Raymond Aron et nous
Le Nouvel Observateur
15 mars 1976
Raymond Aron n'est pas des nôtres. Polémiste
redoutable, bretteur infatigable, voilà vingt ans qu'il ferraille
avec le vieil adversaire communiste et ses compagnons de route.
Vingt ans qu'il s'est donné la gauche socialiste en pâture et qu'il
en dénonce quotidiennement les erreurs et les mythologies. Vingt
ans qu'il fait le guet aux avant-postes de l'ordre bourgeois,
acharné à traquer l'hydre marxiste en chacune de ses
réincarnations. Vestale zélée et vigilante des temples de la
droite, héraut obstiné des valeurs libérales, pathétiquement adossé
à un monde qui nous est étranger et dont tout indique aujourd'hui
la crise et la faillite prochaines, il est présent sur tous les
fronts, ici pour repousser un assaut, là pour colmater une brèche.
Avec Aron, grâce à Aron, le Prince semble avoir enfin trouvé le
Philosophe de ses rêves. Le plus fin, le plus subtil de ses
idéologues: raison de plus pour l'écouter et prendre au sérieux ce
qu'il dit. D'autant que, s'il n'est pas des nôtres, il est pourtant
aussi, pour des raisons mystérieuses, par des détours mal
éclaircis, étrangement proche de nous. Un lien de sang, un lien de
vie, dont on pourrait suivre la trace depuis le temps des années
1930, des intellectuels antifascistes, de l'amitié avec Sartre, et
des premiers "Temps modernes", continue de l'attacher à une gauche
qui l'a excommunié, qui l'ignore, mais qui continue de le fasciner.
Il suffit du reste de lire son "Clausewitz", ce monumental ouvrage,
pour constater qu'il est pour moitié au moins consacré à Lénine,
Mao, et à la notion de guerre populaire. Il suffit de relire
quelques pages de "l'Opium des intellectuels" pour voir que cet
antimarxiste militant est un marxologue plus averti que bien des
marxistes. Et toute la chronique intellectuelle de la France de ces
dernières années est là pour prouver que l'aronisme a été le havre
ou la position de repli d'hommes de gauche désenchantés. Raymond
Aron le sait et s'en explique dans cet entretien avec Bernard-Henri
Lévy et où il apparaît sous des traits parfois inattendus: moins
peut-être un ennemi que notre meilleur adversaire.
Vous occupez, Raymond Aron, une singulière
position sur notre échiquier politique. Classé à droite, vous ne
cessez d'interpeller la gauche. Caution de la bourgeoisie libérale,
ce n'est jamais à elle que vous vous adressez mais toujours à ces
hommes de gauche que vous avez reniés et qui vous ont
excommunié.
Raymond Aron. - Dans l'ensemble, c'est
exact. D'abord parce que la plupart de mes livres s'adressent à un
public intellectuel et que le public intellectuel parisien est en
majorité acquis à ce que vous appelez la gauche. Ensuite parce que,
juif, je ne peux pas être, je n'ai jamais pu être viscéralement de
droite… Reste néanmoins que c'est pour ce que l'on appelle la
droite que je plaide, pour ceux qui ne refusent pas la société
actuelle, et que je leur donne bonne conscience…
Envoyé spécial en terrain adverse, vous êtes en
quelque sorte chargé des affaires marxistes: théoricien de ce dont
Revel est le pamphlétaire…
R. A. - Disons que je tâche de convaincre
mes lecteurs, qu'ils soient de droite ou de gauche, que la tragédie
du communisme n'est pas un accident, que les expériences d'économie
planifiée n'ont jamais réussi jusqu'à présent à surmonter les
défauts des économies non planifiées que nous connaissons. Et enfin
– c'est pour moi la plus grande leçon du siècle – que la violence,
une fois déchaînée, monte aux extrêmes, au sens de Clausewitz…
Regardez la révolution de 1917: entreprise au nom d'idées humaines
et généreuses, elle a abouti à des dizaines de millions de
cadavres. Il est parfaitement vrai que mes livres sur le marxisme
sont des livres polémiques; mais ils se placent sur un plan
différent de celui de Jean-François Revel.
