L’opium des intellectuels ou le mythe du prolétariat
La Nouvelle NRF
Mai 1955

«La Révolution est l'opium du peuple.»
Simone Weil
L'eschatologie marxiste attribue au prolétariat le rôle d'un sauveur collectif. Les expressions qu'emploie le jeune Marx ne laissent pas de doute sur les origines judéo-chrétiennes du mythe de la classe, élue par sa souffrance pour le rachat de l'humanité. Mission du prolétariat, fin de la préhistoire grâce à la Révolution, règne de la liberté, on reconnaît sans peine la structure de la pensée millénariste: le Messie, la rupture, le royaume de Dieu.
Le marxisme n'est pas disqualifié par de telles comparaisons. La résurrection, sous une forme apparemment scientifique, des croyances séculaires séduit les esprits, sevrés de foi. Le mythe peut paraître préfiguration de la vérité aussi bien que l’idée moderne survivance de rêves.
L'exaltation du prolétariat en tant que tel n'est pas un phénomène universel. Bien plutôt pourrait-on y voir une marque du provincialisme français. Là où règne la «Foi nouvelle», c'est le parti plutôt que le prolétariat qui fait l'objet d'un culte. Là où le travaillisme l'emporte, les travailleurs d'usines, devenus petits bourgeois, n'intéressent plus les intellectuels et ne s'intéressent plus aux idéologies. L'amélioration de leur sort leur enlève le prestige du malheur et les soustrait à la tentation de la violence.
Est-ce à dire que la ratiocination sur le prolétariat et sa fonction se limite désormais aux seuls pays d'Occident qui hésitent entre la fascination du régime soviétique et l'attachement aux libertés démocratiques? Les controverses subtiles sur le prolétariat, et le parti, qui se donnent libre cours dans les colonnes des
Temps Modernes
et d'
Esprit
, ressemblent à celles que menaient, il y a un demi-siècle, militants et théoriciens, en Russie et en Allemagne. En Russie, elles sont désormais tranchées par voie d'autorité; en Allemagne, elles sont épuisées faute de combattants. Mais entre les pays convertis au communisme et les pays occidentaux, où le développement de la production a transformé les damnés de la terre en cotisants de syndicats raisonnables, subsiste encore plus de la moitié de l'humanité qui envie le niveau de vie de ces derniers pays et tourne les yeux vers les premiers.
I
On discute passionnément de la définition exacte du concept, peut-être le plus courant de la langue politique, la classe. Nous n'entrerons pas ici dans la discussion qui, peut-être, ne comporte pas de conclusion. Rien ne prouve qu'il existe, circonscrite à l'avance, une réalité et une seule qui doive être baptisée classe. La discussion est d'autant moins nécessaire que personne n'ignore quels sont, dans une société moderne, les hommes que l'on s'accorde à baptiser prolétaires: les salariés qui travaillent de leurs mains dans les usines.
Pourquoi la définition de classe ouvrière passe-t-elle souvent pour malaisée? Aucune définition ne trace nettement les limites d'une catégorie. À partir de quel échelon de la hiérarchie le travailleur qualifié cesse-t-il d'appartenir au prolétariat? Le travailleur manuel des services publics est-il un prolétaire, bien qu'il reçoive son salaire de l'État et non d'un entrepreneur privé? Les salariés du commerce, dont les mains manipulent les objets fabriqués par d'autres, appartiennent-ils au même groupe que les salariés de l’industrie? Il ne nous importe pas de répondre dogmatiquement à de telles interrogations: les divers critères ne s'accordent pas. Selon que l'on considère la nature du métier, le mode et le montant de la rémunération, le style de vie, on inclura ou non certains travailleurs dans le prolétariat. Le mécanicien de garage, salarié et manuel, n’a pas la même situation, la même perspective sur la société que l'ouvrier employé à une chaîne de montage dans les usines Renault. Il n'y a pas une essence du prolétariat à laquelle certains salariés participeraient, mais une catégorie, dont le centre est caractérisé et dont les marges sont indistinctes.
Cette difficulté de délimitation n'aurait pas seule suscité tant de controverses. La doctrine marxiste prêtait au prolétariat une mission unique, de convertir l'histoire, disent les uns, de réaliser l'humanité, disent les autres. Comment les millions d'ouvriers d'usines, dispersés entre des milliers d'entreprises, peuvent-ils être le sujet d'un tel accomplissement? D'où une deuxième recherche, non des frontières, mais de l'unité du prolétariat.
On n'a pas de peine à constater, entre les travailleurs manuels de l’industrie, quelques traits communs, matériels et psychologiques: montant des revenus, répartition des dépenses, style de vie, attitude à l'égard du métier ou de l'employeur, sentiments des valeurs, etc. Cette communauté, objectivement saisissable, est partielle. Les prolétaires français, par quelques côtés, diffèrent des prolétaires anglais et ressemblent à leurs compatriotes. Les prolétaires qui vivent dans les villages ou les petites villes ont peut-être plus de parenté avec leurs voisins qu'avec les travailleurs des grandes villes. En d'autres termes, l'homogénéité de la catégorie prolétarienne est, de toute évidence, imparfaite, encore qu'elle soit probablement plus marquée que celle des autres catégories.
Ces remarques banales expliquent pourquoi, entre le prolétariat qu'étudie le sociologue et le prolétariat, qui a mission de convertir l'histoire, subsiste inévitablement un écart. Pour combler cet écart, la méthode aujourd'hui à la mode consiste à reprendre la formule marxiste: «Le prolétariat sera révolutionnaire ou ne sera pas.» «C'est en se refusant à son aliénation que le prolétaire se fait prolétaire.(1)» (Francis Jeanson). «L'unité du prolétariat, c'est son rapport avec les autres classes de la société, bref, c'est sa lutte.(2)» (J.-P. Sartre). À partir du moment où il est défini par une volonté générale, le prolétariat, acquiert une unité subjective. Peu importe le nombre des prolétaires, en chair et en os, qui participent à cette volonté: la minorité combattante incarne légitimement le prolétariat tout entier.
