Les incertitudes de la conjoncture
Le Figaro
3 août 1967
En dépit des progrès réalisés dans la
connaissance des mécanismes économiques et l'établissement de la
comptabilité nationale, la gestion de la conjoncture demeure
chargée d'incertitude. Les ministres doivent prendre des décisions
inévitablement aventureuses en pesant les risques. C'est
précisément parce que les ministres ne peuvent pas être assurés
d'avoir raison que les commentateurs ont le droit non de faire la
leçon mais de participer au débat. Car, à l'heure présente, un
débat est ouvert entre les conseillers, sinon entre les membres du
gouvernement. L'enjeu du débat réduit à l'essentiel est le suivant:
dans quelle mesure l'État doit-il intervenir pour "relancer"
l'économie? La crainte de l'inflation est-elle devenue excessive et
tend-elle à ralentir, plus qu'il n'est inévitable, l'expansion de
l'économie?
On sait, nous l'avons précisé en un
précédent article(1), que l'expansion, ralentie à la suite du plan de
stabilisation de 1963, après avoir repris force en 1965-66, s'est
de nouveau arrêtée. L'indice de la production industrielle est, au
printemps 1967, au-dessous du niveau atteint en décembre 1966. À
partir de là, deux opinions s'expriment l'une et l'autre également
légitimes puisque aucune des deux n'est démontrée.
La stagnation actuelle est imputable, pour
une part, à la récession allemande, à la stagnation anglaise, au
ralentissement américain du premier semestre 1967. Si, comme on
l'espère, l'économie allemande sort de son marasme vers la fin de
l'année, les produits français trouveront des débouchés élargis de
l'autre côté du Rhin. L'exportation sera, dans quelques mois, le
moteur principal de la relance. Ainsi raisonnent les
optimistes.
Les pessimistes font valoir, contre cette
thèse, divers arguments. L'expansion italienne n'a pas été arrêtée
par le marasme allemand. Les exportations françaises, d'après les
résultats obtenus sur des marchés tiers, semblent résister plus
difficilement à la compétition. La reprise de l'économie allemande
sera, selon toute probabilité, lente. Combien de mois s'écouleront
avant que l'exportation française en tire un profit suffisant pour
donner une impulsion à l'ensemble de l'économie? Selon la première
école, la sagesse est d'attendre les événements du dernier
trimestre de l'année. Si, en France et au dehors, le marasme
persiste, ou s'aggrave, il sera toujours temps d'agir. Selon la
deuxième école, c'est dès maintenant que l'action est
nécessaire.
Le gouvernement a choisi une position
intermédiaire. Il a pris des mesures à effet immédiat, 1 milliard
sous forme de travaux d'équipement (H.L.M., routes,
télécommunication) ou de réduction de taxes indirectes, plus 300
millions destinés aux industries privées dans les régions qui
souffrent du chômage. Mais ces mesures d'urgence ne représentent
pas des suppléments de dépenses par rapport à ce que prévoyait le
budget de 1968, elles constituent seulement une exécution anticipée
de travaux prévus. La solution adoptée est manifestement un
compromis entre les deux écoles. Les partisans de la relance
immédiate obtiennent quelque satisfaction sans pour autant que les
partisans de la rigueur aient fait de concessions définitives: les
chiffres de l'automne trancheront entre les deux thèses.
La politique d'ensemble est moins définie
par les mesures de soutien de l'économie à effet immédiat que par
l'ensemble des ordonnances et du budget. Laissons de côté
l'ordonnance sur l'intéressement que M. Pompidou a fait de son
mieux pour rédiger de telle manière que les effets économiques,
inévitablement néfastes à la veille de la disparition des
frontières entre les Six, en soient au moins limités. Il reste la
remise en ordre de la Sécurité sociale et l'augmentation des tarifs
des services publics d'une part, l'impasse budgétaire de
l'autre.
Il est à coup sûr absurde de demander aux
contribuables de se substituer à l'usager des services publics - ce
qui est la signification du déficit de la R.A.T.P. Il est
raisonnable de mettre en ordre les comptes de la Sécurité sociale
de telle manière qu'apparaissent clairement les responsabilités des
diverses caisses et l'équilibre (ou le déséquilibre) des diverses
prestations. Mais ces mesures nécessaires équivalent à réduire le
pouvoir d'achat à la disposition du public.
Quant au budget de 1968, il sera
"expansionniste", selon l'expression consacrée, puisqu'il
comportera une impasse de 3 à 4 milliards. Les dépenses de
caractère définitif seront équilibrées par les rentrées fiscales,
mais les prêts ou avances - ce que les Britanniques appellent les
dépenses au-dessous de la ligne - ne seront pas couverts par
l'impôt. Une impasse de 3 à 4 milliards, alors que les moyens de
production ne sont pas employés pleinement, n'est ni anormale ni
dangereuse. Aucun pays industriel n'applique la règle anachronique
selon laquelle toutes les dépenses de l'État, provisoires et
définitives, devraient être couvertes par l'impôt.
Le véritable problème est autre. Les
dépenses budgétaires croîtront cette année, comme les années
précédentes, plus vite que le produit national. Si l'on s'en tient
aux dépenses des administrations, celles-ci ont progressé de 8,7%
en 1965, 9,4% en 1966, plus de 10% en 1967. Le taux d'augmentation
des dépenses civiles de fonctionnement sera de 11,5% en 1968. Pour
l'ensemble des dépenses publiques, le taux d'accroissement pour
l'année prochaine est de 9,8%. Tous ces taux, même en tenant compte
d'une hausse des prix de 2% à 3%, sont largement supérieurs au taux
de croissance du produit national. Une telle disparité entre la
progression du secteur public et celle du produit national est-elle
à la longue tolérable? Le gouvernement sera, me semble-t-il, acculé
soit à freiner l'augmentation des dépenses publiques, soit à
prendre des risques supplémentaires afin d'accélérer l'expansion.
Or il n'est nullement démontré qu'un pouvoir d'achat accru des
consommateurs entraînerait une hausse des prix plus rapide que
celle qui se poursuit en période de stabilisation. Les salaires
horaires progressent depuis 1963 au moins de 4% à 5% l'an.
Progresseraient-ils plus vite si la production industrielle
recevait l'impulsion d'une demande accrue?
La conjoncture actuelle est d'autant plus
dangereuse que la part de l'industrie dans l'ensemble de l'économie
est plus réduite en France qu'en Grande-Bretagne et en Allemagne.
Le produit par tête est du même ordre de grandeur dans les trois
pays, mais la France ne compte que 5,4 millions de salariés dans
l'industrie de transformation, contre 9,6 en Allemagne et 9,3 en
Grande-Bretagne. Une croissance de l'industrie plus lente que celle
du produit national ou plus lente que celle des industries
étrangères accentuerait encore cette disparité de structure.
Or cette disparité est une menace pour
l'équilibre commercial, une menace aussi pour la stabilité des
prix: la productivité progresse d'ordinaire plus lentement dans le
commerce et les services que dans l'industrie de transformation,
mais le mouvement des salaires de l'industrie commande le mouvement
salarial de l'économie tout entière.
(1)
Voir Le Figaro des 20 et 21 juillet.