Au fond, l'adversaire vous fascine en même
temps qu'il vous exaspère. Vous avez besoin, fondamentalement
besoin, de ce mal absolu qu'est, pour vous, le communisme pur et
dur. Que l'U.R.S.S., demain, devienne pays de liberté, c'est, de
votre point de vue, proprement inconcevable.
R. A. - Je ne crois pas. Le régime
bolchevique, tel qu'il s'est constitué, n'échappe pas au devenir
historique. Bien que je m'abstienne, à la différence de beaucoup de
mes amis, de faire des prévisions à long terme, je ne tiens pas
pour inconcevable la mutation du régime… Simplement, je crois que
le temps propre aux régimes despotiques est foncièrement différent
du temps des régimes démocratiques. De sorte que j'ai toujours
pensé, au moins depuis trente ans, que je ne verrai jamais de mon
vivant qu'un régime soviétique continuant de se servir du marxisme
pour se justifier lui-même. Et cela même si son caractère
totalitaire s'atténue; car il s'est malgré tout atténué depuis
l'époque stalinienne.
Quand je parle de "fascination", je veux dire
quelque chose comme un terrain commun. Savez-vous qu'autrefois, il
y a quelques années encore, quand un normalien venait demander à
Althusser qui voir pour préparer une thèse de philosophie
politique, Althusser finissait toujours par répondre: "Après tout,
pourquoi pas Aron"?
R. A. - Cela ne prouve pas grand-chose,
sinon qu'il estime que je connais bien Marx et que ses étudiants,
en venant me voir, trouveront un contradicteur suffisamment averti
pour que le débat soit fécond. Cela ne signifie pas qu'il ait un
faible pour ma personne mais simplement qu'il n'est pas inutile de
discuter avec moi.
C'est déjà beaucoup… Vous avez, du coup, des
élèves, et même des disciples qui viennent de l'extrême-gauche. Je
pense à Glucksmann, par exemple, qui a commencé, avec son "Discours
de la guerre", par un livre sur Clausewitz et qui, l'an dernier,
avec "la Cuisinière et le Manageur d'hommes", amorçait une critique
(de gauche) du marxisme.
R. A. - Je connais bien Glucksmann, que je
cite d'ailleurs à plusieurs reprises dans mon livre. Et, comme je
parle toujours de lui un peu comme un père ou un grand-père, je
regrette, voyez-vous, qu'il fasse des livres moins bons que ceux
qu'il pourrait écrire. Son "Discours de la guerre" est extrêmement
brillant mais faux à bien des égards.
Et son second livre, "la Cuisinière et le
Mangeur d'hommes", vous y reconnaissez-vous?
R. A. - Glucksmann utilise, bien sûr, un
certain nombre de faits ou d'arguments que j'ai moi-même utilisés
depuis trente ans; mais il n'est pas le seul à l'avoir fait. Et je
ne suis pas sûr que mon libéralisme désabusé soit à l'origine de
son gauchisme malgré tout quelque peu prophétique… En fait, il
appartient à un courant de pensée foncièrement différent du mien.
Je suis de ceux qui n'ont jamais cru que la société idéale puisse
se réaliser et soit autre chose qu'une idée de la raison. Il se
rattache, lui, à une tradition plus récente, qu'incarne notamment
Sartre: celle de ces philosophes qui croient que leur société
translucide est bel et bien de ce monde-ci et que la violence des
mouvements populaires permet de s'en rapprocher.
Pas d'influence directe, donc?
R. A. - Mettons que j'ai influencé
Glucksmann; mais par un tout autre biais, pas du tout par mes choix
politiques. Ce qui est vrai, c'est que c'est à travers mes livres
qu'il a découvert les problèmes de stratégie. Et que le problème de
la monnaie dans les rapports entre États, auquel il consacrera je
crois un prochain livre, nous en avons longuement parlé à mon
séminaire ou même en tête à tête. Mais je le répète: pour
l'attitude politique, je crois qu'il pourrait récuser toute
influence de ma part.