L'emploi que Toynbee fait du mot a suscité des équivoques nouvelles. L'ouvrier d'industrie n'est qu'un exemple, entre d'autres, de ces hommes, nombreux aux époques de désagrégation, qui se sentent étrangers à la culture existante, se rebellent contre l'ordre établi et sont sensibles à l'appel des prophètes. Dans le monde antique, les esclaves et déportés écoutèrent la voix des apôtres. Parmi les travailleurs des faubourgs industriels, la prédication marxiste a gagné des adeptes par millions. Les non-intégrés sont prolétaires, comme sont prolétaires les peuples semi-barbares, situés à la périphérie de la zone de civilisation.
Nous laisserons de côté cette dernière définition selon laquelle les déportés, les concentrationnaires, les minorités nationales mériteraient le qualificatif de prolétariat plus que les ouvriers d'industrie. En revanche, la définition de Jean-Paul Sartre nous mène au thème essentiel. Pourquoi le prolétariat a-t-il, dans l'histoire, une mission unique?
L'élection du prolétariat s'exprimait dans les textes du jeune Marx par les formules célèbres: «une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une sphère qui possède un caractère universel par suite de ses souffrances universelles…» La déshumanisation des prolétaires, soustraits à toutes les communautés particulières, en fait des hommes purement hommes et à ce titre universels.
C'est la même idée que reprennent, sous des formes indéfiniment variées, les philosophes existentialistes, en particulier M. Merleau-Ponty: «Si le marxisme donne un privilège au prolétariat, c'est parce que, selon la logique interne de sa condition, selon son mode d'existence le moins délibéré, en dehors de toute illusion messianique, les prolétaires qui «ne sont pas des dieux» sont et sont seuls en position de réaliser l'humanité... le prolétariat, à considérer son rôle dans la constellation historique donnée, va vers une reconnaissance de l'homme par l'homme...(3)» «La condition du prolétaire est telle qu'il se détache des particularités non par la pensée et par un procédé d'abstraction, mais en réalité et par le mouvement même de sa vie. Seul il
est
l'universalité qu'il pense, seul il réalise la conscience de soi, dont les philosophes, dans leur réflexion, ont tracé l'esquisse.(4)»
Le mépris que professent volontiers les intellectuels pour les métiers de commerce et d'industrie m'a toujours paru méprisable. Que les mêmes qui regardent de haut ingénieurs ou chefs d'industrie croient reconnaître dans l'ouvrier, devant son tour ou à la chaîne de montage, l'homme universel me paraît sympathique, mais surprenant.
On conçoit que les prolétaires observés par Marx, qui travaillaient douze heures par jour, que ne protégeaient ni syndicats ni lois sociales, qui subissaient la loi d'airain des salaires, aient paru départicularisés par le malheur. Tel n'est pas le cas de l'ouvrier de Detroit, de Coventry, de Stockholm, de Billancourt, de la Ruhr(5), qui ne ressemble pas à un homme universel, mais au citoyen d'une nation , au militant d'un parti. Le philosophe a le droit de souhaiter que le prolétaire ne s'intègre pas à l'ordre existant et se réserve pour la tâche révolutionnaire. Mais il ne saurait, au milieu du XXe siècle, poser comme un fait l'universalité du travailleur d'industrie. En quel sens le prolétariat français, divisé entre les organisations rivales, peut-il être appelé «la seule inter-subjectivité authentique»?
L'étape ultérieure du raisonnement, qui tend à confirmer l'eschatologie marxiste, n'est pas plus convaincante. Pourquoi le prolétariat
doit
-il être
révolutionnaire?
Si l'on s'en tient à un sens vague de ce dernier mot, on peut plaider que les ouvriers de Manchester, en 1850, comme ceux de Calcutta aujourd'hui, réagissent à leur situation par une espèce de révolte. Ils ont conscience d'être victimes d'une organisation injuste. Tous les prolétaires n'ont pas le sentiment d'être exploités ou opprimés. L'extrême misère ou la résignation ancestrale étouffe ce sentiment, l'élévation du niveau de vie et l'humanisation des rapports industriels l'atténuent. Probablement ne disparaît-il jamais entièrement, même sous la propagande obsessionnelle de l'État communiste, tant il est lié à la condition du salarié, à la structure des industries modernes.
On n'en saurait conclure que le prolétariat est spontanément, en tant que tel, révolutionnaire. Lénine eut la clairvoyance de constater l’indifférence des ouvriers à leur vocation, leur souci de réformes
hic et nunc
. La théorie du parti, avant-garde du prolétariat, est née précisément de la nécessité reconnue d'entraîner des masses, qui aspirent à un sort meilleur, mais répugnent à l'apocalypse.
Dans le marxisme du jeune Marx, la vocation révolutionnaire du prolétariat découle des exigences de la dialectique. Le prolétariat est l'esclave qui triomphera de son maître, non pour lui-même, mais pour tous. Il est le témoin de l’inhumanité qui accomplira l'humanité. Marx a passé le reste de sa vie à chercher la confirmation, par l'analyse économique et sociale, de la vérité de cette dialectique.
Le communisme orthodoxe n'a pas non plus de peine à postuler la vocation révolutionnaire du prolétariat. Celle-ci est impliquée par l’interprétation globale de l'histoire qu’il tient pour incontestable. L'accent de valeur est, en fait, transporté sur le parti. Or ni l'existence, ni la volonté révolutionnaire de ce dernier ne prêtent au doute. À l'origine, on a donné son adhésion au parti, parce que celui-ci incarnait la classe, promue au rôle de sauveur collectif. Une fois à l’intérieur du parti, on s'interroge d'autant moins sur la classe que les camarades viennent de toutes les classes.
