La scène politique
Combat
14-15 avril 1946
La politique européenne a changé de face.
Plus violente qu'une révolution, la guerre planétaire a bouleversé
l'ordre ancien, disparu sous les ruines d'un continent dévasté.
Tous les régimes autoritaires de droite, à l'exception de ceux de
Franco et de Salazar se sont effondrés. Partout une coalition de
partis est au pouvoir. Presque partout le parti communiste joue
dans les coalitions un des premiers, sinon le premier rôle.
Et pourtant, nulle part la continuité n'est
complètement rompue entre le passé et le présent. Même dans
l'Europe centrale, du moins en Hongrie et en Autriche où les
élections se sont déroulées normalement, on a vu reparaître les
partis d'hier, comme si la vague de l'occupation, du fascisme, de
la mise au pas avait recouvert sans les effacer les structures
enracinées. En Belgique, le jeu politique a repris son allure de
naguère, sans modification décisive: les communistes ont gagné des
voix, les libéraux en ont perdu, les voix des anciens fascistes se
sont reportées sur le parti catholique - changements qui, pour
l'essentiel, ont une signification européenne.
La France n'offre l'image ni de la
continuité belge, ni de la rupture yougoslave ou roumaine.
Au premier regard, la scène politique
paraît profondément transformée. La France était renommée pour sa
multiplicité de partis inorganiques. Elle est gouvernée aujourd'hui
par trois partis qui, à eux seuls, recueillent les trois quarts des
voix et dont la rigidité rappelle celle des partis allemands dans
les dernières années de la République de Weimar. À formes de vie
collective répondent, peut-être fatalement, des partis de
masses.
Du coup, la vie parlementaire a pris une
figure nouvelle. La fonction du Parlement n'est plus la même. Hier
il faisait et défaisait les cabinets. Un ministre, par son
éloquence ou son à-propos, y perdait ou gagnait un portefeuille.
Les grandes séances étaient pathétiques parce que l'issue en était
ignorée et des auteurs et des spectateurs. Désormais l'issue du
"match public" est connue à l'avance. Tenus par la discipline, les
députés expriment par leurs votes leur fidélité plutôt que leur
conviction. L'essentiel se déroule en dehors de l'hémicycle. Le
vrai dirigeant n'est plus l'orateur, c'est le fonctionnaire du
parti. Le bureaucrate l'emporte sur la personnalité.
La politique française passait pour un jeu
subtil, intelligible aux seuls initiés, où les mots prenaient un
sens secret, où les partis de droite se baptisaient démocratiques
et les hommes du centre se donnaient pour "radicaux". Ces
subtilités se sont évanouies. Les partis spécifiquement français,
avant tout le parti radical, ont subi une défaite probablement
définitive. La France est emportée à son tour dans le mouvement
général de l'Histoire. Les trois grands partis se rattachent à des
Internationales virtuelles ou actuelles. Avec ou sans Komintern, il
y a une Internationale communiste, plus agissante dans son néant
que l'Internationale socialiste dans sa précaire résurrection.
Quant au MRP, il n'a pas de lien organique avec les partis frères,
mais, dans la plupart des pays européens, on retrouve un parti
catholique ou chrétien social, auquel se rallient les anciens
conservateurs convertis sincèrement, ou par nécessité, aux réformes
sociales.
Grâce à ce parti, à la fois catholique et
social, des réformes de structure que refusaient ou freinaient
avant-guerre les radicaux sont votées par les trois quarts des
députés. Autour d'un socialisme, passablement vague d'ailleurs,
trois quarts des Français semblent s'accorder.
Cette majorité socialiste est, en France,
le résultat d'une évolution séculaire plutôt que d'une révolution.
Depuis 1924, le bloc des gauches n'a cessé de gagner des voix. Il
obtient 48% des suffrages en 1924, plus de 52% en 1928, 54% en
1932, 57% en 1936; il en a 60% en 1945. En même temps que s'affirme
ce glissement vers la gauche du corps électoral, à l'intérieur du
bloc des gauches les voix se déplacent de la gauche modérée à
l'extrême-gauche. Le parti communiste groupait 8,4% des voix en
1932, 15,4% en 1936; il monte à 26,1% en 1945. Les socialistes
passent de 18,2% en 1928 à 28% en 1945. Les radicaux s'effondrent,
entre ces deux dates, de 17,1% à 5,8%.
