Industrialisation de l'Empire
Combat
24 juillet 1946
Tout le monde convient que le colonialisme,
au sens que l'on donnait à ce mot vers la fin du siècle dernier,
appartient désormais à une époque révolue. Il n'est pas de tâche
plus urgente, de portée plus vaste pour la France, que
l'élaboration progressive, en doctrine et en fait, du régime
destiné à prendre la place du régime colonial.
Dans la plupart des cas, l'indépendance
pure et simple, qui livrerait les territoires émancipés à d'autres
impérialismes, risquerait d'être une solution illusoire. L'idée de
l'Union française, riche de possibles et de féconds développements,
demeure encore vague. Tout le monde l'utilise parce que chacun lui
donne un autre contenu.
La difficulté majeure tient à la diversité
des pays membres de la future Fédération. De toute manière, pour
que l'on arrive à une véritable Fédération, encore faut-il que les
peuples, qui vivent aujourd'hui sous la loi française, mais dont
chacun est solidaire d'un passé original, aient pris ou repris
conscience d'eux-mêmes, qu'ils aient constitué des personnalités
autonomes.
Si, à travers la France d'outre-mer,
existaient des institutions représentatives, la question des
députés impériaux aux assemblées métropolitaines ne se poserait
même pas. Les représentants de la métropole rédigeraient des lois
faites pour elle seule; les représentants de l'Empire, les lois
valables à travers toute l'Union.
Le problème constitutionnel ne se pose pas
au Maroc, État souverain sous protectorat français, dans les mêmes
termes qu'aux colonies. Malgré tout, là comme ailleurs, l'évolution
économique et politique ne saurait attendre la mise au point d'une
Constitution.
Le discours prononcé par M. Eirik Labonne
au Conseil du Gouvernement dépasse de beaucoup le cadre d'une
manifestation officielle. La vivacité des réactions qu'il a
provoquées prouve en tout cas l'importance du programme
esquissé.
Nous en retiendrons aujourd'hui la partie
économique, la plus solide certainement, dominée par le thème de
l'industrialisation. En apparence, rien de plus simple, de plus
évidemment nécessaire qu'un effort d'industrialisation dans un pays
dont la population augmente tous les ans de plusieurs centaines de
milliers d'âmes. Comment éviter autrement l'abaissement continu du
niveau de vie ou, au moins, la prolongation de la pauvreté
ancestrale?
Et, pourtant, l'idée que la métropole doit
investir des milliards outre-mer pour susciter, sur place, des
industries, y compris des industries lourdes, s'est heurtée
longtemps à des résistances tenaces. Le désir de réserver à
l'industrie nationale des marchés a fait trop souvent oublier que
les possibilités d'échange s'accroissent quand l'outillage moderne
gonfle le revenu et, par conséquent, le pouvoir d'achat d'un
pays.
En matière doctrinale, M. Labonne se montre
étranger à tout parti pris. Écartant le plan, au sens rigoureux du
terme, exclu par les engagements internationaux qui imposent la
liberté du commerce extérieur, il attribue à l'État les fonctions
les plus variées, l'incitation, le contrôle, le recensement,
parfois la gestion, selon les besoins des diverses branches
industrielles. Société de charbonnage, Énergie thermique
nord-africaine, Société d'études de la sidérurgie marocaine seront
contrôlées par l'État tant à l'égard du capital que de la gestion,
non par préférence pour l'étatisme, mais parce que l'État seul est
en mesure de mobiliser les milliards nécessaires pour les barrages
ou pour les mines.
Plus encore que ce souci
d'industrialisation, celui du prix de revient distingue
heureusement le programme économique du Résident. Que la richesse
réelle d'un pays dépende du rendement du travail, donc de la
qualité de l'outillage et de l'organisation, c'est là sans doute
une de ces platitudes qu'il devrait être inutile de rappeler. Et,
pourtant, l'État français, depuis qu'il a pris en charge certains
secteurs de l'économie, n'a pas manifesté un intérêt excessif pour
le prix de revient. Dans les discussions autour des divers modes de
gestion, l'opinion française n'accorde guère d'attention à cette
considération, pourtant essentielle.
Il est vrai que les dirigeants responsables
du Protectorat ne sauraient commettre pareil oubli, puisque le
Maroc vit "en régime de concurrence internationale et que
l'industrie à naître devra subir l'inexorable loi des prix
mondiaux". Mais, en réalité, quelles que soient les méthodes du
commerce international, la concurrence joue entre les nations. Par
des artifices, on peut en masquer pour un temps les effets, on ne
les supprime pas. Rien n'empêchera à la longue un pays qui produit
à moins bon compte que les autres de s'appauvrir
relativement.
Le plan Monnet n'est pas moins décisif pour
la métropole que le programme Labonne pour le Maroc.
N'oublions pas, enfin, que ni l'un ni
l'autre ne saurait être exécuté sans le consentement ou même
l'enthousiasme de la nation, - ce qui implique que la nation
française s'unisse pour une tâche commune, que la nation marocaine
soit réconciliée avec son destin.