L’Algérie et la République. Un nouvel essai de
M. Raymond Aron
Le Monde
31 juillet 1958
On se souvient des «mouvements divers» qui
avaient accueilli en juillet de l’année dernière la sortie d’une
des premières «Tribune libre» de la librairie Plon: «la Tragédie
algérienne», de M. Raymond Aron.
L’effort de réflexion lucide et courageux d’un
auteur dédaigneux des mythes et des slogans surprit les uns,
scandalisa les autres.
M. Jacques Soustelle s’empressa de lui répondre
en publiant quelques semaines plus tard, dans la même collection,
«Aimée et Souffrante Algérie». M. Raymond Aron pensa à l’époque
qu’il était inutile de chercher à convaincre ses contradicteurs
qu’ils soient de droite ou de gauche et qu’en raison des conditions
qui régnaient en Algérie, au gouvernement et à l’Assemblée, il eût
été vain de prolonger le débat.
La chute de la République, l’ascension au
pouvoir du général de Gaulle, ont provoqué un changement, qui, de
toute façon, sera décisif. Si ces événements, écrit-il, «ont rendu
la raison aux fous et la possibilité d’agir aux gouvernants, il
vaut la peine aujourd’hui de reprendre la discussion». C’est ce
qu’il fait dans un nouveau volume, qui va paraître prochainement
dans la collection «Tribune libre»: «L’Algérie et la République»,
dont nous sommes autorisés à publier ci-dessus de larges
extraits.
M. Raymond Aron reprend la démonstration qui
l’avait conduit déjà à la conclusion que l’«intégration est
impossible, mais que la coopération est nécessaire», et il la
résume lui-même en ces termes:
Résumons-nous: la tentative pour
transformer les musulmans d’Algérie en citoyens français, qui eût
été concevable il y a quelques dizaines d'années, est aujourd'hui
anachronique. Même en faisant abstraction de l'unanime opposition
des gouvernements de Tunis et de Rabat, du F.L.N., cette conception
se heurte à d'innombrables obstacles. Économiquement, elle
entraînerait pour la métropole des sacrifices que celle-ci ne
consentirait pas volontairement, sans même que l'on puisse être
assuré du résultat, c’est à-dire d'une réduction assez rapide de
l'écart entre les niveaux de vie; socialement, elle exigerait le
transfert en Algérie des normes administratives de la métropole,
transfert ruineux pour les deux parties; politiquement, elle
amènerait à l'Assemblée nationale un nombre de députés musulmans
qui enlèveraient tout espoir d'assainissement du parlementarisme
français; moralement, elle n'étoufferait pas la revendication
nationaliste plus vive dans les élites que dans les masses, nourrie
par le sentiment d'injustice que fait naître la compétition à
égalité avec les Français.
L'intégration n'est ni un objectif
souhaitable ni un objectif accessible. Tous les observateurs
étrangers se demandent par quel mélange d’ignorance,
d’amour-propre, d'esprit mythologique, tant de Français en sont
venus à donner leur cœur à une entreprise plus déraisonnable encore
que grandiose…
Pourquoi les partis de gauche, en France comme
à l’étranger, pourquoi les gouvernements raisonnables qui
établissent les bilans, et la plupart des économistes, ont-ils dans
le monde entier, finalement tranché en faveur de
l’anticolonialisme? Pour quelques raisons fondamentales que M.
Raymond Aron ne croit pas inutile d’exprimer clairement puisqu’une
partie de l’opinion française veut les ignorer:
1) Le refus de s'orienter vers l'autonomie
ou l'indépendance implique logiquement le choix en faveur de
l'intégration, c'est à-dire de l’alignement économique ou culturel.
Or, dès qu'il s'agit de populations nombreuses, l'alignement exige
de la métropole des efforts ou des sacrifices qu'aucun régime
démocratique ne peut ni ne veut imposer aux gouvernés. Qu’on
n'oublie pas les conditions que Germaine Tillion juge
indispensables au salut de l'Algérie:
«Aucune de ces trois conditions n'est
facultative: 2.000 milliards d'investissements en cinq ans, deux
ans de service civil obligatoire pour certaines grandes écoles
métropolitaines, un privilège exclusif maintenu aux Algériens dans
nos usines. À ce prix, mais à ce prix seulement, on inverse le
courant, on détourne une population entière du malheur futur vers
lequel elle glisse.» Si l'on appliquait ce plan, quelles ressources
la France garderait-elle pour l'Afrique du Nord ou l’Afrique noire?
