Un débat qui concerne chaque Français. Pour ou
contre la force de dissuasion française
Le Figaro littéraire
6 juillet 1963
Aron: la force de dissuasion française
Raymond Aron termine aujourd’hui son exposé du
grand débat nucléaire de l’Occident par l’examen d’un problème qui
concerne chacun de nous: la force de dissuasion française. Il donne
ainsi l’éclairage nécessaire pour qu’on saisisse toute la
signification des entretiens que le président de la République a,
en ce moment, à Bonn (lire en page 8.)
Voici le dernier des trois articles consacrés
par Raymond Aron au grand débat nucléaire de l’Occident. Les
événements en ont comme accompagné la publication. Le voyage que le
président Kennedy vient d’effectuer en Europe a illustré d’exemples
concrets les données de la «doctrine McNamara» et les réactions
anglaises et allemandes en face de celle-ci. À ceux qui avaient lu
ces deux articles, tout a paru plus clair des intentions du
président américain et des résultats obtenus.
Aujourd’hui, Raymond Aron examine les raisons
qui ont poussé le gouvernement français, dès la IVe République, à
se lancer dans la création d’une force de dissuasion nationale et
le rôle que celle-ci peut jouer dans la stratégie nucléaire.
Face aux problèmes que pose la stratégie
nucléaire, l’opinion française, dans son ensemble, oscille d’un
extrême scepticisme à une passion extrême. Certains Français
considèrent l’ensemble de l’entreprise visant à constituer une
force de frappe nationale comme une folie coûteuse et dangereuse:
une autre fraction de l’opinion y voit l’expression d’une volonté
nationale pleinement légitime d’affirmer la rénovation du
pays.
Quant à savoir quelle est la doctrine
française, les difficultés sont considérables, pour la raison
suivante: il n’y a pas, en France, une école d’analystes comparable
à l’école américaine ou à l’école anglaise.
Bornons-nous donc, pour commencer, à
indiquer quelques-unes des idées que le général de Gaulle lui-même
a exprimées plusieurs fois, et qui constituent certainement la base
de sa politique.
Avant toute chose, si les autres États
possèdent des armes atomiques, la France doit en avoir aussi. Si la
France peut être détruite à partir de n’importe quel point du monde
– a-t-il dit son discours de l’École militaire – il faut qu’elle
ait les moyens d’intervenir en n’importe quel point du monde.
Dans ce même discours, il a dit et répété
qu’État et défense nationale sont inséparables. Si un État n’assure
plus sa propre défense, il n’est plus un État.
Il en résulte donc que la volonté de constituer
une force de dissuasion ne suppose pas une doctrine stratégique
particulière. Cette volonté est inséparable de la conception que le
général de Gaulle lui-même se fait de ce qu’est et de ce que doit
être un État: la vocation des États est d’être puissances
militaires et, puisque les armes atomiques sont aujourd’hui le
secret de la puissance militaire, il faut que la France possède ces
armes.
Au-delà, il y a immédiatement une
incertitude qui porte sur un point essentiel: est-il indispensable
dans la situation présente, que la France possède des armes
atomiques parce qu’il y a un danger de guerre ou parce qu’il n’y en
a pas?
Dans le discours de l’École militaire, le
général de Gaulle avait dit – employant une expression qui est
revenue plusieurs fois – que la guerre était la loi de l’espèce et
qu’en dépit des horreurs des armes atomiques, la guerre n’était pas
exclue.
Aujourd’hui, il semble que sa pensée
s’oriente dans l’autre direction et qu’il soit convaincu que, au
moins dans la phase présente, la guerre n’est pas à redouter.
Mais quel que soit le jugement qu’il porte
sur la conjoncture diplomatique et historique, n’oublions jamais,
si nous voulons le comprendre, que le fondement de sa philosophie
politique et historique est que les États sont la réalité durable,
et les idéologies des phénomènes passagers. Or, la définition d’un
État, c’est d’être capable de se défendre lui-même.
