La mythologie de l'emprunt
Le Figaro
19 janvier 1951
Quand le gouvernement cherche des recettes
nouvelles, l'opposition suggère immédiatement deux solutions ou
plutôt deux mots: économies, emprunt. Si M. Petsche ou M. Edgar
Faure occupaient encore leurs fauteuils de députés, nul doute que,
eux aussi, recommanderaient économies et emprunt, comme ils le
firent même, dit-on, avant d'être promus aux honneurs de la rue de
Rivoli.
L'emprunt serait-il susceptible de fournir
des ressources à la mesure d'un réarmement massif? Peut-on compter
sur l'emprunt pour réduire ou simplement pour ne pas accroître la
pression fiscale?
Créer ou collecter l'épargne
D'après le rapport général préliminaire de
M. Jean Berthoin, au nom de la commission des Finances du Conseil
de la République, l'épargne privée aurait été, en 1950, de l'ordre
de 600 milliards de francs au lieu de 520 en 1949, qui se
décomposeraient de la manière suivante: augmentation des encaisses
individuelles, 240 milliards; dépôts dans les caisses d'épargne,
110 milliards (au lieu de 80); emprunts publics, 150 (au lieu de
110); émissions privées, 110 (au lieu de 80).
On fera observer de plus que, dans les
emprunts publics, figure pour 40 milliards l'excédent des émissions
sur les remboursements de bons du Trésor. N'aurait donc finalement
été investie à long terme par un acte délibéré des particuliers
qu'une somme inférieure à 200 milliards, "c'est-à-dire moins de 3%
de la masse globale de leurs revenus".
L'emprunt d'État à long terme, dont rêvent
certains hommes politiques, pourrait, en théorie, avoir deux
fonctions: ou bien il transformerait les sommes placées en comptes
de chèques postaux, aux caisses d'épargne ou en comptes courants
bancaires, en titres d'emprunt; ou bien il déterminerait les
particuliers à réduire leurs dépenses, afin de souscrire à
l'émission publique. Dans la première hypothèse, le bénéfice pour
l'État serait faible. L'épargne recueillie par les caisses
d'épargne et par les comptes courants bancaires est déjà,
indirectement, à la disposition du Trésor public. Elle coûte moins
cher à ce dernier tant qu'elle n'a pas pris la forme d'emprunt à
long terme. L'image d'Épinal, que l'on apprend aux petits enfants
de France, le bon citoyen qui retire son argent de la caisse
d'épargne pour le porter aux guichets de souscription de l'emprunt,
témoigne du caractère mystérieux que conservent en France, pour le
grand public, les mécanismes financiers les plus simples.
Certes, il est difficile de savoir
exactement dans quelle mesure le produit d'un emprunt représente
des capitaux, déjà à la disposition du Trésor, ou une épargne
supplémentaire. On conçoit, en effet, que le titulaire d'un compte,
ayant réduit le montant créditeur de celui-ci pour souscrire à
l'emprunt, épargne, au cours des semaines ou des mois suivants,
pour ramener son encaisse au volume normal.
Malgré cette réserve, l'analyse précédente
nous révèle une donnée du problème. Un emprunt d'État, de manière
générale, collecte une épargne qui aurait pris une autre forme mais
qui existait déjà. L'État plaçait aisément des emprunts à l'époque
où l'épargne était abondante. Ce n'est pas lui qui créait
l'épargne, il se bornait à l'absorber. On ne niera pas que la
politique des gouvernants puisse en quelque mesure encourager
l'épargne, mais on ne voit pas que l'annonce d'un "emprunt de
défense nationale" puisse, d'un coup, accroître massivement la part
du revenu national que les individus décident de ne pas
consommer.
L'emprunt pourrait donc tout au plus
susciter indirectement un accroissement de l'épargne et attirer
vers les guichets de la Banque de France quelque épargne,
stérilisée ici et là. Mais il s'agirait de dizaines et non de
centaines de milliards. Conclusion, au reste, presque évidente.