Si l'effort en faveur des pays sous-développés était à cette
échelle dans le monde entier, quel serait le montant de l'aide que
les pays riches devraient apporter aux pays pauvres?
Matériellement, je doute que ces 2.000
milliards soient disponibles non pas financièrement mais
matériellement, autrement dit que les biens réels dont ces
milliards devraient permettre l'acquisition existent.
Je me méfie personnellement de ces plans
grandioses et irréalisables, de ces alternatives catégoriques (ou
bien 2.000 milliards en cinq ans, ou bien rien, car les
demi-mesures ne feraient qu'aggraver le mal).
En fait, gouvernements raisonnables et
économistes ont tiré des calculs la conclusion que le coût de
l'alignement était prohibitif et que, par conséquent, il fallait
choisir l'autre voie, celle de l'autonomie ou de
l’indépendance;
2) Les économistes ont ajouté, en faveur de
cette thèse, un second argument: la gestion économique d'un
territoire sous-développé par un pays développé est rarement
conforme aux intérêts du premier. Certes, les Européens au siècle
dernier ont contribué à l'équipement des colonies ou des
protectorats. Il n'importe pas de spéculer sur les profits et les
coûts pour les colonisateurs et les colonisés de l'ère coloniale,
qui sous sa forme antérieure s'achève. Inévitablement, les
gouvernants et administrateurs de la métropole envisagent
l'économie des territoires sous tutelle par rapport aux intérêts de
la mère patrie. L'absence de droits de douane paralyse
l'industrialisation des pays sous-développés. Quel gouvernement
démocratique aurait l'intelligence à long terme, la force d'établir
des droits qui protégeraient les industries naissantes de ces
colonies contre la concurrence des industries métropolitaines.
L'argument économique en faveur de l'anticolonialisme est qu'un
développement économique harmonieux exige au moins l’autonomie des
pays naguère protégés et colonisés.
L’Algérie, à cet égard fait-elle exception?
À certains égards, oui. Les Algériens ont besoin de garder leurs
privilèges sur le marché français du travail. À d’autres égards,
non. Quoi qu’on en dise, il est douteux que l’Algérie puisse se
donner une industrie, créer des emplois pour les sans-travail, à
l’intérieur d’une totale symbiose franco-algérienne.
En tout cas, une différenciation
administrative est strictement indispensable, ce qui implique une
certaine autonomie sinon l’indépendance;
3) Même dans les cas exceptionnels, où le
développement économique des territoires sous tutelle sera
favorisé, et peu paralysé ou détourné, par l’unité avec la
métropole, l’intégration passe pour sans espoir dès le moment où
une rébellion nationaliste a surgi. À la rigueur, la France peut
dépenser des centaines de milliards par an pour élever le niveau de
vie des populations algériennes, mais elle ne peut pas dépenser à
la fois des centaines de milliards pour la mise en valeur et
d'autres centaines de milliards pour la pacification. Même si cette
dernière réussit, le succès n'est jamais que provisoire, parce que
les forces extérieures acquises aux nationalistes continueront à
agir. Il vaut la peine de se battre pour transférer la souveraineté
non à des extrémistes mais à des modérés, à des nationalistes avec
lesquels la coopération sera possible. Se battre contre
tous
les nationalistes est le plus souvent sans espoir, parce que
l'intégration même en ferait naître d'autres à chaque
génération.L'Algérie, à coup sûr, est un cas-limite,
les tenants de l'intégration y ont de meilleurs arguments
qu'ailleurs. Probablement le nombre des Algériens qui voudraient
demeurer Français y est-il plus élevé que dans tous les pays qui
ont acquis leur indépendance depuis la guerre. Et pourtant les
observateurs étrangers sont convaincus que seule la voie de
l’autonomie et non celle de l’intégration offre une chance.
