Il y a dix ans Dallas…
Le Figaro
22 novembre 1973
Depuis dix ans, l’Amérique vit en guerre
avec elle-même. Cause ou symbole, probablement symbole plus que
cause, l’assassinat de J.-F. Kennedy brisa l’élan qui entraînait un
peuple vers de nouvelles frontières. Pis encore, les inconsolables
soupçonnèrent pour ainsi dire les successeurs d’usurpation: étrange
duel de L.-B. Johnson et même de Richard Nixon avec le héros,
«jeune, beau, traînant tous les cœurs après soi», transfiguré par
la légende avant même d’entrer dans l’Histoire, J.-F. Kennedy a
laissé moins une œuvre ou une doctrine que le souvenir d’espoirs
grandioses, étouffés en quelques instants par un crime absurde, un
assassin sans visage.
Vivant, il comptait, ainsi que le veut le
système politique des États-Unis, plus d’adversaires que d’amis. Le
Sénat, dont il n’avait pas respecté les règles et les rites, ne
l’aimait guère; les professionnels, dont il avait surmonté
l’opposition par un appel direct aux électeurs et aussi grâce à un
«appareil» qu’il s’était forgé lui-même, demeuraient sourdement
hostiles. Mort, il rassemble pour ainsi dire l’Amérique unanime,
mais dans la nostalgie.
En vain, L.-B. Johnson obtint du Sénat le
vote du programme législatif que Kennedy avait conçu, proposé,
soumis au Congrès. La «grande société» ne différait pas, en sa
substance, des «nouvelles frontières». Ceux qui avaient cru aux
nouvelles frontières n’y retrouvaient pas leurs rêves,
d’autant-plus déçus que les lois sur les droits civils, sur l’aide
aux diverses catégories de victimes, bien loin d’ouvrir une période
de progrès dans le calme, coïncidaient avec les troubles raciaux
les plus violents que les États-Unis aient connus. Inévitablement,
la question surgissait: que se serait-il passé si
lui
avait vécu?Entre la première et la deuxième crise de
Cuba, entre le débarquement dans la baie des Cochons et la
confrontation russo-américaine à propos de l’installation de fusées
au large des côtes de Floride, J.-F. Kennedy chercha obstinément à
effacer l’impression de faiblesse qu’il avait donnée à Khrouchtchev
par le refus d’interdire d’abord, de soutenir ensuite l’action des
réfugiés cubains, peut-être aussi par une certaine timidité lors de
l’entrevue de Vienne. Le souffle de la guerre froide animait la
rhétorique churchillienne du discours prononcé le jour de
l’inauguration. En 1963 seulement, l’effort de Kennedy pour établir
la communication avec le numéro un du Kremlin afin de réduire au
minimum les risques de guerre nucléaire, aboutit à l’accord sur le
téléphone rouge et, en juillet, au traité de suspension partielle
des expériences nucléaires. Les accords entre Nixon et Brejnev se
situent dans le droit fil du dialogue des deux K. Qui s’en
souvient? Qui en fait crédit à Richard Nixon, déjà le mal-aimé en
1960, quand il affrontait un rival en chair et en os,
irrémédiablement condamné aujourd’hui qu’une ombre sacrée se
profile derrière lui?
J. F. Kennedy porte sa part de
responsabilité dans la guerre du Vietnam si, comme la plupart des
siens, on juge que l’envoi d’un corps expéditionnaire fut une
erreur ou une faute. Il y avait moins de mille conseillers
américains au Sud-Vietnam en janvier 1961, il y en avait plus de
15.000 en novembre 1963. Il suffit de lire les documents du
Pentagone
(Pentagone Papers)
pour s’assurer que ni le président ni les membres de son état-major
ne raisonnaient autrement que l’équipe républicaine des années
précédentes ou l’équipe démocrate des années suivantes: même
conception d’ensemble - l’endiguement, la résolution d’arrêter
l’expansion du Nord-Vietnam ou du communisme - même demi-mesures;
on refuse de souscrire aux demandes des bureaucraties, on refuse
aussi de se désintéresser d’un pays, ou d’un demi-pays, auquel on a
promis aide et secours. Les fidèles de Kennedy se montrèrent sans
indulgence pour L.-B. Johnson; ils pensaient, ils disaient: avec
lui
, tout eût été différent. Peut-être...Tant que Richard Nixon restera au pouvoir,
le culte du «Président improbable», qui ne ressemblait pas à
l’image d’un président normal des États-Unis, continuera d’être
célébré, destructif selon les uns (qui peut se mesurer à un
mythe?), fécond à en croire les autres: le peuple américain attend
toujours l’homme qui lui rendra son unité en invitant les
Américains à faire de grandes choses ensemble, à s’élever au-dessus
d’eux-mêmes.
Après le frère aîné, mort dans sa dernière
mission aérienne, après John, après Robert, assassiné par un
fanatique arabe, le dernier Kennedy défiera-t-il lui aussi le
destin? Le nom fera-t-il oublier une nuit mystérieuse et tragique?
Suffira-t-il à ressusciter la grande entreprise à laquelle le monde
entier avait participé puisqu’il partagea le deuil de la famille et
de la nation? À dire vrai, je ne le souhaite ni pour les Kennedy ni
pour les États-Unis. La presse américaine a jusqu’à présent épargné
«Ted». Rien ne garantit qu’elle ne se déchaînera pas demain contre
lui avec la même férocité qu’aujourd’hui contre le rival malheureux
de John. Pour retrouver la paix intérieure, les Américains ont
besoin de confiance en leur système et en celui qui l’incarne, le
président, candidat d’un parti, élu de la nation. Le dernier
Kennedy rallumerait peut-être la flamme des passions généreuses;
serait-il assez fort, assez invulnérable s’il rallumait en même
temps la flamme des passions sordides ou homicides?