Un phénomène analogue se produit à
l'intérieur du bloc des droites. Le MRP est un parti nouveau, mais
il continue une tradition, celle des démocrates populaires et des
chrétiens sociaux. Il représente la gauche de la droite. Or, c'est
lui qui recueille la plus grande partie des anciennes voix de
droite. Dans le Nord et l'Ouest, par exemple, il est clair que les
électeurs de droite, suivant certains mots d'ordre, ont voté en
masse pour ce parti dont les chefs désirent sincèrement des
réformes avancées, mais qui, pénétré de pensée catholique, n'en
apparaît pas moins aux conservateurs comme un rempart contre
l'extrémisme révolutionnaire.
Ce double mouvement vers la gauche, d'un
bloc à l'autre et à l'intérieur de chaque bloc a une portée qu'il
serait absurde de méconnaître. Le paysan, l'artisan, le petit
bourgeois qui vote pour le candidat socialiste et non plus pour le
candidat radical, révèle par là même que sa condition a changé et
qu'il a pris conscience de ces changements. Il a renoncé à une
certaine forme d'individualisme. Il reconnaît les forces
collectives dont il dépend. Malgré tout, pas plus que l'électeur du
MRP n'est toujours un partisan résolu des nationalisations,
l'électeur communiste n'est nécessairement un partisan des Soviets
en France.
À la rigueur, si la politique française se
déroulait en vase clos, s'il ne s'agissait que de nationaliser les
banques d'affaires ou les assurances, on pourrait dire que le pays
exprime clairement sa volonté. Mais l'équivoque éclate dès que l'on
remet la France dans le monde. Car la politique française a changé,
mais elle a moins changé que la situation de la France.
Jusqu'en 1939, la France était, dans la
diplomatie européenne et même mondiale, une nation de premier
ordre. Elle choisissait sa route, tenue par les circonstances, mais
avec une marge assez large de liberté. Dans le monde sorti de la
tourmente, monde unifié où les événements se répercutent d'un bout
à l'autre de la planète, où la puissance est concentrée presque
tout entière dans deux États-continents, la France a perdu la plus
grande partie de son autonomie. Historiquement, la décision,
première, fondamentale qui devrait dominer toutes les préférences
intérieures, est celle d'une orientation diplomatique. Or, quand il
s'agit de ce choix, dont on ne parle jamais, mais auquel on pense
toujours, la ligne de séparation passe quelque part entre le parti
communiste et le parti socialiste (ou à l'intérieur de celui-ci).
Thorez annonçait l'arrivée du blé soviétique au moment où Léon Blum
partait pour Washington. En matière de politique extérieure, le
socialisme fait partie de la majorité (les trois quarts environ) de
la nation, qui tourne les yeux vers l'Ouest, vers Londres ou
Washington.
Mais qui parle de politique extérieure au
moment des élections?
Un directeur de l'École de Saumur écrivait
vers 1928: "À mesure que la guerre s'éloigne, la cavalerie reprend
toute son importance". À mesure que les élections approchent, la
question de la laïcité reprend toute son importance. Dès lors la
ligne de séparation traditionnelle se dessine d'elle-même, entre
les radicaux et le MRP.
Ainsi, selon les problèmes, on aperçoit
trois groupements possibles. Environ les trois quarts des Français
préfèrent (s'il faut choisir) l'Occident, 60% des Français opinent
en faveur de la laïcité intégrale, 25% des Français souhaitent des
réformes de structure.
L'alternance des majorités de gauche et de
droite - les radicaux constituant dans un cas la droite, dans
l'autre la gauche - est exclue puisque socialistes et communistes
joints ont la majorité absolue. Quelles combinaisons permettront
aux partis de traduire ce système contradictoire de
préférences?