Il n'en va pas de même des philosophes français, qui se veulent révolutionnaires, refusent d'entrer dans le parti communiste et pourtant affirment qu’on ne peut «combattre le prolétariat, sans devenir l'ennemi de soi-même et de l'humanité»: l'ouvrier d'industrie, au milieu du XXe siècle, n'est plus l'homme réduit à la nudité de la condition humaine, dissolution de toutes les classes et de toutes les particularités. Comment justifient-ils la mission qu'ils lui confient?
Dépouillés des complications de langage, les thèmes paraissent à peu près les suivants. L'ouvrier d'industrie ne peut prendre conscience de sa situation sans se révolter; la révolte est la seule réaction humaine à la reconnaissance d'une condition inhumaine. Le travailleur ne sépare pas son sort de celui des autres, il voit, avec évidence, que son malheur est collectif, non individuel, lié aux structures des institutions, non aux intentions des capitalistes. Aussi la révolte prolétarienne tend-elle à s'organiser, à devenir révolutionnaire sous la direction d'un parti. Le prolétariat ne se constitue en classe que dans la mesure où il acquiert une unité, et celle-ci ne peut résulter que d'une opposition aux autres classes. Le prolétariat est
sa
lutte contre la société.
Jean-Paul Sartre, dans ses derniers écrits, de l’idée, authentiquement marxiste, que le prolétariat ne s'unit qu'en s'opposant aux autres classes, conclut à la nécessité d'une organisation, c'est-à-dire d'un parti. Il confond implicitement, subrepticement, le parti prolétarien avec le parti communiste, de telle sorte qu'il tourne au profit de ce dernier les arguments qui démontrent seulement le besoin d'
un
parti, pour défendre les intérêts ouvriers. On ne sait, d'ailleurs, si l'argument vaut pour le prolétariat français de 1955, pour le prolétariat français depuis deux siècles ou pour tous les prolétariats à l’intérieur des régimes capitalistes.
Revenons à des considérations prosaïques. Si l'on convient d'appeler prolétaires les ouvriers des industries, quels sont les aspects de leur condition contre lesquels ils se révoltent? Quels sont ceux qu'une révolution supprimerait? En quoi consiste concrètement l'avènement d'une classe ouvrière «déprolétarisée»? En quoi les travailleurs, victorieux de l'aliénation d'hier, différeraient-ils des travailleurs d'aujourd'hui?
II
Le prolétaire, nous disent Marx et les écrivains qui lui font écho, est «aliéné». Il ne possède rien que sa force de travail qu'il loue, sur le marché, au propriétaire des instruments de production. Il est enfermé dans un travail parcellaire et ne reçoit, pour prix de son effort, qu'un salaire juste suffisant pour l'entretenir, lui et sa famille. Selon cette théorie, c'est la propriété privée des instruments de production qui est l'origine ultime et de l'oppression et de l'exploitation. Dépouillé de la plus-value accumulée par les seuls capitalistes, l'ouvrier est privé pour ainsi dire de son humanité.
Ces thèmes marxistes demeurent à l'arrière-plan de la pensée. Il est difficile de les reproduire tels quels. Le nœud de la démonstration, dans
Le Capital
, est la conception selon laquelle le salaire, comme toute marchandise, aurait une valeur, déterminée par les besoins de l'ouvrier et de sa famille. Or, ou bien cette conception est prise en un sens rigoureux et, en ce cas, l'élévation des salaires, en Occident, la réfute sans contestation possible. Ou bien elle est interprétée au sens large, les besoins incompressibles des ouvriers dépendent de la psychologie collective et, en ce cas, la conception elle-même ne nous apprend plus rien. Au milieu du XXe siècle, le salaire ouvrier, aux États-Unis, doit permettre l'achat de la machine à laver ou du poste de télévision.
On n'a guère étudié, en France,
Le Capital
, et les écrivains s'y réfèrent rarement. C'est moins l'oubli des théorèmes économiques de Marx qui affaiblit l'analyse de l'aliénation ouvrière que la constatation d'un fait évident: plusieurs des griefs ouvriers n'ont rien à voir avec le système de propriété. Ils subsistent tels quels, quand les moyens de production appartiennent à l'État.
Énumérons les griefs fondamentaux: 1° insuffisance de la rémunération; 2° durée excessive du travail; 3° menace du chômage total ou partiel; 4° malaise lié à la technique ou à l'organisation administrative de l'usine; 5° sentiment d'être enfermé dans la condition ouvrière sans perspective de progression; 6° conscience d'être victime d'une injustice fondamentale, soit que le régime refuse au travailleur une juste part du produit national, soit qu'il lui refuse la participation à la gestion de l'économie.
La propagande marxiste tend à répandre la conscience d'une injustice fondamentale et à la confirmer par la théorie de l'exploitation. Cette propagande ne réussit pas dans tous les pays. Là où les revendications immédiates sont, en grande partie, satisfaites, la mise en accusation du régime devient un radicalisme stérile. Là, en revanche, où elles ne le sont pas ou le sont trop lentement, la tentation de s'en prendre au régime risque de devenir irrésistible.
L'interprétation marxiste du malheur prolétarien ne peut pas ne pas paraître vraisemblable aux prolétaires. Cruautés du salariat, de la pauvreté, de la technique, d'une vie sans avenir, du chômage redouté: pourquoi ne pas mettre tout au compte du capitalisme, puisque ce mot vague couvre à la fois les rapports de production et le mode de distribution? Même dans les pays où le réformisme a été poussé le plus loin, aux États-Unis, où l'entreprise privée est, dans l'ensemble, acceptée, il subsiste un préjugé hostile au profit, un soupçon, toujours prêt à se réveiller, que le capitaliste ou la société anonyme, en tant que tels, exploitent leurs ouvriers. L'interprétation marxiste rejoint la perspective sur la société à laquelle inclinent spontanément des travailleurs.