L'emprunt de centaines de milliards supposerait que la collectivité
française, d'elle-même, s'abstient de consommer une fraction
importante des revenus distribués. Rien n'indique que tel soit le
cas.
Thésaurisation de l'or et emprunt
On m'objectera que j'omets un aspect du
problème: n'y a-t-il pas des capitaux importants thésaurisés dans
le pays? À coup sûr, mais, à l'heure présente, la thésaurisation
s'opère essentiellement sous forme d'or. Il s'agit donc de savoir
s'il serait possible, par une action différente des pouvoirs
publics, de détourner les particuliers d'acquérir de l'or au lieu
de placer leur épargne dans des banques, à la Bourse ou dans les
emprunts d'État.
On ne sait exactement la quantité d'or qui
entre chaque année en France et qu'achète le public désireux de
sécurité. Mais, là encore, je doute que le montant de la
thésaurisation annuelle en or suffise à financer un vaste programme
de réarmement. De plus, ce programme doit normalement accroître la
crainte de l'inflation et la crainte de la guerre, sentiments qui,
précisément, inspirent le désir d'acquérir de l'or.
Restent, évidemment, les quelques milliers
de tonnes d'or enfouis dans les bas de laine ou les caves, depuis
trente-cinq ans. Mais, de nouveau, nous posons la question: par
quel miracle cet or sortirait-il de ses cachettes, puisque les
dangers augmentent contre lesquels les détenteurs d'or ont
obstinément voulu se protéger?
Enfin, l'or permettrait de combler un
déficit des échanges extérieurs. On éviterait à la population
française les restrictions qui résultent logiquement du
détournement vers les emplois non productifs d'une part des
ressources nationales. Mais cette méthode serait un abandon à la
facilité. On liquiderait le capital pour couvrir les dépenses
courantes. Si l'on ne recourait pas systématiquement au déficit de
la balance commerciale, c'est-à-dire à un excédent massif des
importations sur les exportations, l'or, revenu au grand jour, ne
modifierait pas décisivement les nécessités du réarmement. Puisque
l'État consommerait plus, les particuliers auraient moins de
marchandises à acheter. Une émission de papier-monnaie, même gagée
sur de l'or, aurait un effet inflationniste, à moins d'être
compensée par des achats accrus au dehors.
Mais, dira-t-on encore, le gouvernement
provisoire n'a-t-il pas recueilli quelque 150 milliards de francs,
dans le grand emprunt lancé au printemps de 1945? Pourquoi
n'obtiendrait-on pas l'équivalent aujourd'hui, c'est-à-dire quatre
à cinq fois plus de francs actuels? La réponse est fort simple: la
situation était techniquement tout autre. La circulation fiduciaire
s'élevait à quelque 600 milliards de francs, montant très supérieur
aux besoins de l'économie, étant donné le niveau des prix et le
volume de l'activité. Les particuliers échangeaient volontiers
leurs billets en titres de l'emprunt: ils avaient craint pire,
puisqu'on avait envisagé un échange des billets avec blocage
partiel.
Pour reproduire, à l'heure présente, une
situation analogue, l'État devrait employer une méthode inspirée de
celle du docteur Schacht: préfinancement avec stabilisation des
prix et des revenus, contrôle du commerce extérieur et des changes.
Le surplus du pouvoir d'achat distribué et sans emploi reviendrait
automatiquement aux caisses publiques par le mécanisme du circuit.
Encore celui-ci devrait-il être fermé, ce qui, étant donné la
structure de notre économie et de notre administration, est, pour
le moins, douteux.
De tels propos sont impopulaires. On fait
volontiers confiance, vague et illimitée, à l'emprunt sauveur. Mais
la vérité est rarement populaire. L'épargne individuelle a joué un
rôle décisif dans l'expansion économique au XIXe siècle. Les
réformes pratiquées depuis trente ans, les événements politiques et
les catastrophes monétaires ont réduit à peu de chose le rôle de
l'épargne individuelle. Et cette évolution est malheureusement
irréversible.