Comment sortir du tripartisme
Combat
27 juin 1946
Personne ne défend le tripartisme, et
pourtant personne ne voit clairement le moyen de le surmonter.
L'actuelle formule gouvernementale n'a qu'un mérite, fragile au
regard de la théorie, considérable aux yeux des hommes d'action:
elle existe.
On a toujours raison quand on la critique,
quand on en dénonce les contradictions internes et l'impuissance.
Mais plus d'un lecteur nous répond: que proposez-vous de mettre à
la place?
On conçoit, me semble-t-il, trois solutions
à la crise. La première est la modification de la force relative
des partis par une révision de la loi électorale; la seconde est
l'acceptation, par le parti socialiste, d'un gouvernement soit avec
les seuls communistes, soit avec le seul MRP; la troisième est
celle qu'a esquissée le discours de Bayeux.
Nous avons plus d'une fois souligné les
conséquences de la loi électorale qui transforme les états-majors
de partis en grands électeurs, enlève aux députés toute autonomie
et fait dépendre le succès ou l'échec du numéro d'ordre sur la
liste électorale. Une révision limitée qui autoriserait le vote
préférentiel sans sortir du cadre de la proportionnelle
améliorerait probablement la qualité et le statut du personnel
parlementaire: elle ne modifierait pas les effectifs des
groupes.
Le retour au scrutin uninominal
mettrait-t-il fin au règne des trois grands? Beaucoup
d'observateurs le proclament très haut, mais la démonstration est
pour le moins difficile. Dès avant la guerre, l'investiture des
partis donnait aux candidats un avantage souvent décisif. Malgré
tout, l'expérience vaudrait d'être tentée, mais l'opposition des
communistes et des MRP suffira très probablement à l'empêcher.
Mieux vaut donc ne pas se faire d'illusions excessives. Élue au
scrutin proportionnel, la prochaine Assemblée ne différera pas
profondément de la Constituante n°2.
Le changement ne pourrait venir, en ce cas,
que des partis et non des électeurs. Les groupes parlementaires
prendraient l'initiative d'autres alliances: gouvernement
socialiste-communiste, à supposer que les deux partis ouvriers
obtiennent cette fois la majorité absolue, gouvernement du front
populaire, si le rassemblement des gauches s'y prête, gouvernement
du centre, laissant en dehors communistes et PRL.
Pourquoi aucune de ces formations, qui
réduirait au moins l'hétérogénéité du ministère, n'a-t-elle, pour
l'instant, aucune chance? À cause du choix, fait résolument par le
parti socialiste, de ne pas choisir. Parti du centre, il ne trouve
une énergie proche de la violence que pour rejeter la tentation
soit d'un tête-à-tête avec le parti communiste (qui serait sa
mort), soit d'une majorité du centre, qui le séparerait,
pense-t-il, de la classe ouvrière.
Chacun comprend les raisons de cette
attitude, mais l'expérience n'en a-t-elle pas enseigné abondamment
les suites? Assurés que les socialistes ne se détacheront jamais
d'eux, communistes et MRP jouent à coup sûr. L'influence du
troisième grand va déclinant et déjà l'on se demande (on se pose
une question analogue à propos du concert mondial) s'il s'agit bien
d'un grand.
Les socialistes ont imputé leur échec
électoral, qui n'avait rien de catastrophique, aux lourdes
responsabilités qu'ils avaient assumées. Ils ne se sont pas
contentés de strapontins, comme ils l'avaient dit; du moins, ils
ont laissé à d'autres l'initiative en matière de salaires et de
prix. Je souhaite que cette demi-abstention leur profite, parce que
la vigueur du parti socialiste me paraît indispensable à la vigueur
de la démocratie française, mais je n'en suis pas convaincu. Un
parti à la remorque des autres, bureaucratisé sans avoir le
dynamisme des organisations autoritaires, ne parvient plus à
éveiller les espérances qui attirent les jeunes et soulèvent les
foules. Le refus de choisir est aussi un refus de risquer: le
courage attire davantage.
En tout cas, si le parti socialiste
maintenait jusqu'au bout sa ligne actuelle, le système tout entier
serait exposé aux mêmes menaces que le tripartisme. Et un régime
plus ou moins proche du régime présidentiel, dont Léon Blum était
partisan lorsqu'il écrivait
À l'échelle humaine
, semblerait peut-être encore offrir la seule issue.On ne méconnaîtra pas les inconvénients et
les périls d'une telle éventualité. Mais, plutôt que de la
vitupérer, mieux vaudrait la rendre inutile en donnant à la France
un gouvernement capable de la gouverner.