En fait, le niveau des salaires, en Occident, dépend, on le sait, de la productivité, de la répartition du revenu national entre investissements, dépenses militaires et consommation, de la distribution des revenus entre les classes. La répartition des revenus n'est pas plus égalitaire en régime de type soviétique qu'en régime de type capitaliste ou mixte. La part des investissements est plus grande de l'autre côté du rideau de fer. L'expansion économique y a servi à l'accroissement de la puissance plus qu'à l'élévation du niveau de vie. Il n'y a pas de preuve que la propriété collective soit plus propice à l'amélioration de la productivité que la propriété privée.
La diminution de la durée du travail s'est révélée compatible avec le capitalisme. La menace de chômage demeure, en revanche, un des maux de tout régime non pas tant de propriété privée que de marché. À moins qu'on n'élimine radicalement les oscillations de la conjoncture ou que l'on ne consente à une inflation permanente, toute économie de libre embauche impliquera un risque de chômage, au moins temporaire. Il ne faut pas nier cet inconvénient, il faut le réduire autant que possible.
En ce qui concerne le malaise du travail industriel, les psychotechniciens en ont analysé les causes et les modalités multiples. Ils ont suggéré des méthodes susceptibles d'atténuer la fatigue ou l'ennui, d'apaiser les récriminations, d'intégrer les travailleurs à la cellule d'entreprise ou à l'entreprise tout entière. Aucun régime, capitaliste ou socialiste, n'implique ou n'exclut l'application de ces méthodes. L'infériorité de la propriété privée, à cet égard, est que la mise en question du régime incite beaucoup de travailleurs ou d'intellectuels à dénoncer l'application, à des fins de conservation sociale, des enseignements tirés des sciences de l'homme.
Les chances de promotion, pour les ouvriers, sont-elles fonction du régime? La réponse est malaisée: les études comparatives de la mobilité sont trop imparfaites pour permettre un jugement catégorique. De manière générale, l'ascension est d'autant plus facile que la proportion des métiers non manuels augmente. Le progrès économique est, par lui-même, facteur de mobilité. L'effacement des préjugés de caste devrait, dans les pays de démocratie bourgeoise, accélérer le renouvellement de l'élite. En Union soviétique, la liquidation de l'ancienne aristocratie, la rapidité de l'édification industrielle ont multiplié les chances de promotion.
Enfin, la protestation contre le régime en tant que tel, logiquement, appelle une révolution. Si le capitalisme, défini par la propriété privée des instruments de production et les mécanismes du marché, est l'origine de tous les maux, les réformes deviennent condamnables, puisqu'elles risquent de prolonger la durée d'un système odieux.
À partir de ces remarques, sommaires et banales, on distingue sans peine deux formes de la libération ouvrière ou de la fin des aliénations. La première, jamais achevée, est faite de mesures multiples et partielles: la rémunération ouvrière s'élève en même temps que la productivité, des lois sociales protègent les familles et les vieillards, les syndicats discutent librement les conditions du travail avec les employeurs, l'élargissement du système d'enseignement accroît les chances de promotion. Appelons cette libération
réelle:
elle se traduit par des améliorations concrètes à la condition prolétarienne, elle laisse subsister des griefs (chômage, malaise à l’intérieur de l'entreprise) et, parfois, dans une minorité plus ou moins forte, la révolte contre les principes du régime.
Une révolution du type soviétique donne le pouvoir absolu à la minorité qui se réclame du prolétariat et transforme beaucoup d'ouvriers ou de fils d'ouvriers en ingénieurs ou commissaires. Le prolétariat lui-même, c'est-à-dire les millions d'hommes qui travaillent de leurs mains dans les usines, sont-ils libérés?
Le niveau de vie n'a pas subitement progressé dans les démocraties populaires d'Europe orientale, il a plutôt diminué, les nouvelles classes dirigeantes ne consomment probablement pas une moindre part du produit national que les anciennes. Là où existaient des syndicats libres, n'existent plus que des organismes soumis à l'État, dont la fonction est d'inciter à l’effort, non de revendiquer. Le risque de chômage a disparu, mais ont disparu aussi le libre choix du métier ou du lieu de travail, l'élection des dirigeants syndicaux, des gouvernants. Le prolétariat n'est plus aliéné, parce qu'il possède, selon l’idéologie, les instruments de production et même l'État. Mais il n'est libéré ni des risques de déportation, ni du livret de travail, ni de l'autorité des managers.
Est-ce à dire que cette libération, que nous appellerons
idéelle
, soit illusoire? Ne nous laissons pas entraîner par la polémique. Le prolétariat, disions-nous, est enclin à interpréter l'ensemble de la société selon la philosophie marxiste: il se croit victime du patron, même quand il est surtout victime de l’insuffisance de la production. Mais ce jugement peut être erroné, il n'en est pas moins authentique. Avec la suppression des capitalistes, remplacés par des managers d'État, avec l’instauration d'un plan, tout devient clair. Les inégalités de rémunération répondent à l'importance inégale des fonctions, la baisse de la consommation à l'augmentation des investissements. Les prolétaires, du moins un bon nombre d'entre eux, acceptent plus aisément la
Zis
du manager nommé par l'État que la
Packard
du patron, ils ne protestent pas contre les privations parce qu'ils en saisissent la nécessité pour l'avenir. Ceux qui croient à la société sans classe, à l'horizon de l'histoire, se sentiront associés à une grande œuvre, fût-ce par leurs sacrifices.
Nous appelons
idéelle
la libération que les marxistes appellent
réelle
parce qu'une idéologie la définit: la propriété privée serait l'origine de toute aliénation, le salarié, au lieu d'être particularisé par le travail au service d'un entrepreneur, serait, en régime soviétique, universalisé par sa participation à la communauté, libre puisqu'il se soumettrait à la nécessité qu'incarnent les plans d'industrialisation, conformes aux exigences d'une histoire commandée par des lois inflexibles.