Autrement dit, s'il naissait en France quelque
chose comme une gauche non marxiste, voire antimarxiste, si la
gauche en venait à secouer le joug du freudo-marxisme qui l'a
investie depuis la guerre, vous ne vous sentirez pas plus proche de
cette gauche-là que de la gauche du «Programme commun»?
R. A. – Bien entendu, tout cela n’est pas
vrai. Parce qu’il y a la question du marxisme mais aussi celle de
l’optimisme historique. Et que la gauche dont vous me parlez reste
fondamentalement millénariste, refusant ce vieux fonds de sagesse
libérale qui dit qu’il ne faut pas donner aux hommes trop de
pouvoir, de peur qu’ils n’en abusent. Disons qu’il y a
historiquement une gauche qui se fonde sur l’absence d’illusions et
sur un certain pessimisme et qu’à cette gauche-là, oui,
j’appartiens.
Vous dites parfois qu’il y a des aroniens de
droite et des aroniens de gauche…
R.A. - … et j’ajoute souvent que, de tous
les aroniens, je suis probablement le plus à gauche. Car beaucoup
de mes amis me reprochent d’avoir trop conservé des illusions de ma
jeunesse.
Quelle est, entre les uns et les autres, la
ligne de partage?
R.A. – Disons qu’il y a eu une époque, une
courte période, après le rapport Khrouchtchev, où un certain nombre
d’hommes de gauche, Edgar Morin par exemple, ont trouvé dans mes
cours de Sorbonne, les «18 Leçons» par exemple, une position de
repli. Une position non prophétique si vous voulez. Et il y a,
aujourd’hui encore, des hommes de gauche, revenus du millénarisme,
qui se déclarent aroniens. C’est cela le critère décisif.
Dans ce dialogue que vous tentez de poursuivre
ou de renouer avec la gauche, il y a tout de même un élément
curieux, c’est que la gauche ne vous répond jamais et même qu’en un
sens elle vous ignore. Je pense notamment à Sartre et à ce qu’il
disait de vous dans l’entretien publié ici même l’été dernier:
«J’ai beaucoup discuté avec Aron mais ça ne m’a servi à
rien.»
R.A. – Il y a deux choses que vous
confondez: Sartre et la gauche. Le cas de Sartre est très
particulier. Car c’est avant tout un homme de monologue. Il ne
dialogue jamais, sinon avec lui-même ou avec Simone de Beauvoir. Et
encore, je n’en suis même pas sûr: voyez la succession de ses
attitudes politiques, il n’a jamais discuté après coup ce qu’il
avait pu dire à un moment donné. Il croit et il affirme qu’il est
absolument neuf à chacun des instants de sa vie. Et, du coup, il ne
se sent pour ainsi dire pas chargé de responsabilité à l’égard de
son propre passé.
Vous avez été autrefois très liés…
R.A. – Oui, au sens où deux normaliens
peuvent avoir des relations intimes quand ils débattent de tout,
des grands problèmes du monde. Mais je pense que nos relations ont
changé du jour où il a rencontré Simone de Beauvoir. Il y a eu une
époque où se plaisait à m’avoir comme interlocuteur. Sartre est
l’homme d’un interlocuteur privilégié, c’est un homme qui vit dans
un tout petit groupe d’amis et je trouve cela parfaitement naturel:
j’ai toujours trouvé cela parfaitement naturel.
Vous lui avez tout de même consacré tout un
ouvrage; comment expliquez-vous qu’il n’ait pas daigné vous
répondre?
R.A. – Je sais effectivement qu’il l’a lu.
Il le dit d’ailleurs dans sa dernière
interview
au «Nouvel Observateur». Je sais aussi qu’un certain nombre de
sartriens fidèles et convaincus le considèrent comme la seule
discussion sérieuse de la «Critique de la raison dialectique».
