétaires nés ailleurs.
Jusqu’ici, en raison de notre structure propre, nous nous
défendions mieux que les autres contre les grandes crises (voyez
1929). Cet avantage va disparaître.
Mais après la période transitoire, ce sera
pire. Nous serons alors livrés à la volonté de l’autorité
supranationale qui décidera, à la majorité, si nos taxes et nos
primes doivent être maintenues ou supprimées. En fait, la tendance
sera de les abolir. Si nos charges sont trop lourdes, si notre
balance des paiements est altérée, on nous invitera à dévaluer le
franc, une ou plusieurs fois, pour rétablir l’équilibre, en
réduisant chez nous le niveau de vie et les salaires réels.
L’autorité internationale aura le droit, dans
ces domaines, de légiférer d’une manière autoritaire à laquelle
nous ne pourrons pas échapper et de prendre des décisions qui
primeront celles du gouvernement et même celles du Parlement. Ce
sera en fait une loi supérieure à la loi française qui s’imposera à
nous. Tel est bien le cas, puisque l’autorité internationale
pourra, en cas de difficulté de notre balance, soit nous proposer
ses remèdes (auquel cas nous n’aurons pas le droit d’en adopter
d’autre), soit critiquer les nôtres et en suggérer de différents
(que nous ne pourrons pas repousser).
Raymond Aron. – Donc, vous êtes contre
l’Europe?
Pierre Mendès France. –
Non, l’unité de l’Europe est une chose
souhaitable et nécessaire. Mais vouloir la faire dans ces
conditions, selon ces modalités, c’est commettre un crime contre la
France.
Raymond Aron. – Croyez-vous qu’en réalisant
l’unité politique avant ou en même temps que l’unité économique, on
puisse éviter ces dangers?
Pierre Mendès France. –
Il est trop tard pour vouloir aborder de front
l’unité politique de l’Europe; j’aurais préféré cependant qu’on
commençât par là. On médit beaucoup des hommes politiques; je me
méfie encore plus des technocrates et des représentants des groupes
d’intérêts.
Aujourd’hui, on ne prend pas les précautions
nécessaires pour que l’unité se fasse sans trop de souffrances pour
la France. Or, partisans de l’intégration de l’Europe, nous devons
la réaliser sans négliger les conséquences pour la France de cette
intégration économique. Une fois qu’elle sera réalisée, il sera
trop tard.
Certes, des sacrifices sont nécessaires pour
redresser notre économie. Le salut de la monnaie, je l’ai dit
souvent, exige une politique financière de courage et de rigueur.
C’est au Parlement français qu’il appartient de choisir ces
sacrifices et surtout de les répartir entre les citoyens. Je
supporte mal l’idée que ces sacrifices puissent être choisis pour
nous, répartis pour nous, par les pays qui nous sont associés et
dont l’objectif premier n’est pas nécessairement le mieux-être en
France et le progrès de notre économie.
Raymond Aron. – Vous pensez qu’avant de
faire l’Europe économique, il faut fortifier l’économie française
en appliquant la politique de rigueur financière que vous
préconisez?
Pierre Mendès France. –
Je ne dis pas
avant
mais
en même temps
! Et j’ajoute: à condition que les modalités de
l’organisation à six n’aient pas pour conséquence de rendre cette
politique de redressement plus impraticable encore
qu’aujourd’hui.
Mettre de l’ordre dans la maison
Raymond Aron. – Nous sommes tous d’accord
sur la nécessité de remettre de l’ordre dans l’économie française.
Le problème est de savoir si, pour arriver à ce résultat, la France
ne tirerait pas grand profit, non pas d’être intégrée du jour au
lendemain dans un marché commun, mais de sentir, de manière
permanente, l’aiguillon d’une concurrence extérieure plus forte
qu’aujourd’hui. Notez bien que je trouve détestables les conditions
dans lesquelles on nous présente actuellement le marché commun,
parce que, comme vous l’avez justement souligné vous-même, on nous
demande d’accepter la concurrence dans des conditions d’infériorité
où jamais les Allemands, par exemple, n’accepteraient la
concurrence. Le projet actuel est vraiment aussi difficile à
approuver que possible. Je regrette personnellement qu’on nous
oblige à choisir pour ou contre cette forme précise de marché
commun. Le plus indispensable, à mon avis, serait que l’on ne soit
pas aveuglement pour ou contre, mais que l’on examine froidement
les données du problème, toutes les données du problème, et pas
seulement quelques aspects particuliers liés à la conjoncture
politique du moment présent.
Ceci dit, je me demande si un bien ne
finira pas par résulter de ce contact brutal avec la concurrence
étrangère?
Pierre Mendès France. –
Je ne renonce pas à voir notre pays remettre de
l’ordre dans ses affaires et réaliser son redressement. Je supporte
mal l’idée de le voir compter uniquement sur l’étranger pour le
faire. D’ailleurs, qui vous dit que nos partenaires n’auront pas
intérêt à maintenir nos faiblesses? Pourquoi nous aideraient-ils à
les guérir?
Pourquoi admettre ainsi qu’il n’est pas
possible de provoquer en France une volonté de redressement,
d’assainissement, de transformation? Avec ou sans marché commun, il
faudra bien y venir. Mais sera-ce plus facile avec le marché
commun? À beaucoup d’égards, je crains que non.
Je dis cela malgré l’expérience décevante des
dix dernières années, durant lesquelles nous avons perdu tant de
temps.