Qui dénonce le capitalisme en tant que tel, préférera la planification, avec ses rigueurs politiques, aux mécanismes du marché, avec leurs imprévisibles alternances. Le soviétisme se situe dans l'histoire. Il veut être jugé moins sur ce qu'il est que sur ce qu'il sera. La lenteur de l'élévation du niveau de vie, au cours des premiers plans quinquennaux, se justifie non par la doctrine, mais par la nécessité d'accroître la puissance économico-militaire de l'Union soviétique menacée. La libération idéelle, au-delà de la phase d’édification socialiste, ressemblera de plus en plus à la libération réelle.
Aucun des théoriciens du bolchevisme n'avait imaginé, avant la prise du pouvoir, que les syndicats seraient mis au pas par l'État socialiste. Lénine avait reconnu le danger que l'État soi-disant prolétarien répète les méfaits de l'État bourgeois et il avait, à l'avance, plaidé la cause de l’indépendance syndicale. La dislocation de l'économie après la guerre civile, le style militaire du commandement adopté par Trotsky et les bolcheviks pour résister à leurs ennemis firent oublier les idées libérales que l'on professait la veille.
Sans doute a-t-on proclamé aujourd'hui que la revendication, la grève, l'opposition au Pouvoir n'auraient plus de sens, puisque l'État est prolétarien. La critique de la bureaucratie demeure légitime, nécessaire. En privé, selon la doctrine ésotérique, on envisage l'élargissement du droit de critique quand le progrès de l'édification socialiste permettra de relâcher la discipline. Le régime n'étant pas mis en cause, les syndicats, comme les syndicats britanniques ou américains, défendraient les intérêts ouvriers contre les exigences des managers. La fonction de revendication s'ajouterait peu à peu à la fonction d'encadrement, les syndicats de toutes les sociétés industrielles étant voués à remplir à la fois l'une et l'autre.
Admettons même cet optimisme à terme: pourquoi les pays d'Occident, qui ont traversé, au siècle dernier, la phase de développement qui correspond à celle des premiers plans quinquennaux, devraient-ils sacrifier la libération réelle au mythe de la libération idéelle? Là où le régime capitaliste ou mixte est paralysé, on invoquera le même argument que dans les régions sous-développées: l'autorité inconditionnelle d'une équipe, maîtresse de l'État, permet seule de briser les résistances des féodaux ou grands propriétaires et d'imposer l'épargne collective. Là où l'expansion économique continue, où le niveau de vie s'est élevé, pourquoi sacrifier les libertés réelles des prolétaires, si partielles soient-elles, à une libération totale qui se confond curieusement avec la toute-puissance de l'État? Peut-être celle-ci donne-t-elle un sentiment de progrès aux travailleurs, qui n'ont pas eu l'expérience du syndicalisme ou du socialisme occidental. Aux yeux des travailleurs allemands ou tchèques, qui connaissaient les libertés réelles, elle est une mystification.
III
Quand le prolétariat suit, en majorité, des chefs acquis à la libération réelle, les intellectuels de gauche ignorent les cas de conscience. Peut-être sont-ils inconsciemment déçus par l'attitude des ouvriers, plus sensibles aux avantages immédiatement accessibles qu'aux tâches grandioses. Les artistes et les écrivains n'ont guère médité sur le travaillisme britannique ou le syndicalisme suédois, et ils ont eu raison de ne pas consacrer leur temps à l'étude de réalisations, à bien des égards admirables, qui pourtant n'appellent pas la méditation d'esprits supérieurs. En Grande-Bretagne, les dirigeants du
Labour
, d'origine ouvrière, montrent d'ordinaire plus de modération que les dirigeants venus des professions intellectuelles. A. Bevan représente une exception: aussi bien est-il entouré d'intellectuels, et les secrétaires de syndicats figurent-ils au premier rang de ses adversaires.
Il en va tout autrement en France, où une importante fraction des ouvriers donne ses suffrages au parti communiste, où les syndicats les plus influents ont des secrétaires qui appartiennent au Parti, où le réformisme passe pour stérile. Là surgit la contradiction qui déchire et ravit existentialistes, chrétiens de gauche, progressistes: comment se séparer du parti qui incarne le prolétariat? Comment adhérer à un parti plus soucieux de servir les intérêts de l'Union soviétique que ceux de la classe ouvrière française?
Posé en termes raisonnables, le problème comporte diverses solutions. Si l'on juge que l'Union soviétique représente, en dépit de tout, la cause du prolétariat, on adhère au Parti ou l'on collabore avec lui. Si l'on juge, au contraire, que la libération réelle a de meilleures chances dans le camp occidental ou que, le partage du monde offrant la seule chance de paix, la France se trouve géographiquement du côté des démocraties bourgeoises, on cherche à soustraire les syndicats à l'emprise de ceux qui se sont mis honnêtement au service de Moscou. Enfin, on peut chercher une ligne intermédiaire, progressisme à l’intérieur, neutralité à l'extérieur, sans rupture avec l'Occident. Aucune de ces décisions n'exige de ratiocinations métaphysiques, aucune ne transforme l’intellectuel en ennemi du prolétariat. À une condition pourtant: la décision doit être prise par référence à la conjoncture historique et non par référence au prophétisme marxiste. Existentialistes et chrétiens progressistes ne veulent voir la réalité qu'au travers de ce prophétisme.