Mais une indépendance algérienne conquise
contre la France et qui déchirerait les liens Algérie et métropole
serait une catastrophe pour les pseudo-vainqueurs. Car nul, ni
l’Union soviétique ni les États-Unis, ne prendrait la relève de la
France. Le marché du travail serait fermé aux Algériens sans
emploi. Sans capitaux venus du dehors, sans les trois cent
cinquante mille salaires payés par les entreprises françaises,
l’Algérie sombrerait en une catastrophe totale.
En cette guerre passionnelle, chaque camp
considéré globalement, combat contre son intérêt économique. Les
nationalistes algériens combattent jusqu’à la mort pour reconquérir
le droit à la misère ancestral. Les Français combattent obstinément
pour garder le droit de consacrer une part de leurs ressources à
l'amélioration du sort de leurs adversaires. Le malheur algérien et
l'attachement des Français à l'Algérie suscitent une horrible
tragédie.
La minorité algérienne, qui a pris
conscience de sa volonté d'être une nation, a été capable de
recruter assez de combattants pour entretenir la guérilla. La masse
de la population est coincée entre fellagas et armée française,
tour à tour torturée et libérée par les uns et par les autres.
Est-il possible de transmuer cette tragédie en une œuvre créatrice?
Est-il possible que l’attachement de la France à l’Algérie
s’exprime en aide économique et non en répression, que le
nationalisme algérien élève des écoles au lieu de les brûler? Qu’il
respecte avec les conditions indispensables à la présence française
les exigences mêmes du salut algérien?
Empruntons notre conclusion provisoire à
Germaine Tillion:
«Entre l'indépendance absolue et la
loi-cadre, il y a toute une série de solutions intermédiaires qui
ne nous obligent qu’à des concessions que nous sommes bel et bien
décidés à consentir et que d’ailleurs nous n’éviterons en aucun
cas: pourquoi alors ne pas se donner la peine de les étudier? Parce
que ce serait reconnaître à nos adversaires une existence légale:
plutôt continuer la guerre indéfiniment, plutôt ruiner sans recours
notre pays; plutôt sacrifier à coup sûr la sécurité de nos
compatriotes d'Algérie et nos espérances sahariennes. Nous avons
chacun nos adversaires et non la moitié du remède qui peut sauver
le peuple algérien, si héroïque et si malheureux. Si par haine
aveugle, sottise ou impuissance, nous nous abandonnons les uns et
les autres à la solution facile, qui est celle de la guerre à
outrance, indéfiniment poursuivie, alors gare à eux, gare à nous,
et gare aux voisins.»
La révolution de mai
Après avoir analysé la «crise de conscience
française» («… il n’y avait guère de débat moral en France, au
siècle dernier, à l’époque de la conquête, il y en a un aujourd’hui
au moment de la pacification…»), M. Raymond Aron s’attache à
définir les ressorts profonds de «cette mutation de l’armée
française que beaucoup d’observateurs soupçonnaient, que
quelques-uns connaissaient et dont la portée révolutionnaire est
soudain apparue au cours du mois de mai.»