Cette conception rend immédiatement
intelligible la décision prise – ou, plutôt, la décision consacrée
de doter la France d’un armement atomique. La décision de fabriquer
des bombes atomiques avait été prise, en effet, avant les débuts de
la Ve République.
L’exemple d’Hiroshima…
En dehors de l’argumentation philosophique,
le général de Gaulle a avancé un certain nombre d’arguments, sans
que l’on puisse dire avec certitude l’importance qu’il attache à
chacun d’eux.
Le premier argument,
employé dans diverses conférences de presse, est irréfutable: c’est
celui de l’imprévisibilité de l’avenir. La politique américaine est
aujourd’hui ce qu’elle est. Nul ne sait ce qu’elle sera dans dix ou
vingt ans, il importe donc que la France, en tout état de cause,
ait les moyens de sa défense même si, dans un avenir non précisé,
la politique extérieure américaine se transformait profondément et
si la défense de l’Europe n’était plus assurée par la protection ou
par la dissuasion américaines.Un deuxième argument
a été présenté sous une forme légèrement agressive mais précise,
également au cours d’une conférence de presse: le général de Gaulle
évoquait la possibilité que les États-Unis et l’Union soviétique se
fassent la guerre en Europe en respectant leurs territoires
respectifs. Le territoire américain et le territoire soviétique
seraient en quelque sorte des sanctuaires et c’est l’Europe, située
entre les deux Grands, qui serait dévastée.Je ne pense pas que le général de Gaulle
lui-même considère une telle éventualité comme particulièrement
probable.
Le cas de l’Europe dévastée par les engins
américains et soviétiques, cependant que les territoires des deux
métropoles seraient épargnés, est pour ainsi dire une illustration
spectaculaire et cauchemardesque de l’impuissance où se trouverait
l’Europe si elle ne possédait pas d’armement atomique.
Le troisième argument
a été avancé par le général de Gaulle dans sa dernière et célèbre
conférence de presse: c’est le rappel d’Hiroshima et de Nagasaki,
c’est-à-dire de l’écroulement de la défense japonaise sous le poids
de deux bombes atomiques.D’autres ont vu dans ce rappel d’Hiroshima
et de Nagasaki un argument en faveur de l’efficacité d’une petite
force atomique. D’autres y ont vu, de manière probablement plus
juste, l’évocation d’une autre éventualité: l’Union soviétique
entreprendrait en Europe des actions atomiques locales, actions
trop limitées pour justifier une réplique totale américaine, et il
se produirait en Europe un effondrement comparable à celui qui a
atteint le Japon après deux bombes atomiques.
Je ne peux pas dire non plus que je trouve
cette éventualité probable. D’abord, le Japon a capitulé après deux
bombes atomiques, mais on sait que, depuis plusieurs mois, le
gouvernement japonais souhaitait capituler parce que le Japon était
entièrement vaincu, avant même que les deux bombes s’abattent sur
Hiroshima et Nagasaki.
De plus, bien que l’on ne puisse jamais en
histoire déclarer aucune éventualité impossible, des actions
atomiques limitées de l’Union soviétique en Europe sont, parmi les
différentes hypothèses que l’on peut formuler, une des plus
improbables. Utiliser des bombes atomiques en Europe, où se trouve
une grande armée américaine, serait en quelque sorte laisser aux
États-Unis la possibilité de frapper le premier coup. Or nous
savons à quel point, quelles que soient les capacités de la
stratégie antiforce et de la stratégie antivilles, il y a un
avantage, dans le cas d’échanges atomiques ou thermonucléaires, à
frapper le premier.
Une certaine efficacité
Les propos du président de la République
supposent et impliquent qu’une petite force atomique possède, en
tout cas, une certaine efficacité de dissuasion.
On peut, comme le font beaucoup de
spécialistes américains, affirmer que l’efficacité de cette force
serait faible, face à une grande force soviétique. Mais, comme le
dit le général de Gaulle, la possession d’une petite force comporte
au moins la possibilité pour la puissance considérée de détruire
quelques villes de l’ennemi, tout au moins en première frappe. Bien
qu’une décision pareille puisse être jugée en soi irrationnelle,
puisqu’elle entraînerait la destruction de ce petit pays, on ne
saurait l’exclure entièrement.