Raymond Aron. – Vous dites que les dix
années d’après-guerre sont un objet de déception nationale. Cela
n’est pas évident. Personnellement, je ne suis pas du tout d’accord
avec cette proposition. Je trouve que, malgré les erreurs
politiques commises depuis dix ans, la France a effectué un
redressement économique impressionnant. N’importe quel observateur
extérieur considère que ce que la France a fait dans l’ordre
économique depuis dix ans, malgré l’absence de gouvernement, et
notre espèce de délire en matière de politique étrangère, est
extraordinaire. Ce qui est le phénomène fondamental, ce n’est pas
du tout que les Français manquent de cœur, de patriotisme ou de
civisme: ils en ont à revendre; ce qui leur manque, c’est
l’intelligence. Ils ne cessent depuis dix ans de se donner des
objectifs politiques parfaitement insanes.
Pierre Mendès France. –
Mais, justement, les reconversions nécessaires,
tant au point de vue politique qu’économique, ne peuvent s’opérer
qu’avec le consentement de la Nation. On ne les fera pas de vive
force, par la souffrance imposée du dehors. On les fera dans la
mesure où l’on aura loyalement expliqué aux Français quel est leur
véritable intérêt.
Quant aux résultats économiques que nous avons
obtenus depuis dix ans, je n’y reviens pas; ils n’empêchent pas que
la structure de notre économie soit profondément différente de
celle des autres pays européens. Je me contenterai de citer ces
différences:
1. – des dépenses militaires
proportionnellement beaucoup plus lourdes pour nous que pour aucun
des six autres pays (et pas seulement à cause de l’Algérie);
2. – des charges d’Outre-Mer que nos
partenaires n’ont pas;
3. – un niveau de salaires et de dépenses
sociales plus élevé également que celui de nos voisins.
Raymond Aron. – Cette troisième différence
est parfois contestée.
Pierre Mendès France. –
Il est facile de l’établir. Nos concurrents
européens consacrent une plus grande partie de leur revenu national
aux investissements que nous ne le faisons nous-mêmes. C’est donc
que nous consacrons de notre côté une plus forte partie à la
consommation, dont les salaires directs ou indirects sont une part
essentielle.
Raymond Aron. – Ces différences
dureront-elles toujours?
Pierre Mendès France. –
Pour un temps qui sera assez long, ces éléments
joueront en tout cas contre nous. Les dépenses militaires et celles
d’Outre-Mer dureront. Quant aux charges sociales, j’aurais préféré
que la première étape du travail d’intégration tende à les
égaliser. Nous n’avons pas obtenu cela; les diverses étapes prévues
par les négociateurs auraient dû comporter un effort systématique
d’harmonisation et d’égalisation des charges. Or, il est, dans les
projets actuels, à peu près inexistant. J’envisage donc les
propositions actuelles avec inquiétude.
Faire l’Europe ou faire le Commonwealth
français?
Raymond Aron. – L’Union Française crée des
difficultés particulières pour l’entrée de la France dans le marché
commun. Le marché commun, c’est l’acceptation des lois du marché et
des rigueurs de la concurrence. Mais, si vous acceptez les rigueurs
de la concurrence, vous ne pouvez pas simultanément demander à une
partie des producteurs français de se ravitailler à des cours
supérieurs aux prix mondiaux, ce qui est le cas pour ceux qui
achètent leurs matières premières dans l’Union Française.
J’ajoute qu’il y a un autre argument plus
fort. À l’heure présente, l’Union Française reçoit, bon an mal an,
au moins 200 à 300 milliards de capitaux métropolitains qui s’y
investissent. En contre-partie, un certain nombre de producteurs
français y jouissent de marchés protégés. Le fait d’investir au
dehors quelques centaines de milliards est évidemment un
désavantage dans la course à la productivité. Il est inconcevable
que la France continue à assumer les charges des investissements
dans l’Union Française et donne en même temps une égalité de droits
à ses partenaires européens sur ce marché. Personnellement, je
considère qu’il est absurde de vouloir imposer à la France de faire
simultanément le marché commun, la guerre en Algérie et 300
milliards d’investissements en Afrique.
Pierre Mendès France. –
Là, nous allons nous trouver d’accord. Nous
dépensons des sommes considérables pour l’Outre-Mer. Ces charges
subsisteront de toute manière.
La preuve c’est que nous demandons à nos
associés dans le marché commun de bien vouloir y contribuer un tout
petit peu. S’ils acceptent finalement, ce sera une goutte d’eau. On
demande 70 milliards (y compris une fraction à notre charge, car
nous devrons contribuer comme les autres). En fait, nous
conserverons les lourdes charges d’Outre-Mer, tout en partageant
avec nos partenaires européens les avantages (d’ailleurs limités
lorsqu’on en fait le bilan!) dont nous avions jusqu’à présent le
monopole.
Quant à l’Algérie, le gouvernement français,
conscient de la difficulté, avait demandé, et, je crois, obtenu que
si, à la fin de 1957, la guerre d’Algérie n’était pas terminée,
nous aurions le droit de demander l’ajournement de la mise en
vigueur du marché commun. Cette clause ne subsiste pas: chose
étrange, notre gouvernement ne demande même pas qu’on la
maintienne. On veut aboutir à tout prix, à n’importe quelles
conditions. Le risque, c’est qu’on ne pourra peut-être pas
maintenir à la fois l’union économique avec les territoires
d’Outre-Mer et entrer dans l’Union économique avec les cinq pays
européens. Nous devrons alors, peu à peu, nous éloigner
économiquement des territoires de l’Union Française. Or, l’Union
économique et monétaire constitue l’élément le plus efficace de
maintien de notre présence en Afrique. Il serait lamentable
qu’ayant versé tant de sang et dépensé tant d’argent pour conserver
l’Union Française, nous en arrivions aujourd'hui à la sacrifier
pratiquement. Tout cela est caractérisé par l’improvisation la plus
légère et peut-être bientôt la plus coûteuse.