La volonté d'être solidaire du prolétariat témoigne d'un bon sentiment, mais n'aide guère à s'orienter dans le monde. Il n'existe pas de prolétariat mondial, au milieu du XXe siècle. Si l'on adhère au parti du prolétariat russe, on combat celui du prolétariat américain, à moins que l'on ne tienne les quelques milliers de communistes, les sous-prolétariats nègres ou mexicains pour les interprètes de la classe ouvrière américaine. Si l'on adhère aux syndicats français noyautés par les communistes, on s'oppose aux syndicats allemands, presque unanimes contre le communisme. Si l'on se réfère aux votes de la majorité, on aurait dû, en France, être socialiste dans les années 30, communiste dans les années 50, on devrait être travailliste en Angleterre et communiste en France.
Les millions d'ouvriers qui travaillent de leurs mains dans les usines n'ont pas spontanément
une
opinion ou
une
volonté. Selon les pays et les circonstances, ils penchent à la violence ou à la résignation.
Le
prolétariat authentique n'est pas défini par l'expérience vécue des travailleurs d'industries, mais par une doctrine de l'histoire.
Pourquoi des philosophes, soucieux de saisir le concret, retrouvent-ils, au milieu du XXe siècle, après la deuxième guerre mondiale, le prophétisme marxiste du prolétariat, dans une France qui compte plus de paysans et de petits bourgeois que de prolétaires? L'itinéraire de Sartre vers le para-communisme paraît dialectique, il comporte un renversement du pour au contre. L'homme était une «passion vaine», on incline à juger les divers «projets» également stériles en dernière analyse. La vision radieuse de la société sans classes succède à la description de la société visqueuse, comme, chez les romanciers naturalistes, l'optimisme politique se combinait volontiers avec la peinture des bassesses humaines: la petite fleur bleue de l'avenir sur le fumier du présent.
La psychanalyse existentielle, comme la critique marxiste des idéologies, disqualifie les doctrines, en démasquant les intérêts sordides qui se dissimulent sous la générosité verbale. Cette méthode risque de conduire à une sorte de nihilisme: pourquoi nos propres convictions seraient-elles plus pures que celles des autres? Le recours au décret de la volonté, individuelle ou collective, dans le style fasciste, offre une issue hors de cette universelle négation. L’«intersubjectivité vécue» du prolétariat ou la loi de l'histoire en offre une autre.
Enfin, la philosophie des existentialistes est d'inspiration morale. Sartre est obsédé par le souci de l'authenticité, de la communication, de la liberté. Toute situation qui paralyse l'exercice de la liberté est contraire à la destination de l'homme. La subordination d'un individu à un autre fausse le dialogue entre consciences, égales puisque libres également. Le radicalisme éthique, combiné avec l’ignorance des structures sociales, le prédisposait au révolutionnarisme verbal. La haine de la bourgeoisie le détourne des réformes prosaïques. Le prolétariat ne doit pas pactiser avec les «salauds», forts de leurs droits acquis. Ainsi, un philosophe, qui exclut toute totalité, réintroduit la vocation de la classe ouvrière, sans prendre conscience d'une contradiction, moins surmontée que dissimulée.
L'inspiration des chrétiens progressistes est autre, et le cas de conscience est parfois émouvant. Il est malaisé, pour un non-catholique, d'approcher le sujet sans être taxé d'hypocrisie ou de fanatisme. Les mesures prises à l'encontre des prêtres-ouvriers ont bouleversé des chrétiens, elles ont été également exploitées par des hommes indifférents à la religion qui saisissaient l'occasion de discréditer l'Église et surtout de rendre du prestige au compagnonnage avec les communistes, en invoquant des hommes dont la clairvoyance, mais non la qualité spirituelle, prête à contestation.
Le fait premier, à partir duquel on comprend l'attitude des chrétiens progressistes, est le lien entre un grand nombre de prolétaires français et le parti communiste.
Ainsi, l'auteur de
Jeunesse de l'Église
(6) écrit: «Vous ne pourriez escompter que l’influence de l'Église s'exerce utilement pour le bien de tous si nous n'avions du monde ouvrier où elle doit s'implanter qu'une vue commode certes, mais abstraite et déformée. Aussi, quoi qu'il puisse en coûter, irons-nous jusqu'au bout. Jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à enregistrer comme un fait la
liaison organique
du communisme avec l'ensemble du monde ouvrier.»
Pourquoi cette liaison organique? L'auteur du livre n'invoque pas des explications historiques, fusion des syndicats au temps du Front Populaire, Résistance, noyautage à la Libération, il donne des raisons qui, interprétées littéralement, vaudraient partout et toujours. Rien n'est plus caractéristique de ce qu'il faut appeler le provincialisme français: rendre compte d'un phénomène, étroitement national, en des termes tels qu'il apparaisse universel. Le parti communiste «a découvert en quelque sorte scientifiquement les causes de l'oppression qui pèse sur la classe ouvrière», il a organisé cette classe autrement portée à la violence «pour une action dont le succès lointain compte plus que les résultats partiels et immédiats». Enfin, le communisme aurait offert à la population ouvrière «une philosophie dont Jean Lacroix écrivait avec une grande pénétration qu'elle est la philosophie immanente du prolétariat(7)».
La population ouvrière porte en elle la jeunesse du monde, le parti communiste lui est organiquement lié, mais «il n'y a de promotion ouvrière possible que selon les plans et par les moyens que suggèrent aux travailleurs les conditions d'existence et de lutte qui sont les leurs, à eux(8)». Dès lors, on n'hésite pas à conclure: «La classe ouvrière redeviendra chrétienne – nous en avons le solide espoir – mais ce ne sera vraisemblablement qu'après qu'elle aura elle-même, par ses propres moyens, guidée par la philosophie immanente qu'elle porte en elle, conquis l'humanité(9)». Et encore: «l'humanité est en train de retrouver à travers le mouvement ouvrier une nouvelle jeunesse(10)». À partir de ces citations, il n'est pas malaisé de comprendre l'esprit qui animait quelques prêtres-ouvriers déclarant dans un «manifeste des 73» publié dans le
Monde
le 3 février 1954: «Les prêtres-ouvriers revendiquent pour eux et pour tous les chrétiens le droit de se solidariser avec les travailleurs dans leur juste combat... La classe ouvrière n'a pas besoin de gens qui «se penchent sur sa misère», mais d'hommes qui partagent ses luttes et ses espoirs. En conséquence, nous affirmons que nos décisions seront prises dans un respect total de la condition ouvrière et de la lutte des travailleurs pour leur libération.»