La vraie question est de savoir si cette
petite capacité de dissuasion est nécessaire et ajoute à la
capacité de dissuasion que possède, en tout état de cause,
l’ensemble de l’appareil thermonucléaire des États-Unis.
En ce qui concerne le problème général de
l’avenir de l’humanité à l’âge atomique, jamais le président de la
République ne s’est exprimé dans un sens ou dans un autre. Il n’a
jamais dit que la prolifération des armements atomiques était en
soi déplorable. Il n’a jamais dit qu’elle était souhaitable. Il a
dit que, du moment que deux ou trois puissances possédaient des
armements atomiques, la France devait en posséder.
Pour mon compte, je relève dans sa dernière
conférence de presse deux formules qui me paraissent essentielles
et me semblent représenter le centre de sa pensée, bien qu’elles
soient noyées dans des développements tout autres.
La première formule était:
la force thermonucléaire américaine reste
aujourd’hui la garantie majeure de la paix parce qu’elle établit
l’équilibre.
La deuxième formule:
dans l’avenir, lorsque la France disposera d’un
armement atomique, celui-ci devra être coordonné avec l’armement de
nos alliés.
La formule de coordination est certainement
différente de la formule américaine d’intégration. L’intégration,
au sens américain du terme, implique l’unité de contrôle,
c’est-à-dire de possession et de décision, cependant que la
coordination laisse subsister la pluralité des centres de décision.
Dans l’abstrait, il y a une différence de nature entre coordination
et intégration; en fait, la différence peut ne pas être aussi
radicale que les concepts employés le suggèrent.
Cela posé, revenons aux problèmes qui se
posent à la France décidée à se donner une force atomique.
Des armes bon marché?
Sur le plan financier, il convient de noter
que le coût des armes atomiques ou thermonucléaires elles-mêmes
n’est pas démesuré, une fois les premiers investissements
accomplis.
Il est entendu que l’usine de séparation
isotopique de Pierrelatte a coûté très cher – disons de l’ordre de
cinq cents milliards de francs légers, lorsqu’elle sera achevée –
et que cette usine coûtera une cinquantaine de milliards par an
d’exploitation.
Mais, une fois les recherches scientifiques
et techniques achevées, la production des bombes atomiques et
thermonucléaires ne dépasse pas les ressources d’un pays comme la
France. La meilleure preuve en est qu’un des arguments avancés par
les analystes américains pour essayer d’empêcher la prolifération
des armes atomiques, c’est précisément que ces armes peuvent
devenir bon marché, à un certain nombre d’années d’échéance, et
que, par suite, un nombre croissant de pays pourrait en
posséder.
En revanche, ce que l’on appelle les
véhicules porteurs, ou les vecteurs, en l’état actuel de la
technique, coûte des sommes considérables. L’expérience montre que
la Grande-Bretagne n’a pas pu tenir la course et qu’elle a renoncé
à fabriquer pour son propre compte les engins balistiques à moyenne
portée et les engins balistiques intercontinentaux. Il ne suffirait
d’ailleurs pas de fabriquer des engins balistiques à moyenne
portée, il faudrait les transformer perpétuellement, au fur et à
mesure que se transforme la technique des grandes puissances, de
manière à en assurer d’abord la relative invulnérabilité et,
ensuite, la capacité de franchir les défenses de l’ennemi
éventuel.
Cela dit, il ne me paraît pas démontré que
la France ne puisse pas, d’ici une dizaine d’années, posséder un
certain nombre d’engins balistiques à moyenne portée relativement
invulnérables. Alors que certains critiques décrètent
dogmatiquement que l’effort français ne peut rien donner en tant
que capacité de dissuasion, je suis de ceux qui pensent que cette
attitude intégralement négative n’est pour le moins pas démontrée.
Autant je suis convaincu que, d’ici 1970, ce que nous posséderons
sera insignifiant en termes de dissuasion, autant la possibilité
pour la France d’acquérir, d’ici dix à quinze ans, une certaine
capacité de dissuasion, c’est-à-dire une certaine capacité de
représailles, me paraît plausible.