Trois ans et demi après le début de
l’insurrection, l’armée française n’est pas parvenue à rétablir
l’ordre. À Alger, les parachutistes ont remporté un succès décisif
et détruit les réseaux. Dans les grandes villes, le terrorisme est
jugulé. Mais le F.L.N. continue à contrôler, plus ou moins
clandestinement, quelques zones et à entretenir des bandes qui ne
sont pas moins nombreuses et qui sont plutôt mieux armées qu’un ou
deux ans auparavant. Personne n’imagine que 25.000 ou 30.000
fellagas, avec un armement léger, pourraient vaincre une armée de
400.000 hommes avec un armement lourd. Mais il n’est pas plus
démontré en 1958 qu’en 1957 ou en 1956 que cette armée est capable
d’éliminer radicalement une guérilla favorisée par le relief et
ravitaillée de l’extérieur. Ni dans un sens ni dans un autre, la
décision n’est acquise. Beaucoup parmi les hommes politiques à
Paris, les dirigeants du Front national, les observateurs à
l’étranger, escomptaient la lassitude progressive de la France. Le
contraire s’est produit. L’opinion dans la métropole devint de plus
en plus hostile aux concessions. Plus l’armée s’engageait tout
entière, corps et âme, dans l’entreprise de pacification, moins
elle était prête à tolérer un règlement par négociation, autour
d’une table ronde. Le «coup» de la Tunisie et du Maroc ne serait
pas répété. Quoi d’étonnant, d’ailleurs à ce durcissement? Si le
Front national n’est qu’un ramassis d’assassins, il serait criminel
de le traiter en interlocuteur valable. Si la France défend en
Algérie sa dernière chance, si le F.L.N., plus encore que le
Néo-Destour et l’Istiqlal, veut l’éviction des Français et de la
France, il faut lutter jusqu’au bout. L’opinion et l’armée prirent
au pied de la lettre la propagande officielle à laquelle les
gouvernants de la IVe République, du fond d’eux-mêmes, ne croyaient
pas. La guerre s’est nourrie elle-même et tend à s’éterniser par le
glissement des deux partis vers l’extrémisme. Le Front national
regarde vers Le Caire. L’armée française exclut toute autre
solution que l’intégration, tout autre mot d’ordre que celui
d’Algérie française. En une guerre où, par essence, une victoire
totale est presque impossible, et, en tout cas, n’est possible
qu’au terme de longues années, les deux camps refusent d’envisager
un compromis.
Cette victoire, que l’armée française
voulait de toutes ses forces pour mettre fin à la chaîne des
humiliations – Dien-Bien-Phu, Suez, Rabat, Tunis – et pour
conserver un morceau de l’empire qu’elle avait créé et que les
politiciens du système avaient perdu, cette victoire devait être
arrachée à tous ceux qui conspiraient contre elle, les
intellectuels qui avaient dénoncé certains procédés de la
pacification, les libéraux qui envisageaient une négociation avec
l’ennemi, la Tunisie qui offrait asile et secours au F.L.N., le
régime lui-même qui, n’inspirant ni confiance à l’armée ni respect
à l’adversaire, paralysait l’action militaire.
Il serait injuste de reprocher à l’armée la
«politisation» que l’on observe aujourd’hui. Pour une part, elle
résulte de la nature même des conflits modernes. La servitude
militaire, au XXe siècle, ne peut aller jusqu’à ignorer le nom et
la nature de l’ennemi, les raisons du combat…
… Peut-être est-ce là l’essentiel: on ne
peut mener une guerre contre une rébellion nationaliste sans une
conception politique. L’armée avait été au point de départ peu
consciente de cette nécessité. Une génération auparavant elle avait
achevé la pacification du Maroc sans autre objectif que
l’établissement d’un ordre français. Au lendemain des émeutes
d’août 1955 au Maroc, elle avait encore, dans le style ancien, fait
rentrer des tribus berbères dans l’obéissance. La conception
politique, d’après l’exemple de la Tunisie et du Maroc, c’était la
négociation avec les nationalistes et finalement l’acceptation de
l’indépendance. Ainsi l’armée d’Algérie fut contrainte de se donner
une conception politique de la pacification, faute d’en recevoir
une de Paris et de crainte que les politiciens ne choisissent
finalement l’abandon. Cette conception, ce fut plus ou moins
confusément l’intégration.
Le F.L.N. ayant été décrété ennemi, tous
les nationalistes, même modérés, ayant été assimilés au F.L.N., le
but de la guerre devenait le maintien de l’Algérie sous la
souveraineté française. Mais si l’Algérie était partie intégrante
de la France, les Algériens musulmans devraient être traités en
Français à part entière, ils avaient droit à la protection sociale,
à l’enseignement, à un niveau de vie honorable. D’où la double
action de l’armée: action impitoyable, policière, contre les
réseaux terroristes, action administrative, sociale, humanitaire,
psychologique, pour inspirer confiance aux musulmans, leur donner
du travail, les encadrer dans une organisation imitée de celle du
F.L.N. et dirigée contre lui…
Les trois politiques
«Le rassemblement des Français autour du
général de Gaulle n’est pas moins équivoque en 1958 qu’en 1944»,
constate M. Raymond Aron. Mais la confusion est plus grande encore
en 1958.