Lui-même, je crois, n’a pas été absolument hostile à mon livre…
Mais, je vous le répète, par tempérament il n’aime pas la
discussion. Il ne croit pas à la valeur des objections qu’on lui
fait et encore moins à celle des réponses qu’il pourrait
apporter.Il s’agit donc bien d’un dialogue à sens
unique?
R.A. – Sans aucun doute. Cela dit, il y a
encore autre chose qui nous distingue et qui explique la situation
que vous évoquez. C’est qu’alors que, pour ma part, je ne le
condamne pas moralement pour les positions qu’il a prises, lui me
condamne moralement à cause des positions que je prends…
Le «libéralisme» a au moins le mérite de la
tolérance…
R.A. – Non, ce n’est pas cela. Je crois
plutôt qu’en un sens je suis plus «politique» que lui… Depuis que
j’ai commencé à réfléchir sur la politique, très exactement depuis
un certain jour de 1931, j’ai toujours pensé que les décisions
politiques étaient des choix aventureux dans un monde dont le
devenir nous est perpétuellement inconnu. Que les prises de
position, même antagonistes, surtout antagonistes, sont nécessaires
au jeu même de toute société humaine. Et qu’on ne peut pas dire,
par conséquent: «Celui-ci est coupable et celui-ci a raison…» Lui,
au contraire, est d’une intransigeance extraordinaire à l’égard des
positions qui lui sont étrangères et qui lui paraissent
injustifiables. Comment un homme comme lui a-t-il pu dire, par
exemple, que les anticommunistes sont des chiens. C’est idiot.
C’est tout simplement idiot. Et c’est pour cette raison que cela ne
m’a jamais touché. Comment un homme comme lui peut-il ne pas
comprendre l’anticommunisme de Soljenitsyne, qui a le sens d’une
protestation contre un régime qui a coûté à l’humanité des dizaines
de millions de cadavres…
Sur ce point précis, de l’eau a coulé sous les
ponts, et je ne pense pas qu’il se risquerait encore à justifier le
communisme soviétique. À sa manière, qui n’est pas la vôtre, bien
sûr, il est lui aussi devenu «antisoviétique».
R.A. – Ce n’est pas sûr. Ce n’est pas sûr
du tout. Je lisais, il y a quelques jours encore, dans l’article de
Claude Mauriac sur le dixième tome des «Situations», qu’il n’est
pas question pour lui de la moindre autocritique quant à ses
positions d’autrefois. Pas question de se donner tort sur tant de
textes et de déclarations qui ont fait de lui un compagnon de route
des staliniens. C’est tout à fait extraordinaire: comment peut-il
ne pas comprendre Soljenitsyne quand il dit:
«Comment vous, philosophe de la liberté,
pouvez-vous être reçu par nos tyrans, par des hommes de lettres de
troisième ordre qui ne sont que les agents du K.G.B.?»
Il n’entend pas. Il ne se pose pas la question. Je ne le lui
reproche pas: il est comme ça. J’ai dit une fois pour toutes qu’il
a un certain génie et que fait partie de ce génie ce qui m’apparaît
comme bizarrerie.Vous est-il arrivé de vous revoir depuis votre
rupture?
R.A. – Parfois, par hasard. Mais nous
n’avons plus eu de conversations. Et, au fond, il n’en avait aucune
envie.
Et maintenant?
R.A. – Maintenant, cela n’aurait plus de
sens. Nous avons l’un et l’autre passé soixante-dix ans. Et les
jeux sont faits, en quelque sorte… Lui, pour des raisons diverses,
s’est quelque peu retiré du monde, tout en gardant d’ailleurs une
pleine activité. S’il n’écrit plus, c’est seulement parce qu’il
devient aveugle. Par bonne chance, je peux encore écrire, alors
j’écris… Finalement, nous sommes tous les deux des ancêtres.