Doigt américain ou doigt européen?
Ce sur quoi je voudrais surtout insister,
c’est le problème stratégique et la signification de la force
française, successivement examinés dans le cadre atlantique, le
cadre français et, éventuellement, le cadre européen.
1) Le cadre atlantique
Dans le cadre atlantique, au cours des dix
prochaines années, quelle est la signification de la force de
frappe que nous pouvons posséder?
Je commence par vous rappeler qu’il y
aurait une justification raisonnable, possible, de la force de
frappe, qui consisterait tout simplement à dire que, si nous ne
faisons rien d’ici 1970, nous ne possèderons rien dans les années
1970-1980. Et, à supposer que ce que nous posséderons d’ici 1970
soit sans efficacité, il n’en résulte pas encore que la décision
prise aujourd’hui soit mauvaise parce que, pour posséder quelque
chose en 1972, il faut faire quelque chose en 1963. Simplement, un
chef d’État ou un premier ministre hésitera à dire que la force
qu’il espère posséder sera utile dans dix ans. Il sera donc acculé
à donner une justification pour les prochaines années et ce sont
les justifications données pour les prochaines années que je
voudrais rapidement discuter.
La première théorie de la force française de
frappe est celle que l’on peut appeler la théorie du
détonateur.
Elle revient à l’idée suivante: on peut
concevoir que, dans le cas d’une agression soviétique ou dans le
cas où les hostilités auraient commencé, les États-Unis hésitent à
utiliser leurs armes atomiques. Si, alors, la France possédait une
petite force en toute indépendance, elle pourrait forcer les
États-Unis à intervenir en prenant l’initiative d’employer ses
propres bombes atomiques ou thermonucléaires.
Cette théorie du détonateur me paraît
étrangement dangereuse. D’abord, pour une raison très simple: si on
craint que les États-Unis ne veuillent pas nous défendre ou courir
des risques pour nous défendre, il devient difficile d’affirmer en
même temps qu’il nous suffirait de prendre l’initiative d’employer
ces armes pour forcer les États-Unis à intervenir quand ils ne le
veulent pas.
Il est vrai que l’on peut présenter la
théorie du détonateur d’une autre façon. On peut la présenter en
disant, non pas que nous prendrions l’initiative après que les
États-Unis auraient refusé de le faire, mais que notre capacité de
prendre l’initiative sera un facteur supplémentaire de dissuasion
vis-à-vis de l’Union soviétique, car celle-ci pourrait se dire que
les États-Unis n’en prendront pas l’initiative, mais que nous la
prendrons. L’argument revient à supposer que notre menace de nous
conduire d’une manière irrationnelle aurait une efficacité
supérieure à la dissuasion américaine.
Je ne veux pas exclure complètement cet
argument, car il est incontestable que si, dans le jeu atomique ou
thermonucléaire, un État donne le sentiment d’être capable de
prendre des initiatives de cette sorte, il exerce effectivement une
certaine action de dissuasion.
Il reste à savoir s’il est souhaitable
qu’il y ait un grand nombre de pays qui assurent leur sécurité en
menaçant de suicider. C’est une théorie qu’à la rigueur un État
peut pratiquer, à condition qu’il reste seul dans sa catégorie.
Mais, d’une part, il aurait tort d’être assuré qu’il pratiquera
indéfiniment cette stratégie risquée; d’autre part, je dirai que la
définition d’une grande puissance à l’âge atomique, c’est d’avoir
conscience de ses responsabilités à l’égard de l’humanité entière
et non pas seulement à l’égard de soi-même.
La deuxième théorie, qui a été suggérée dans un
discours récent, est que la petite force française de frappe
pourrait servir en réplique à des initiatives atomiques limitées de
l’Union soviétique.
Rien n’est impossible dans ce bas monde,
mais il est assez difficile de concevoir, aussi longtemps que les
divisions américaines sont stationnées en Europe, que l’Union
soviétique prenne l’initiative d’actions atomiques limitées,
c’est-à-dire prenne le maximum de risques de recevoir une réplique
massive des États-Unis, c’est-à-dire laisse à l’ennemi principal le
choix et l’avantage du premier coup.