Toutes les factions françaises, dans la
métropole et en Algérie, se sont ralliées au général de Gaulle,
mais aucune n’a renoncé à ses convictions, à ses préjugés ou à ses
mythes. Soustelle, Amrouche, Mauriac, Bourguiba, le roi du Maroc,
Sérigny, les généraux de Paris, les colonels d’Alger, tous comptent
sur lui, tous lui font confiance pour maintenir l’Algérie française
ou pour lui donner l’indépendance, pour traiter la Tunisie en amie
ou en ennemie, pour rénover la démocratie ou pour la liquider. Il
faut un peuple de sceptiques pour croire au miracle.
Le plus surprenant est que cette sorte de
miracle n’est pas totalement exclus. La crise algérienne est
inextricable dans la mesure où elle est une crise passionnelle. Les
Français craignent moins l’indépendance de l’Algérie qu’une
humiliation. Si l’armée remportait un succès incontestable elle
serait moins hostile à la création d’un État algérien. Par son
style le général de Gaulle est seul capable de transfigurer les
événements. L’accord avec la Tunisie est exactement celui que M.
Gaillard voulait conclure.
Menée par le général de Gaulle, la
politique antérieure a-t-elle chance de réussir? Le nouveau
gouvernement a-t-il la possibilité d’adopter la politique par
laquelle les gouvernements de la IVe République auraient été, eux
aussi, en mesure de rétablir la paix? Enfin une politique
intermédiaire que des gouvernements faibles étaient incapables non
de concevoir, mais de choisir résolument, promet-elle, adoptée par
un gouvernement fort, une paix honorable pour tous?
… Si le général de Gaulle, volontairement
ou sous la pression des éléments d’Alger, prolonge l’action
antérieure, sa personnalité, son prestige, son autorité ne
suffiront plus. Il faudra «rétablir l’ordre», détruire les bandes
organisées, les réseaux terroristes. Encore une fois, je ne dis pas
que la tâche soit impossible, je dis qu’à supposer qu’elle soit
possible elle exige encore de longs efforts, probablement des
renforts. L’objectif reculerait d’ailleurs au fur et à mesure qu’on
aurait l’illusion de s’en approcher. Une Algérie libre se
renforcerait en dehors des frontières au fur et à mesure que la
rébellion s’affaiblirait à l’intérieur. Cette Algérie libre se
radicaliserait en perdant ses bases dans les maquis. Une fois
évanoui tout espoir d’entente avec les Français, elle miserait à
fond sur le bloc communiste. Elle entraînerait irrésistiblement la
Tunisie dans l’aventure. Pour conserver une Algérie française, on
s’engagerait dans une guerre indéfinie et on livrerait le reste de
l’Afrique du Nord, peut-être même l’Afrique noire, peut-être même
l’Afrique noire, à la subversion.
L’autre politique extrême est celle que
j’avais recommandée dans
la Tragédie algérienne.
La reconnaissance de la personnalité algérienne étant admise, on
aurait accepté la vocation nationale de l’Algérie. À partir de là,
diverses méthodes étaient concevables: négociations directes avec
le F.L.N., entente préalable avec la Tunisie et le Maroc sur une
fédération maghrébine et une confédération France-Maghreb, projet
de règlement élaboré par la France et soutenu par nos partenaires
européens et atlantiques. Deux conditions étaient indispensables au
succès de cette politique: à Paris un gouvernement capable de
vaincre les résistances prévisibles, de l’autre côté des hommes
capables de se prêter à un compromis, d’envisager des étapes sur la
voie de l’État algérien, le maintien de l’armée française pendant
une période prolongée. Aucune de ces deux conditions n’a été
réalisée jusqu’à présent.Quoi qu’en pensent quelques gaullistes de
gauche, je crois cette politique moins praticable encore
aujourd’hui qu’hier. Le général de Gaulle n’est pas nécessairement
prisonnier de ceux qui l’ont appelé au pouvoir, mais il ne peut pas
non plus faire exactement le contraire de ce que souhaitaient ses
partisans d’hier. Armée et colons se sont révoltés contre un
gouvernement suspect d’arrière-pensées de négociation. Bien que tel
grand chef de l’armée, Rue Saint-Dominique, compte sur le général
de Gaulle pour donner à l’Algérie tout, sauf le mot d’indépendance,
je doute que le président du conseil (quelles que soient ses
intentions) puisse jouer à fond le jeu que les libéraux avaient la
velléité de jouer et de s’opposer à tout ce que souhaitent
passionnément les foules d’Alger et les porte-parole de l’armée.