Ce qu’à vrai dire on a du mal à concevoir
aujourd’hui, c’est comment des hommes aussi différents que Sartre,
Malraux ou vous-même ont pu cohabiter au sein d’une même revue,
«les Temps modernes». Car enfin, vous dites, «les jeux sont faits»,
mais sur le plan idéologique, ils l’étaient déjà dès l’immédiat
après-guerre…
R.A. – Vous avez raison. J’étais conscient
de l’équivoque dès cette époque. Mais c’était l’équivoque même de
la grande alliance des résistants contre l’occupant et des grandes
puissances contre l’Allemagne hitlérienne. Au fond, le comité de
rédaction des «Temps modernes» était à l’image de la Résistance.
Nous avons pu demeurer, Sartre, Paulhan, Malraux, Merleau-Ponty et
moi, au sein d’une même revue seulement tant qu’a duré l’effet, à
l’intérieur du pays, de la grande alliance de la guerre. Que ces
effets disparaissent, que l’alliance se décompose, et c’en était
fait de ces premiers «Temps modernes». Les uns durent choisir le
parti communiste ou le compagnonnage avec lui: ce fut le cas de
Sartre et, pendant une certaine période, de Merleau-Ponty; Malraux
ou moi-même choisîmes. Et, pour ma part en tout cas, encore
aujourd’hui, je ne le regrette pas.
De sorte que, dans cette affaire, l’évolution
de la situation politique a eu le rôle déterminant…
R.A. - … et les incidents personnels qui se
sont produits entre nous sont sans signification véritable. Tout ce
qu’on peut dire, c’est que pour notre génération la rupture
politique a entraîné la rupture totale des liens d’amitié. C’est un
fait.
Pas dans le cas de Merleau-Ponty.
R.A. – C’est vrai mais il était moins
intransigeant que Sartre. Et surtout, nous n’avons jamais été aussi
proches que Sartre et moi avons pu l’être. À l’École normale, je
connaissais très peu Merleau-Ponty.
Qui, de Sartre et Aron, aura au bout du compte
davantage marqué l’histoire de son temps.
R.A. – La question ne se pose pas. Il l’a
d’ores et déjà beaucoup plus marquée que moi. D’abord parce qu’il a
derrière lui une œuvre beaucoup plus riche que la mienne et que son
clavier comporte des romans, du théâtre, de la politique et de la
philosophie. Ensuite parce que, de ce que j'ai pu faire, une partie
est tout de même condamnée à disparaître très vite. Comme disait un
jour Maurois en lisant un de mes livres:
"Il serait notre Montesquieu s'il consentait à
décoller de la réalité historique."
Et c'était vrai.Vous dites qu'il marquera davantage l'histoire,
et c'est tout de même lui qui, sur le stalinisme, a eu
historiquement tort.
R. A. - Oui. Je pense que j'ai vu la
réalité historique mieux que lui. Et que ce à quoi il tient
peut-être le plus, sa vision politique, est le point le plus faible
de son œuvre… Mais l'essentiel n'est pas là. "L'Être et le Néant"
et la "Critique de la raison dialectique" sont deux livres
philosophiques importants, bien qu'il soit difficile de dire à
l'avance ce qu'il en restera. Tandis que mon "Introduction à la
philosophie de l'Histoire" ressemble à beaucoup de ce que j'ai
écrit: j'ai été paralysé par la peur de me tromper. Je redoute
l'imagination, aussi bien en philosophie qu'en politique. En quoi,
d'ailleurs, je suis plutôt un analyste ou un critique. Et les
analystes et les critiques sont des gens qui peuvent avoir une
influence de leur vivant mais dont l'œuvre, parce qu'elle est
terriblement liée à une situation donnée, disparaît plus vite que
celle de ceux qui ont eu l'audace de l'imagination.
Même quand ils se trompent?