Il a été question que la force atomique
française ait pour fonction de
rendre atomiques
des opérations qui, auparavant, auraient été classiques. C’est une
autre version de la théorie du détonateur.La première remarque que l’on pourrait
faire c’est que, à partir du moment où les opérations classiques
auraient commencé, il n’est pas apparemment conforme à l’intérêt de
la France que ces opérations deviennent atomiques car les pays
européens en seraient les premières victimes. La fonction
éventuelle de la force atomique serait, au fond, de menacer d’une
réplique atomique de manière à arrêter le plus rapidement possible
des opérations classiques.
Mais, personnellement, je suis tenté de
croire que la stratégie américaine, telle qu’elle est exposée
aujourd’hui, consiste précisément, dans l’hypothèse d’opérations
classiques limitées, à menacer de l’ascension pour arrêter au plus
vite ces opérations classiques. Tout ce que la force française
pourrait faire ce serait, me semble-t-il, d’ajouter une certaine
mesure d’incertitude aux yeux de l’agresseur éventuel et, par
conséquent, de ne pas laisser intégralement aux dirigeants
américains la conduite de la stratégie.
Avec ce troisième argument, nous en venons
à l’éternelle discussion – qui est, d’ailleurs, moins une
discussion entre les Français et les Américains que la discussion
entre les Allemands et les Américains – sur les mérites respectifs
de la dissuasion graduée et de la dissuasion totale.
En d’autres termes, qu’est-ce qui décourage
ou dissuade le plus efficacement d’une attaque partielle? Est-ce la
possession d’armes classiques suffisamment nombreuses pour être en
mesure de livrer des combats limités? Ou bien la meilleure façon de
dissuader de toute attaque partielle ou globale, est-elle
d’affirmer à l’avance que l’on répliquera à n’importe quelle
attaque, fût-elle partielle, avec toutes ses forces?
La théorie McNamara, telle qu’elle a été
exposée au début, donnait l’impression d’une telle rationalité de
la part des dirigeants américains qu’il devenait possible aux
Allemands de dire: «S’il vous vous présentez à l’avance comme
tellement rationnels, jamais les Soviétiques ne croiront que vous
utiliserez vos armes atomiques, car, en dernière analyse,
l’utilisation de ces armes n’est jamais tout à fait
rationnelle.»
D’autre part, la forme extrême qui consiste
à menacer, à la moindre opération militaire limitée, de jeter sur
l’ennemi tout ce que l’on possède est également absurde, car on ne
peut pas rendre plausible la menace de représailles massives à
partir du moment où les deux camps sont vulnérables.
La formule la pire, c’est d’annoncer à
l’avance que l’on se conduira rationnellement sans avoir les moyens
de se conduire rationnellement, c’est-à-dire d’affirmer qu’il faut
posséder les armes classiques en quantité supérieure et de ne pas
les posséder. Il est clair que si, d’une part, on affirme qu’il y a
pas d’autre stratégie rationnelle que celle qui consiste à se
battre d’abord de manière classique et si, d’autre part, en fait,
on ne se donne pas les armes classiques qui permettent de mener
cette stratégie, on cumule les deux sortes de danger.
Par conséquent, la formule, qui me
paraîtrait, pour rester à ce niveau de généralités ou
d’abstraction, la moins mauvaise serait à peu près la suivante. Il
ne faut pas donner trop fortement à l’agresseur éventuel le
sentiment qu’il existe une large zone d’opérations militaires
limitées ne comportant pas le risque d’ascension. Il ne faut pas
non plus prétendre que l’on ripostera à n’importe quelle agression
par des représailles massives, parce que l’autre ne le croira
pas.