Même dans l’hypothèse où le général de Gaulle reprendrait sur
l’armée d’Algérie une autorité incontestée, il ne pourrait ni ne
voudrait choisir la voie de la négociation directe avec le
F.L.N.
En ce cas, tout l’espoir se concentre sur
le troisième terme: le compromis qui était hier impossible parce
que le F.L.N. escomptait la lassitude française et que les
gouvernants de Paris n’avaient aucune liberté de manœuvre, le
compromis qui épargnerait aux deux camps la capitulation et
permettrait la réconciliation, le général de Gaulle est-il en
mesure de le concevoir, de l’imposer, les nationalistes seront-ils
amenés à y souscrire?
Tous les observateurs qui ne sont pas des
insensés admettent que la paix en Algérie dépend, pour une part, de
l’attitude qu’adopteront Tunisie et Maroc. Les deux ex-protectorats
rêvent d’une paix sans vaincus qui donnerait satisfaction au
nationalisme algérien sans mettre fin à la présence française. Le
général de Gaulle est en quête, lui aussi, de cette solution
miraculeuse.
Les premières paroles, les premiers actes
du général de Gaulle, sans dissiper incertitude et mystère, vont
dans un sens bien défini. Il ne pouvait pas ne pas payer tribut aux
mots d’ordre officiels: fraternisation, Algérie française, Français
à part entière. Mais il ne prononcera pas le mot «intégration» et
plutôt que sur l’«Algérie française» il mit l’accent sur «Français
à part entière», autrement dit sur les acquêts des journées
historiques, le collège unique, l’intégration des deux communautés
en Algérie même. Effectivement les ultras (quels qu’aient été leurs
sentiments réels) avaient officiellement souscrit aux principes
qu’ils avaient si longtemps combattus et dans lesquels ils avaient
dénoncé les prodromes de l’abandon, à savoir l’égalité sociale et
politique des musulmans et des Français. Ajoutant qu’après les
élections on ferait «le reste» avec les élus, le général de Gaulle
ne fermait pas la voie à une évolution vers l’autonomie.
… Si les élections étaient authentiquement
libres, si le F.L.N. s’y prêtait, si Ben Bella et Krim Belkacem
étaient élus, le problème serait presque résolu. Le dialogue que le
général de Gaulle appelle de ses vœux, avec tous les Algériens, y
compris les nationalistes, serait engagé. Mais à moins d’obtenir
des garanties le F.L.N. boycottera les élections. Ainsi s’explique
que tous les porte-parole des Français d’Algérie aient accepté
aussi facilement les mots d’ordre d’intégration ou de collège
unique. Provisoirement ces mots d’ordre d’intégration écartent
toute perspective de paix par négociation. Dans le climat de guerre
l’intégration n’est pas l’accession des musulmans à la dignité de
citoyens mais l’encadrement des masses par l’armée, la police, les
services psychologiques.
Le maximum de ce que le général de Gaulle
sera en mesure de proposer rejoindra-t-il le minimum que réclament
les nationalistes algériens? Quel sera ce maximum? Quelle sera la
situation militaire au moment où «le reste» sera tenté?
Je me refuse à désespérer, mais il faut
reconnaître l’incroyable difficulté du problème.
