La politique bloquée
Le Figaro
12 février 1970
Parmi les pays d'Europe occidentale, France
et Italie occupent une place à part: le parti communiste y conserve
une force électorale (autour de 20% des votants) en même temps
qu'une organisation qui en font un allié à la fois indispensable et
difficilement acceptable pour toute coalition de gauche.
À partir de ce fait, à court ou moyen
terme, irréductible, le problème d'une majorité de gouvernement se
pose. Trois solutions apparaissent, théoriquement, possibles: ou
bien un gouvernement que n'appuie aucune formation se réclamant de
la gauche; ou bien un gouvernement qui englobe la plus grande
partie de la droite, le centre et la gauche modérée; ou bien qui
accepterait, sinon la participation, du moins le soutien du parti
communiste. Le choix entre la première formule et les deux autres
dépend surtout du mode de scrutin. Le choix entre la deuxième
formule et la dernière dépend des relations changeantes entre les
formations de la gauche modérée, entre ces formations et le
P.C.
La IVe République et l'Italie, depuis une
quinzaine d'années, par l'effet de la proportionnelle, n'ont jamais
pu se passer de la participation de la gauche modérée: d'où des
majorités précaires et des gouvernements faibles. Entre la
démission en 1946 et le retour en 1958 du général de Gaulle, le
parti socialiste de M. Guy Mollet a tenu le premier rôle dans les
combinaisons parlementaires. Qu'il y eût ou non une opposition
gaulliste à l'Assemblée, aucun gouvernement ne pouvait se
constituer sans l'approbation de la S.F.I.O. et de son secrétariat
général. Une douzaine d'années de la Ve République ont rejeté la
S.F.I.O. dans les ténèbres extérieures.
Certes, encore aujourd'hui, l'ensemble de
la gauche non communiste, S.F.I.O., P.S.U., convention des
institutions républicaines, représenterait probablement, à la
proportionnelle, plutôt 20% que 15% des électeurs. Mais cette
gauche non communiste se divise entre des militants qui se veulent
plus socialistes que le P.C. et d'autres qui se situent à droite de
ce dernier, cependant que les uns et les autres, démocrates ou
libéraux, refusent le parti unique et la fidélité inconditionnelle
à l'Union soviétique. Ils rêvent de s'unir et n'y parviennent
jamais. Dans la Ve République, gaulliste ou post-gaulliste, ces
distinctions subtiles, ces demi-rapprochements suivis de
demi-ruptures paraissent jeux byzantins, à moins qu'ils n'évoquent
les plaisirs et les délices de la IVe.
L'Italie a suivi une autre voie. Durant une
première phase, la démocratie chrétienne a pu gouverner seule ou
avec l'appui de la droite ou de petites formations du centre
gauche, le principal parti socialiste, celui de Nenni,
paradoxalement allié du parti communiste durant toute la phase de
la guerre froide. L'affaiblissement de la démocratie chrétienne, la
fusion temporaire de la social-démocratie de M. Saragat et du parti
socialiste de M. Nenni (amputé d'une fraction) rendirent inévitable
une majorité gouvernementale dite de centre gauche, constamment
menacée par les divisions à l'intérieur de la démocratie chrétienne
à l'époque ainsi qu'entre les sociaux-démocrates qui avaient
gouverné avec la démocratie chrétienne à l'époque de la guerre
froide et les socialistes qui, à la même époque, faisaient alliance
avec les communistes.
Les querelles idéologiques, qui paralysent
et déchirent la gauche non communiste, en Italie et en France,
présentent maintes similitudes. Mais ces débats de mots ou d'idées
demeurent marginaux dans la politique française, telle qu'elle se
déroule effectivement, alors qu'ils affectent l'exercice du pouvoir
en Italie.
En France, il ne subsiste plus d'opposition
de droite; les indépendants, une fraction des centristes ont
rejoint l'U.D.R. L'élection du président de la République au
suffrage universel, l'élection des députés au scrutin uninominal
majoritaire à deux tours favorisent le maintien d'une majorité de
la droite et du centre - majorité assez large pour se désintéresser
des hésitations, scrupules, pas en avant, pas en arrière des
formations intermédiaires entre elle et le P.C.
Avant mai 1968, ces formations, acculées au
choix entre l'opposition permanente et l'alliance avec le P.C.,
avaient, cédant à la nécessité, choisi le deuxième terme de
l'alternative. L'irruption du gauchisme et d'un vaste mouvement de
revendications sociales mit fin à la tentative que M. Mitterrand
avait symbolisée et officiellement conduite. Il apparut soudain, en
toute clarté, que le propos attribué à André Malraux: "Il y a les
communistes, nous et rien", prenait une vérité saisissante en
période de crise. Les événements de mai ont directement provoqué le
retrait du général de Gaulle, mais M. Pompidou, après
l'élargissement de la majorité, n'a plus guère en face de lui,
comme partenaire-adversaire, que le parti communiste.
Les gauchistes peuvent occuper des locaux
universitaires, déclencher ici ou là une grève sauvage, dénoncer la
bureaucratie du P.C. Personne ne peut fermer les yeux aux
évidences: jamais les communistes n'ont été aussi forts dans les
syndicats, l'Université, la société, même si une fraction de la
jeunesse révolutionnaire se détourne d'eux et les tient pour des
alliés objectifs du pouvoir gaulliste.
L'Italie cherche un gouvernement du centre
gauche: certains socialistes ou démocrates chrétiens se demandent
si le ministère ne devrait pas, demain, accepter les voix du P.C.
au Parlement. Rien de pareil en France; président et gouvernement
n'ont pas de problème de majorité. Bien plutôt cherchent-ils une
opposition. Même si une fraction de l'actuelle majorité, d'un côté
ou de l'autre, se détachait, il resterait, selon toute probabilité,
assez de députés, U.D.R. et républicains indépendants, pour
garantir la stabilité ministérielle, suprême ambition et fierté du
régime, depuis 1958.
Conjoncture à coup sûr préférable à celle
de l'Italie. Malgré tout, le choc de mai 1968 nous a rappelé qu'un
régime rigide, s'il ne plie pas, risque de casser. De plus, si la
gauche n'a pas de représentation équitable à l'Assemblée, elle
incline d'autant plus à l'action, dans la rue ou les usines.
Le dilemme de la gauche: "Ni avec le P.C.
ni sans lui", garde-t-il, après le XIXe Congrès de Nanterre, la
même actualité?