Une certaine capacité de livrer des
opérations classiques; un risque d’ascension impliqué par la
présence d’armes atomiques tactiques; une capacité de représailles
située sur le territoire même que l’on veut défendre: voilà, me
semble-t-il, la combinaison qui, dans l’abstrait, est la
combinaison préférable. Il ne serait pas impossible, me
semble-t-il, si l’on discutait à l’intérieur de l’Alliance
atlantique, de reprendre quelque chose de la doctrine allemande en
sauvant l’essentiel de la doctrine américaine.
2) Le cadre français
Le rôle significatif de la force de frappe
nationale dans le cadre français est celui qu’on trouve dans
l’hypothèse évoquée au cours des manœuvres de l’an dernier. On
supposait qu’une bataille d’Allemagne était perdue, puisqu’elle
était livrée par l’O.T.A.N. Il y avait ensuite une deuxième
bataille, qui se livrait dans le Massif central et qui était la
vraie bataille. Pour livrer cette deuxième bataille d’Europe, la
France disposait d’un secours considérable, grâce à sa force
atomique.
J’avoue que j’ai peine à suivre ces
spéculations parce que de telles spéculations supposent qu’il y ait
eu de grandes batailles classiques sur le territoire allemand, que
toute l’armée de l’O.T.A.N. ait été emportée par les forces
classiques soviétiques, que les États-Unis n’aient pas répliqué
atomiquement et que, après toutes ces opérations qui se prolongent
un certain nombre de jours, éventuellement de semaines, il y ait
encore une bataille dans le Massif central. Je suppose qu’il s’agit
de fiction de manœuvres plutôt que de théorie stratégique.
3) Le cadre européen
On peut dire que la différence de
protection entre l’Europe et les États-Unis tient à deux facteurs
différents. L’un, c’est que les forces de dissuasion appartiennent
aux États-Unis. Le deuxième, c’est que le territoire européen est
immédiatement proche du territoire de celui que l’on désigne comme
l’agresseur éventuel. On ne peut pas modifier la géographie, de
telle sorte que l’Europe occidentale ne sera jamais sanctuaire à la
manière des États-Unis, mais on peut effectivement corriger ce qui
résulte de la différence entre la possession de l’arme de
dissuasion par soi-même et la possession de cette arme par un
allié,
d’où l’idée de créer une force atomique dans le
cadre européen sous les ordres d’un commandement européen.
Personnellement, je ne verrais guère que
des avantages à cette formule, mais, avant d’assurer qu’elle est
possible, je souhaiterais poser les questions suivantes: est-ce que
les Européens parviendront à se mettre d’accord sur le doigt qui
sera sur la détente? Est-ce que l’on pourra donner à une force
européenne un commandement unique davantage qu’à la force
atlantique?
L’objection des porte-parole français à
toutes les formules proposées par les États-Unis, c’est: «Ou bien
c’est vous qui avez le doigt sur la détente, alors c’est
intolérable; ou bien c’est l’alliance qui a le doigt sur la
détente, alors c’est inefficace. Et il n’y a pas de solution
intermédiaire.»
Cette argumentation par dilemme est forte,
mais je ne vois pas comment, si on la considère comme invincible,
on ne la reproduirait pas contre une force européenne. En d’autres
termes, si l’on ne peut pas trouver d’intermédiaire entre autant de
doigts sur la détente qu’il y a d’alliés et un doigt unique, la
force européenne n’est guère plus plausible que la force
atlantique.
Il y a peut-être un élément supplémentaire
qui est la solidarité physique ou géographique des pays, qui
rendrait à la rigueur plus facilement concevable que soit vraie la
formule «tous pour un et un pour tous».
Mais, pour l’instant, chaque pays européen
préfère le doigt américain à tout doigt européen qui ne serait pas
le sien. Et un gouvernement des États-Unis d’Europe comparable à
celui des États-Unis d’Amérique, ne semble malheureusement pas pour
demain(1)
(1)
Je rappelle au lecteur que ces trois articles
ont été extraits d’un cours à l’Institut d’études politiques de
l’université de Paris. Le style en est celui de la parole et non de
l’écriture. J’espère reprendre prochainement, en un petit livre,
ces problèmes qui pèsent lourdement sur la nécessaire unité de
l’Occident.