R. A. - Vous me mettez dans la curieuse
position de le défendre et de le justifier. Mais ce n'est pas par
goût du paradoxe. Ni, comme me le rapprochent souvent mes amis, par
manie de plaider toujours en privé le dossier de mes
adversaires…
Aujourd'hui ce n'est pas du privé…
R. A. - Peu importe. Je le ferais aussi
bien en public. Ce qui me condamne aux yeux de l'
intelligentsia
, c'est qu'elle est encline à penser, au fond d'elle-même, qu'il
valait mieux
se tromper par illusion sur l'Union soviétique qu'avoir raison
avant le moment où la vérité éclate aux yeux de tous. Ce qui me
condamne aussi c'est qu'elle n'est pas près de me pardonner de ne
pas ouvrir la voie de la société bonne et de ne pas tenter
d'enseigner la méthode pour y accéder.Et vous, qu'en pensez-vous? Vaut-il mieux, dans
ce cas, être Sartre ou Aron? Sartre vainqueur mais dans l'erreur,
ou Aron vaincu mais dans le vrai?
R. A. - C'est une question qui n'a pas
grand sens.
Posons-la autrement: à quoi sert Sartre ayant
tort? À quoi sert Aron ayant raison?
R. A. - Ce que je crois catastrophique, ce
qui lui sera reproché un jour, c'est d'avoir utilisé sa virtuosité
dialectique et des sentiments généreux pour justifier
l'injustifiable. D'avoir, si vous voulez, déployé des trésors
d'ingéniosité pour essayer de démontrer qu'on ne pouvait pas être
contre Staline et qu'il fallait au moins être proche de lui. Alors
qu'en revanche on dira peut-être un jour, si l'on s'intéresse
encore à lui ou à moi, que je n'ai jamais justifié l'injustifiable
par raison dialectique. Je n'ai jamais justifié Pinochet. Je n'ai
jamais justifié Staline ni Hitler.
Vous parliez à l'instant du caractère
"terriblement daté" d'une partie de vos travaux. Et, effectivement,
je m'étonne de ce que, sur la question du marxisme par exemple,
vous n'ayez jamais écrit que des livres de circonstance, des livres
polémiques, dirigés contre tel ou tel. Jamais le grand livre sur le
marxisme que vous annoncez depuis si longtemps…
R. A. - Vous savez, le grand livre sur le
marxisme, c'est un peu une idée fausse. J'en ai moi-même plusieurs
fois parlé mais c'est une idée fausse. Et d'abord parce que la
pensée de Marx est une pensée extrêmement complexe, qui a connu
plusieurs époques successives, qui utilise un système conceptuel
bien déterminé. Et qui, surtout, est simultanément économique,
philosophique et sociologique. Marx, comme disait Schumpeter, est
tout cela à la fois, et par-dessus le marché prophète. De sorte
qu'il est presque impossible de lui consacrer un livre qui ne soit
pas un livre partiel.
Vous avez pourtant fait, naguère, une série de
cours en Sorbonne portant sur l'ensemble de l'œuvre…
R. A. - Oui, bien entendu. Mais si
j'essayais de transformer ce cours en livre, cela donnerait un
ouvrage de cinq cents ou six cents pages, cela m'ennuie à l'avance,
et je ne crois pas que j'apporterais une interprétation originale
par rapport à l'ensemble de la littérature marxiste déjà existante.
En fait, j'imagine mal un savoir total sur Marx qui apporte
effectivement du nouveau.
Il y a tout de même eu, aux antipodes, bien
sûr, de ce que vous pourriez faire, la tentative d'Althusser à
laquelle vous ne pouvez tout de même pas dénier le mérite de
l'originalité.
R. A. - Vous avez tout à fait tort. Tout le
monde savait depuis longtemps qu'il y a deux manières d'interpréter
philosophiquement Marx. L'une, à partir de Hegel, qui aboutit à
Lukàcs et, au-delà de Lukàcs, à Merleau-Ponty. Et l'autre, qui
choisit de considérer le système capitaliste comme un objet
historique et essaie de penser les lois de cet objet
historique.
