Que s’est-il passé?
Le Figaro
11-12 décembre 1965
À supposer que les Français aient jamais
été «dépolitisés», ils ne le sont certes plus depuis le début de la
campagne pour l’élection présidentielle. Les débats vont être plus
passionnés encore tant la déception est grande d’un côté et
l’espérance de l’autre. À la télévision, le lundi 6 décembre,
porte-parole officiels et personnalités «indépendantes» ont
rivalisé de foi et de mauvaise foi.
Essayons d’éviter les polémiques et de
comprendre ce qui s’est passé. Au début du mois de novembre de
cette année, les sondages de l’Institut français d’opinion publique
faisaient croire à une élection du général de Gaulle dès le premier
tour. Le dernier sondage, à la veille du scrutin, annonçait, au
contraire, le ballottage. Sur 100 personnes interrogées, au début
de novembre, 65% se prononçaient, dont 43 en faveur du général de
Gaulle. À la veille du premier tour, 71 personnes sur 100
interrogées se prononçaient, mais 30,5 seulement en faveur du
général. De 43 sur 65, le pourcentage était tombé à 30,5 sur 71.
Jusqu’au dernier moment, les spécialistes se sont interrogés
eux-mêmes sur la valeur de ces chiffres. 29 personnes sur 100 ne se
prononçaient pas: ces électeurs refusaient-ils de répondre?
Attendaient-ils encore avant de prendre leur décision? Leurs votes
se repartiraient-ils comme ceux des 71% qui avaient fait leur
choix? Au dernier moment, ceux mêmes qui se déclaraient à l’avance
en faveur de M. Mitterrand ou de M. Lecanuet ne reviendraient-ils
pas au général?
Les Français, on le sait aujourd’hui, ont
voté comme les personnes interrogées par les enquêteurs avaient
déclaré qu’elles voteraient. M. Lecanuet a obtenu un pourcentage
quelque peu inférieur et M. Mitterrand un pourcentage quelque peu
supérieur à celui du dernier sondage de l’I.F.O.P. En d’autres
termes, l’écart entre le nombre de ceux qui se prononçaient (71%)
et la participation électorale (84%) n’a pas influé sensiblement
sur les pourcentages des voix recueillies par les divers
candidats.
Le fait premier, évident, massif, c’est que
la campagne électorale a modifié le climat politique de la nation
entière et amené des millions d’électeurs à revenir sur la décision
qu’ils croyaient avoir prise. Il y a peu d’exemples, je crois, en
un pays démocratique, qu’une campagne électorale ait exercé une
telle influence. Un peu partout, on attribue à la radio et surtout
à la télévision cette mutation, qui a surpris la plupart des
observateurs.
Je ne songe pas à mettre en doute l’action
de ces «moyens de communication», mais on aurait tort d’oublier
qu’ailleurs, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, ces moyens, eux
aussi efficaces, n’ont jamais eu, au cours d’une campagne
électorale, un pareil effet de choc. Le cas français a été
exceptionnel.
Un des six candidats avait décidé de ne pas
entrer dans le jeu ou de jouer un autre jeu, mais là n’est
probablement pas, quoi qu’on en dise, l’essentiel. Depuis des
années, les avocats du régime disposaient d’un quasi-monopole de la
télévision. Les téléspectateurs n’avaient jamais entendu critiquer
«le pouvoir» comme celui-ci l’a été au cours du mois de novembre.
D’un coup, le dialogue se substituait au monologue. Le chef de
l’État n’occupait plus seul la scène. Il parlait du passé et ses
rivaux évoquaient l’avenir. Seules les classes d’âge au-dessus de
50 ans lui sont restées intégralement fidèles, comme en témoignent
les statistiques des sondages.
Ce n’est pas tout. Au début de novembre, M.
Lecanuet était presque inconnu et «le candidat unique de la gauche»
venait seulement d’apparaître. Or, la progression la plus
spectaculaire, entre le premier sondage au début de novembre et le
dernier au début de décembre, est celle de M. Lecanuet. M.
Mitterrand a progressé, lui aussi, mais, soutenu par le parti
communiste et le parti socialiste, il avait, dès le point de
départ, une clientèle. La clientèle de M. Lecanuet s’est découverte
progressivement au cours de la campagne: comment aurait-il pu en
être autrement, puisqu’au début de novembre le candidat était
ignoré du public? Les électeurs qui se réclament du M.R.P. ou du
centre des indépendants ne pouvaient pas savoir, à ce moment,
qu’ils préféreraient le jeune sénateur au président de la
République.
Les voix recueillies par M. Lecanuet
sont-elles celles des poujadistes ou des vichystes? Rien, en l’état
actuel de notre savoir, n’autorise une telle affirmation. C’est
dans l’électorat se disant centriste, M.R.P. et C.N.I., que M.
Lecanuet, au cours du mois de novembre, a progressé le plus
(d’après les sondages), ce n’est pas dans les départements du
poujadisme qu’il a recueilli un pourcentage de voix supérieur à sa
moyenne nationale.
Probablement le général de Gaulle aurait-il
obtenu la majorité absolue dès le premier tour si M. Lecanuet ne
s’était pas présenté. Mais, en dehors des journées électorales, les
gaullistes, sinon le général de Gaulle, ont une curieuse manière de
concevoir «l’unité nationale». Quiconque ne souscrit pas sans
réserve à la politique du général, si fluctuante que soit celle-ci,
est mis au ban de la nation. On accuse ensuite ces «dissidents»,
ces «Jean-foutres», ces «agents de l’étranger», de briser l’unité
nationale.
Le dialogue politique déclenché par la
campagne électorale a eu, semble-t-il, une curieuse conséquence.
D’un côté au moins, en cette élection que l’on disait
«personnalisée», les électeurs ont voté bien plus pour un mythe que
pour un homme. M. Mitterrand a favorisé l’unité de la gauche –
unité toute relative et pour un seul jour – précisément parce qu’il
ne peut pas en être le véritable chef et que, de ce fait, il ne
porte pas ombrage aux partis. Quand il a déclaré, au lendemain du
premier tour, que la victoire était celle de la gauche plus encore
que la sienne, il avait pleinement raison, plus raison peut-être
encore qu’il ne le croit lui-même.
Du même coup, se révèle un des défauts
majeurs du système actuel d’élection du président de la République
au suffrage universel. Nos réformateurs et nos professeurs de droit
ont oublié que l’essentiel, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en
République fédérale, c’est que l’élection du chef de l’exécutif,
président de la République ou premier ministre, s’opère à deux
degrés: d’abord, l’élection par les partis, puis le choix fait par
les électeurs entre les élus des principaux partis. Faute de ce
premier tour, l’aboutissement risque d’être celui que suggère le
vote du 5 décembre.
En période tranquille, les Français votent
selon leurs préférences traditionnelles et, finalement, la
répartition des voix entre les candidats tend à reproduire les
résultats d’une consultation au scrutin proportionnel. Même le
général de Gaulle a perdu, le 5 décembre, une fraction importante
des électeurs qui se proclament de la gauche et qui se proposaient
à l’avance de voter pour lui.
Que serait-ce le jour où le candidat des
modérés serait à son tour, comme M. Mitterrand, un symbole et où
tous les M. Barbu de France pourraient acheter, pour quelques
millions d’anciens francs, deux heures de paroles à la radio et la
télévision?
En vérité, l’expérience est si concluante
qu’on se demande si elle sera jamais répétée sous cette
forme.