Les Français d’Algérie constituent 80 à 90%
de la minorité privilégiée et dominante d’un pays pauvre. Le jour
où un parti algérien réclame la libération par le biais du
nationalisme et non dans le cadre de la loi française, il est vain
de chercher une solution qui convienne à ce parti en même temps
qu’à l’élite française. Cette solution miraculeuse n’existe pas. Il
n’y a que deux voies, qui toutes deux sont coûteuses et à bien des
égards déplorables. Ou lutter jusqu’au bout contre la minorité qui
inspire l’idée nationale avec l’espoir que le grand nombre, passif
ou attentiste, finira par se détacher des combattants, à la longue
impopulaires comme le sont les résistants qui empêchent le retour
de la paix. Ou bien composer avec les nationalistes dans la mesure
où ceux-ci consentent au compromis entre les revendications et les
droits des autres communautés.
Je ne crois pas au succès dans la première
voie. Je ne crois pas que l’on doive ou que l’on puisse refuser
indéfiniment aux Algériens une patrie qui ne peut être que
l’Algérie. À supposer que, par un effort militaire accru, on
affaiblisse les maquis, que, par des réformes sociales, on ébranle
ou convainque la masse, à supposer que, dans six mois ou un an, la
guerre paraisse gagnée, rien ne sera encore résolu. Si les mots
d’ordre d’égalité politique sont traduits honnêtement en
institutions, le pouvoir appartiendra bientôt aux musulmans en
Algérie même et les Français auront le sentiment d’avoir été dupés.
Si les mots d’ordre lancés dans l’enthousiasme des foules demeurent
une fois de plus sans application, la révolte sera nourrie par une
déception supplémentaire.
En empruntant la voie de la lutte à mort
contre le nationalisme on peut évidemment reculer l’échéance. Et ce
répit permettait de donner au nationalisme algérien des chefs
modérés acquis à la collaboration avec la France, la lutte ne
serait pas sans justification. Mais la politique que nous suivons
depuis trois ans risque d’aboutir à des résultats exactement
contraires.
Le changement de régime, le prestige et
l’autorité du général permettent probablement de rétablir le
dialogue avec les nationalistes et de traiter avec eux sur des
formules intermédiaires pourvu que celles-ci ne bouchent pas
l’avenir. Si ce dialogue est rejeté, si l’objectif demeure la
victoire totale, la probabilité est que la guerre se prolonge.
Peut-être les nationalistes algériens seront-ils finalement
vaincus, mais la France devra se soumettre à la loi d’Alger. La
tragédie algérienne deviendrait la tragédie française.
«Le général de Gaulle,
écrit en conclusion M. Raymond Aron,
est la meilleure, peut-être la seule sauvegarde
contre le danger, car la prétendue apathie des Français dissimule
un trouble profond et des passions prêtes à exploser. Le Parlement
était devenu impopulaire, l’armée ne l’est guère moins dans une
partie de la nation.»
Et il porte ce grave jugement auquel il faut prêter attention:
«En dépit de tous les mensonges, l’armée n’est
pas en train de rassembler la France.»
… Les malheurs de la France ont donné au
général de Gaulle une deuxième chance. Grâce aux Français d’Alger,
aux généraux et à quelques conspirateurs, il a pu obtenir du
Parlement un pouvoir entier mais temporaire, une dictature au sens
romain du terme. Je n’arrive pas à me réjouir de la mort du
système
parce qu’elle risque d’entraîner celle de la République. Je ne me
refuse pas à l’espérance parce que le général de Gaulle veut
rénover les institutions et sauver les libertés
fondamentales…… La République avait besoin de se réformer
pour donner aux gouvernements stabilité et durée, pour leur
permettre de dominer les groupes de pression et de prendre des
mesures d’intérêt général. Mais, pour l’essentiel, en dépit de la
faiblesse des pouvoirs publics et à la faveur de la liberté, la
population manifestait sa vitalité, l’économie était en pleine
expansion, la vie intellectuelle n’avait rien perdu de son éclat.
Soumettre les Français au despotisme dans l’espoir de transformer
les musulmans d’Algérie en Français serait une bouffonnerie
tragique. Et bientôt le mot révolution changerait de camp. La
France algérienne, si elle prétend régénérer la France en la
gouvernant, déchirera irrémédiablement la nation.