Sans doute. Mais il n'y avait pas que cela chez
Althusser. Il y a aussi l'idée que ces deux tendances se succèdent
dans l'œuvre de Marx. Comme il dit: une "coupure épistémologique"
qui partage l'œuvre en deux…
R. A. - C'est effectivement une idée neuve
mais c'est aussi une idée fausse. Il est parfaitement clair que les
deux tendances se combinent et ne se succèdent pas. Que l'étude des
lois de fonctionnement de l'objet capitaliste (première tendance)
ne sert à rien d'autre qu'à l'étude de l'évolution et du destin du
régime capitaliste (deuxième tendance). Pas trace d'une œuvre
épistémologique.
Au fond, Marx vous intéresse moins comme tel
que parce qu'on en a fait. Vous ne perdez pas une occasion de
dénoncer tel ou tel "marxisme imaginaire"; jamais vous ne vous
attaquez à la source, Marx même.
R. A. - C'est que l'œuvre proprement
spécifique,
"Marx même"
, comme vous dites, le noyau en quelque sorte, appartient désormais
à tout le monde. Aux non-marxistes comme aux marxistes. Là-dessus,
il n’y a plus de débat. Et tout a été dit. En revanche, les
lectures politiques, les lectures partisanes, ont, elles, des
effets redoutables, que je me dois de dénoncer.Quels sont ces effets? Quelle est la fonction
du marxisme, aujourd’hui, en 1976?
R.A. – C’est difficile à dire parce qu’il y
a en fait deux marxismes, et les dissidents russes mettent
parfaitement ce paradoxe en lumière. D’un côté, il est la
justification d’un régime qui existe, le principe de légitimité du
despotisme de parti unique. De l’autre, en Occident, il a une
fonction inverse, une fonction critique, contre la société établie.
Le résultat est que, quand les dissidents russes arrivent, ils sont
bouleversés par l’attachement de l’
intelligentsia
occidentale à l’idéologie qui, chez eux, sert d’alibi à la terreur.
Relisez la page où Soljenitsyne exprime son refus de rencontrer
Sartre: opposition frappante de la révolte contre un régime qui se
réclame du marxisme, et d’une révolte qui invoque le marxisme et
qui s’en fait une arme.Précisément. Et votre erreur est peut-être trop
souvent de faire l’amalgame entre ces deux marxismes…
R.A. – Non, je ne les confonds pas. Mais je
dis simplement que, quand les marxistes occidentaux parlent de
dictature du prolétariat, il s’agir d’un calembour politique. Quand
ils disent que le pouvoir du parti unique est le pouvoir du
prolétariat, c’est un calembour qui n’a strictement aucun sens, ni
en soi ni par rapport à Marx. Mais qui a eu, en revanche, en Union
soviétique, des effets bien précis et qu’on ne connaît que
trop…
Même le Parti communiste français renonce à
cette notion de dictature du prolétariat.
R.A. – Oui, mais tant qu’on en restera là,
tant que Georges Marchais se contentera de dire qu’il ne veut pas
de la dictature du prolétariat, tant qu’il ne dira pas que c’est un
calembour d’appeler dictature du prolétariat un régime de parti
unique, son discours restera un tissu de mauvaises
plaisanteries.
Au fond, votre grand livre sur le marxisme,
ç’aurait pu être le système des interprétations de Marx, une table
raisonnée des déviations.
R.A. – Tâche impossible parce qu’infinie.
Il y a beaucoup trop de marxistes. Il y a beaucoup trop
d’équivoques. De sorte que personne ne peut prétendre en
reconstituer le système.
C’est pourtant bien ce que vous avez tenté sur
Clausewitz.
R.A. – Les choses sont différentes. Il y a
quelques équivoques fondamentales chez Clausewitz. Elles sont
finalement peu nombreuses. Deux ou trois peut-être, contre une
bonne douzaine dans le cas de Marx. Sa postérité n’est pas
considérable et ceux qui l’ont lu étaient à quelques exceptions
près incapables de le comprendre: des militaires qui ne pouvaient
pas comprendre la manière de s’exprimer de cet homme… Autrement
dit, il était possible, sinon facile, de faire ce que j’avais envie
de faire. C’est-à-dire démontrer, premièrement, qu'on peut
parfaitement essayer de reconstituer le projet et le système d'un
grand auteur. Et, ensuite, à partir de cette reconstitution, suivre
les interprétations successives et la destinée posthume de l'œuvre
et du projet.
