La récession américaine et les controverses
économiques
Le Figaro
18 avril 1958
Les économistes comme les généraux entrent
dans l'avenir à reculons. Au lendemain de la guerre, ils
craignaient en majorité la répétition de la crise des années 1930.
Obsédés par la crainte du chômage, les gouvernants ont longtemps
appliqué les méthodes conçues par Keynes contre l'insuffisance de
la demande globale, alors que l'excès de la demande précipitait la
hausse des prix. Plusieurs années s'écoulèrent avant que la pensée
redevînt contemporaine de l'événement et que l'on cessât de lutter
contre les catastrophes d'hier.
Le plein emploi ayant été assuré pendant
plus de dix ans, l'expansion aussi bien en Europe qu'aux États-Unis
ayant été rapide, le cauchemar de la grande dépression s'était
enfin dissipé. Experts, gouvernants, opinion avaient découvert la
menace actuelle, non pas le chômage mais l'inflation. Il y a moins
d'un an, le président Eisenhower prenait l'univers entier à témoin
que l'inflation était désormais pour le monde libre le péril
majeur, aussi redoutable que les bombes thermo-nucléaires ou les
Spoutniks. L'écho de ces paroles retentit encore à nos oreilles, et
déjà la menace semble venir de l'autre côté. Plein emploi,
expansion, tous ces biens qui passaient, il y a quelques mois pour
acquis sont remis en question.
Qu'il s'agisse d'expliquer la récession
américaine, d'en prévoir le déroulement ou de recommander une
action, les économistes ne sont pas d'accord. Les uns pressent le
gouvernement américain d'agir vite et fort, les autres lui
recommandent de laisser l'économie trouver seule son équilibre.
Quelles sont les causes principales de l'incertitude?
Dans les années 1930, les économistes
cherchaient à expliquer le phénomène du chômage durable et
l'insuffisance de la demande globale. À la fin des années 1950, la
question centrale est celle de l'inflation récente et de la
thérapeutique appropriée.
L'inflation par excès de demande, celle que
tous les pays d'Amérique et d'Europe ont connue au lendemain de la
guerre, est bien connue. Les moyens qu'il convient d'employer pour
la combattre ne sont pas non plus mystérieux, bien qu'en chaque
conjoncture il y ait place à controverse sur la part respective des
restrictions monétaires et des amputations budgétaires, et aussi
sur le montant des uns et des autres.
Mais une autre sorte d'inflation est au
moins concevable, celle qui aurait pour cause le gonflement des
coûts de production et des prix de vente. On en conçoit aisément
plusieurs modèles. Toute hausse des salaires plus rapide que la
progression de la productivité se traduira inévitablement par une
augmentation du coût du travail par unité de production, donc une
augmentation des prix. Or il suffit que les hausses de salaires se
répercutent des secteurs où la productivité progresse vite à ceux
où elle progresse lentement pour que la hausse des prix devienne
inévitable dans l'ensemble de l'économie. L'industrie automobile,
par exemple, promet une hausse annuelle du salaire horaire de 2% en
fonction de la progression attendue de la productivité. Si les
autres secteurs sont contraints de suivre le mouvement, la hausse
des prix s'ensuit fatalement. La hausse des prix des services aux
États-Unis semble suggérer un processus de cet ordre.
Un autre modèle d'inflation des coûts
intéresse peut-être plus directement encore la France. Supposons
que, par suite de circonstances accidentelles, les récoltes soient
mauvaises, que l'offre de produits alimentaires diminue. Le prix de
la nourriture montera, les salariés revendiqueront et obtiendront
des augmentations de salaires qui se répercuteront sur les prix des
produits industriels et sur le volume de la demande globale. Ainsi
sera déclenché un processus inflationniste, non par excès de la
demande globale mais par une pénurie localisée en un secteur
d'importance vitale.
Les moyens efficaces contre l'inflation par
excès de la demande ne sont pas nécessairement efficaces contre une
inflation des coûts. Certes, si l'on pousse assez loin les
restrictions monétaires, on parviendra sans aucun doute à mettre un
terme à l'inflation. Mais il se peut que l'on arrête l'expansion et
que l'on provoque une récession bien avant que les prix cessent de
monter. Tel est, d'après nombre d'économistes, ce qui s'est passé
aux États-Unis. Les prix des matières premières ont baissé, mais
non ceux des prix de détail. Depuis des mois, la production est en
recul, le chômage progresse et le prix de la vie monte
encore.
Quelques hommes d'affaires, des
républicains jaloux des lauriers de Herbert Hoover, conseillent au
président Eisenhower de ne pas lutter contre la récession avant que
les prix ne se décident à baisser. Je suis de ceux qui jugent de
tels conseils démentiels. S'il ne s'agissait que du parti
républicain, on s'en désintéresserait: qu'il se suicide, s'il le
veut. Mais il s'agit du monde libre tout entier.