Il ne me paraît pas inutile de relever les erreurs
intellectuelles
manifestes en ces textes, erreurs qui ne sont pas le fait de tel ou tel, mais qui sont en train de devenir courantes dans certains milieux. Accepter que le marxisme, tel qu'il est propagé par les communistes, soit l'explication scientifique de la misère ouvrière, c'est confondre la physique d'Aristote avec celle d'Einstein ou l’
Origine des Espèces
de Darwin avec la biologie moderne. Le marxisme des staliniens, celui que les chrétiens de gauche adoptent naïvement, attribue au régime, en tant que tel, la responsabilité de l'oppression et de la pauvreté. Il impute au statut de propriété ou aux mécanismes du marché les maux dont souffre la classe ouvrière. Cette prétendue science n'est qu'une idéologie.
Pas davantage le marxisme n'est la «philosophie immanente du prolétariat». Les salariés d'usines ont peut-être tendance à voir la société entière dominée et exploitée par les détenteurs des moyens de production. La mise en accusation de la propriété privée des usines, la non-discrimination des causes de la pauvreté, le capitalisme étant chargé de tous les crimes, les ouvriers sont parfois enclins à ces jugements sommaires que la propagande communiste favorise. Mais l'affirmation que seule la révolution permet de libérer la classe ouvrière est bien loin d'exprimer la pensée immanente du prolétariat, elle appartient à la doctrine dont les communistes n'arrivent jamais à convaincre entièrement leurs troupes.
Bien loin que le marxisme soit la science du malheur ouvrier et le communisme la philosophie immanente du prolétariat, le marxisme est une philosophie d'intellectuels qui a séduit des fractions du prolétariat, et le communisme use de cette pseudo-science pour atteindre sa fin propre, la prise du pouvoir. Les ouvriers ne croient pas d'eux-mêmes qu'ils sont élus pour le salut de l'humanité. Ils éprouvent bien davantage la nostalgie d'une ascension vers la bourgeoisie.
De ces deux erreurs s'ensuit une troisième sur la lutte de classes et l'avènement d'un monde nouveau. Nous ne songeons pas à discuter les vertus que le chrétien de gauche prête aux ouvriers: nous avouons notre ignorance. Quand nous lisons que «la classe ouvrière est un peuple vrai - c'est par amour de la liberté qu'il s'est un jour consciemment ou inconsciemment écarté moins de l'Église que des structures et des apparences dans lesquelles la bourgeoisie avait enfermé celle-ci(11)», quand nous lisons que «la plupart des hommes et des femmes du peuple... sont fidèles au Sermon sur la montagne(12)», nous ne sommes tentés ni de nier – la bonté des gens simples n'est pas une légende – ni d'approuver – le mythe de la classe élue se mêle manifestement à la description.
Un catholique a le droit de croire que le régime de propriété collective ou de planification est plus favorable au bien du grand nombre que le régime baptisé capitaliste. C'est là une opinion sur une matière profane que l'on peut affirmer ou réfuter. Il a le droit de croire que l'histoire va évoluer vers le régime qui a ses préférences, de reconnaître, comme un fait, la lutte des classes sociales pour la répartition du revenu national ou l'organisation de la société. S'il appelle l'avènement du socialisme
sens de l'histoire
, s'il transfigure le pouvoir du parti communiste en libération ouvrière, s'il confère une valeur spirituelle à la lutte des classes, à la promotion du prolétariat, alors il est devenu marxiste et s'efforce vainement de combiner une hérésie chrétienne avec l'orthodoxie catholique.
Ce qui séduit le chrétien, sans qu'il en prenne conscience, dans le milieu ouvrier et l’idéologie marxiste, ce sont les survivances, les échos d'une expérience religieuse: prolétaires et militants, comme les premiers croyants du Christ, vivent dans l'attente d'un monde neuf, ils sont demeurés purs, ouverts à la charité, parce qu'ils n'ont pas exploité leurs semblables; la classe, qui porte la jeunesse de l'humanité, se dresse contre la vieille pourriture. Les chrétiens de gauche demeurent catholiques subjectivement, mais renvoient le fait religieux à l'au-delà de La révolution. «Nous n'avons pas peur: nous sommes sûrs de notre foi, sûrs de notre Église. Et nous savons en outre que celle-ci ne s'est jamais longtemps opposée à un progrès humain réel... Si des ouvriers venaient un jour nous parler de religion, voire solliciter le baptême, nous commencerions, je crois, par leur demander s'ils ont réfléchi aux causes de la misère ouvrière et s'ils participent au combat que leurs camarades mènent pour le bien de tous(13)». Le dernier pas est franchi: on subordonne l'évangélisation à la révolution. Les progressistes ont été «marxisés» alors qu'ils croyaient christianiser les ouvriers.
Existentialistes, et chrétiens de gauche semblent souscrire à la formule de M. Francis Jeanson: «La vocation du prolétariat n'est pas dans l'histoire, elle est d'opérer la conversion de l'histoire(14)». M. Claude Lefort, lui aussi, décrète: «Parce qu'elle vise un objectif essentiel – l'abolition de l'exploitation – la lutte politique des ouvriers ne peut qu'échouer absolument si elle ne réussit pas(15)». Faute de définition précise de l'exploitation – à partir de quel moment l’inégalité des revenus ou un contrat de travail entre un entrepreneur et un salarié implique-t-il exploitation? – cette dernière proposition est équivoque. Quelle que soit la signification qu'on lui prête, elle est fausse: les prolétariats ont remporté des succès partiels, ils n'ont jamais réussi complètement. Rien ne désigne les ouvriers d'industrie pour la tâche de convertir l'histoire.
