Au seuil de l'ère Kennedy(1). Récession, dollar
et croissance
Le Figaro
19 janvier 1961
Le Président élu avait confié à un groupe
d'experts, qui avait à sa tête le professeur Paul A. Samuelson, la
tâche d'analyser la conjoncture et de dresser un programme d'action
immédiate. Le rapport m'a paru, je dois l'avouer, décevant. Non
qu'il appelle des critiques. Il apporte un diagnostic des maux dont
souffre l'économie américaine, diagnostic conforme à l'opinion de
la plupart des économistes. Mais il ne propose aucune
interprétation neuve des causes, il ne choisit pas entre les
diverses explications et, en conséquence, il propose des mesures
judicieuses, mais plus prudentes qu'originales.
Pour l'instant, la récession est
accompagnée d'un déficit des comptes extérieurs et de pertes d'or.
Elle survient après une période de croissance qui a été à la fois
la plus courte et la moins forte de toutes les phases d'expansion
d'après guerre. Même en 1959-1960, la capacité de production n'a
pas été employée à plein et le chômage n'est pas tombé au-dessous
de 5% de la main-d'œuvre.
Le programme d'action doit comporter des
mesures immédiates contre la récession, des mesures à prendre d'ici
à six mois si la conjoncture ne s'améliore pas d'elle-même, enfin
des mesures pour remédier à la lenteur de la croissance, à la
"fatigue de l'économie", au taux insuffisant d'emploi et de
progrès.
Les mesures qui constituent "la première
ligne de défense" et représentent quelque 3 à 4 milliards de
dollars de dépenses supplémentaires concernent les travaux publics
(routes, construction de maisons, élimination des taudis,
conservation et exploitation des ressources naturelles) et la
législation sociale (hôpitaux, soins médicaux aux personnes âgées,
amélioration du système des allocations de chômage). Ces
suggestions reprennent une partie du programme, déjà connu, du
parti démocrate et du Président élu.
Le rapport Samuelson met l'accent sur
quelques idées, politiques autant qu'économiques, qui sont
aujourd'hui à la mode et que J. K. Galbraith a lancées ou
répandues. Certains services publics sont, aux États-Unis,
inférieurs à ce qu'ils sont en Europe: certaines lignes de chemins
de fer gérées par des sociétés privées suscitent autant de
critiques que les Chemins de fer de l'État, en France, au début du
siècle. Il est logique, surtout en phase de dépression, que les
dépenses d'État augmentent, fût-ce aux dépens de la consommation
privée. La récession doit inciter non à mettre en train n'importe
quels grands travaux pour soutenir la demande globale, mais à
profiter de l'occasion pour faire ce que l'on avait omis de faire
en période de plein emploi et ce qu'il serait souhaitable de faire
en tout état de cause. Ce comité d'économistes a également affirmé
- ce qui est une vérité de bon sens mais une vérité politique - que
le montant du budget de Défense et de l'aide à l'étranger devait
être établi en fonction des nécessités et non par référence à
l'état de l'économie.
En ce qui concerne le problème immédiat du
dollar, le rapport Samuelson se borne à indiquer, ce qui est
évident, que la balance des comptes ne permet pas de lutter contre
la récession par l'abaissement du taux d'intérêt à court terme.
C'est donc par la politique budgétaire plus que par la politique de
crédit que la prochaine administration devra agir. En fait de
crédit, la seule suggestion porte sur la baisse possible du taux
d'intérêt à long terme, baisse qui n'entraînerait pas de pertes
d'or comme le ferait la baisse du taux de l'escompte.
La seconde ligne de défense comporte les
mesures à prendre au cas où la conjoncture ne s'améliorerait pas
d'elle-même dans la deuxième partie de l'année 1961. En cette
hypothèse, le gouvernement devrait accepter un déficit budgétaire
accru et la suggestion est faite d'une baisse de quelques points du
taux de l'impôt sur le revenu. L'autorisation de décréter cette
réduction devrait être obtenue à l'avance du Congrès.
Telles sont les grandes lignes du plan
Samuelson: action immédiate, modérée, par une augmentation des
dépenses publiques, en prévenant autant que possible les
répercussions sur la balance des comptes, décision éventuelle d'ici
à six mois, prise en fonction du mouvement économique, d'une action
supplémentaire, d'un déficit budgétaire accru par une réduction des
impôts.
La déception que provoque ce rapport est
double. D'une part il n'indique pas les mesures à prendre pour
mettre fin aux sorties d'or et restaurer la confiance dans le
dollar. Or l'observateur étranger, même s'il juge que la gravité de
la crise du dollar a été grandement exagérée, est surpris qu'un
comité d'experts traite des problèmes économiques comme si les
États-Unis pouvaient encore se désintéresser de leurs relations
extérieures, de l'attitude des banques centrales européennes, des
réactions à travers le monde des détenteurs de dollars. D'autre
part, le rapport met l'accent sur la lenteur de la croissance comme
sur le mal profond qui affecte l'économie américaine, abstraction
faite de la récession actuelle. Mais il ne propose pas nettement
une explication de ce mal et, du même coup, il ne recommande pas
une thérapeutique. Tout s'est passé comme si ce comité de
remarquables économistes s'était efforcé d'éviter les propositions
qui auraient pu susciter des controverses dans le public et des
inquiétudes dans les milieux d'affaires.
Non que les tendances du rapport soient
équivoques. Le comité Samuelson est beaucoup moins assuré que M. P.
Jacobson que la période d'inflation soit terminée. Il ne se résigne
pas à payer la stabilité des prix (qui, aux États-Unis, n'a pas été
réellement obtenue) par un sous-emploi quasi permanent. Il est
favorable aux interventions de l'État et à l'augmentation des
dépenses publiques. Mais, en dernière analyse, l'inflation
américaine est-elle imputable à la manipulation des prix par des
groupes de pression, syndicaux et patronaux? La lenteur de la
croissance est-elle due à l'apparition de phénomènes
inflationnistes, avant même que le plein emploi soit atteint? Ou
bien la faiblesse du dynamisme est-elle imputable à la capacité
excessive de production de certaines industries (automobile) par
rapport aux besoins normaux?
Le rapport constate, ce qui ne prête pas au
doute, que les économistes ne sont pas d'accord sur la gravité du
mal que constitue cette inflation d'un type nouveau (inflation des
coûts ou inflation de vendeurs, comme on dit parfois). Le rapport
fait observer que certains économistes considèrent que cette sorte
d'inflation appelle un programme institutionnel inédit plutôt que
des politiques conventionnelles, fiscale et monétaire. Mais la
conséquence la moins douteuse du rapport, c'est que
l'administration Kennedy s'en tiendra, au moins pendant la première
phase, à des politiques strictement conventionnelles.
(1)
Voir
Le Figaro
du 18 janvier.