Qu'est-ce qui les désignait, dans la pensée des philosophes et des chrétiens, pour ce destin unique? La souffrance, qui témoignait de l’injustice sociale et du malheur humain. Les souffrances des prolétaires d'Occident doivent donner, aujourd'hui encore, mauvaise conscience aux privilégiés. Que sont-elles auprès de celles des «minorités lépreuses», honte et symbole de notre temps, des juifs exterminés par le IIIe Reich, des trotskystes, sionistes, cosmopolites, Baltes ou Polonais, pourchassés par la colère du secrétaire général du parti communiste, des concentrationnaires voués à la mort lente, des Noirs d'Afrique du Sud dans les Réserves, des personnes déplacées, des sous-prolétariats aux États-Unis ou en France? Si le malheur confère la vocation, c'est aux victimes des persécutions raciales, idéologiques, religieuses qu'elle revient aujourd'hui.
La «contradiction» entre salariés d'industries et entrepreneurs est celle qu'au XXe siècle le communisme a le plus de peine à exploiter – dans les pays sous-développés parce que les prolétaires ne sont pas assez nombreux, dans les pays de capitalisme parce qu'ils ne sont plus assez révolutionnaires. Il remporte de tout autres succès quand il attise les passions nationales ou les revendications des peuples, naguère dominés par les Blancs. Le XXe siècle est celui des guerres de races ou de nations plus que de la lutte des classes, au sens classique de ce terme.
Que les prolétaires en tant que tels soient moins enclins à la violence que les nations privées de leur indépendance, les races traitées en inférieures, le fait s'explique aisément, dès que l'on oublie les doctrines d'école. Les salariés d'industrie sont tenus, quoi qu'ils en aient, par la discipline du travail. Ils se déchaînent parfois contre les machines ou contre les patrons dans les périodes d'accumulation primitive, de chômage technologique ou de déflation. Ces explosions mettent en péril les États affaiblis ou les gouvernants prêts à capituler. Organisés, les travailleurs se trouvent doublement encadrés, par l'appareil de production et l'appareil syndical. Le rendement de l'un et de l'autre augmente simultanément, celui-là produit plus de marchandises et celui-ci en met une fraction croissante à la disposition des salariés. Inévitablement, ces derniers se résignent à leur condition. Les secrétaires de syndicats acceptent sans trop de répugnance une société qui ne leur refuse pas une participation au pouvoir et à ses bénéfices.
Les paysans, qui en veulent aux grands propriétaires parce qu'ils aspirent à la possession des terres, sont autrement portés à la violence. C'est dans la campagne et pour le sol que le régime de propriété a authentiquement une portée décisive. Plus se développe l'industrie moderne, moins le statut de propriété importe. Personne n'est propriétaire des usines Kirov ni de la General Motors. Les différences concernent le recrutement des managers et la répartition de la puissance.
À supposer que la «conversion de l'histoire» signifie quelque chose, la classe la moins capable de l'accomplir me paraît la classe ouvrière. Les révolutions, dans les sociétés industrielles, modifient l’idée que les travailleurs se font de leur situation et de ceux qui les commandent. Elles transforment les relations entre la double hiérarchie, bureaucratico-technique d'une part, syndicale et politique de l'autre. Les grandes révolutions du XXe siècle ont pour résultat de subordonner celle-ci à celle-là.
Dans le IIIe Reich, en Russie soviétique, les dirigeants des organisations ouvrières transmettent les ordres de l'État aux salariés bien plus qu'ils ne font parvenir à l'État les revendications de ces derniers. Les maîtres du Pouvoir, il est vrai, se prétendent investis par la communauté de classe ou de race. Les membres du
Politburo
sont les élus de l'Histoire. Sous prétexte que le secrétaire général du Parti se donne pour le guide du prolétariat, quelques philosophes d'Occident trouvent, d'un coup, légitimes les pratiques qu'ils reprochaient au capitalisme (épargne forcée, salaires aux pièces, etc.), ils approuvent les interdits qu'ils dénonceraient si les démocrates s'en rendaient coupables. Les ouvriers d'Allemagne orientale, en grève contre le relèvement des normes, sont traitres à leur classe. Si M. Grotewohl ne se réclamait pas de Marx, il serait le bourreau du prolétariat. Admirable vertu des paroles!
Les régimes totalitaires rétablissent l'unité de la hiérarchie technique et de la hiérarchie politique. Qu'on les acclame ou qu'on les maudisse, on n'y saurait voir une nouveauté qu'à la condition d'ignorer l'expérience des siècles. Les sociétés libres de l'Occident, où les pouvoirs sont divisés, où l'État est laïc, constituent une singularité de l'histoire. Les révolutionnaires, qui rêvent de libération totale, hâtent le retour aux vieilleries du despotisme.
(1)
Esprit
, juillet-août 1951, p.13.
(2)
«Les communistes et la paix», dans
Les Temps modernes
.
(3)
Humanisme et Terreur
, p.120.
(4)
Ibid
., p.124.
(5)
Ou de Moscou.
(6)
Les Événements et la Foi
, 1940-1952, Paris, Éd. du Seuil, 1951.
(7)
Ibid
., pp.36-37.
(8)
Ibid
., p. 59.
(9)
Ibid
., p. 57.
(10)
Ibid
., p.56.
(11)
Ibid
., p.78.
(12)
Ibid
., p.79.
(13)
Ibid
., pp.61-62.
(14)
Esprit
, 1951, n°7-8, p.12.
(15)
Les Temps modernes
, juin 1952, n°81, p.182.
Politique française Articles 1944-1977
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