Pourquoi, d'ailleurs, ce livre? Pourquoi, si
tard, votre premier travail proprement érudit? Pourquoi avoir
choisi d'écrire le livre majeur sur Clausewitz au lieu de celui sur
Marx qu'on attendait?
R. A. - Pour deux raisons très simples.
D'abord parce que je suis entré au Collège de France et que je
devais démontrer à mes collègues que mes exercices divers ne
m'empêchaient pas d'écrire un livre à caractère scientifique.
Ensuite parce que ce livre fondamental sur Clausewitz n'existait
pas. Il n'existe rien en Allemagne qui soit comparable au livre que
j'ai écrit. Qu'il soit bon ou mauvais, ce n'est pas à moi d'en
juger: mais il est sûr qu'on n'avait encore jamais tenté cette
reconstruction systématique de la pensée clausewitzienne à travers
ses étapes successives. Songer que personne n'a élaboré, à ma
connaissance, les deux concepts fondamentaux, celui de
polarité
et celui d'
Ausweg
, qui est le substitut de la synthèse dans la dialectique
clausewitzienne. Autrement dit, tout était encore à faire, et d'une
certaine manière cela m'a davantage amusé de consacrer trois ans à
Clausewitz qu'encore trois ans à Marx.Est-ce qu'il n'y a pas encore autre chose? Car
au fond: Machiavel, Max Weber, maintenant Clausewitz…, tous les
hommes qui vous ont fasciné sont des intellectuels qui ont rêvé de
jouer un rôle dans l'histoire et qui en ont été frustrés.
R. A. - C'est en partie vrai.
Regrettez-vous de n'avoir pas été vous-même un
homme d'action?
R. A. - Le problème n'est pas là. Si j'ai
de l'amertume ou du regret par rapport à mon passé, ce n'est pas
sur ce plan-là. Si j'ai des regrets, c'est de ne pas avoir donné le
meilleur de moi-même au plan intellectuel. De m'être dispersé dans
des polémiques qui, au fond, après coup, m'intéressent peu.
J'ai tout de même en mémoire votre leçon
inaugurale au Collège de France, un article sur Machiavel et Marx…
Vous êtes manifestement hanté par le thème du "conseiller du
prince"…
R. A. - Précisément: je crois m'être tenu,
du point de vue que vous dites, à égale distance de Marx et de
Machiavel. Je n'ai jamais voulu être le confident de la Providence,
et je n'ai jamais trouvé le prince qui m'accepte comme conseiller.
J'ai toujours voulu, en fait, me tenir à la fois dans l'histoire et
en dehors. Regarder l'histoire se faisant comme si elle était déjà
une histoire faite. Mais en me refusant au même moment la facilité
de ne pas m'engager.
C'est contradictoire.
R. A. - Non. Cela signifie que je me suis
engagé dans un certain nombre de causes, mais que je ne me suis
jamais pour autant mis au service d'un parti et que je n'ai jamais
déclaré non plus que ma position était la seule légitime. Je me
suis engagé donc, mais autrement que Sartre; et c'est là, je vous
le disais, le fond de nos dissentiments. Tout cela est problématisé
dans mon "Introduction à la philosophie de l'Histoire".
Un exemple?
R. A. - Prenons, si vous voulez, l'exemple
des circonstances où ma prise de position a paru la plus
paradoxale: la brochure où j'annonçais que l'indépendance
algérienne était inévitable et qu'il fallait négocier. Elle date du
printemps de 1957 mais elle avait été écrite un an auparavant sous
forme de note remise à Guy Mollet… Eh bien, par cette prise de
position politique, je me suis trouvé en dehors de tous les partis.
Et cela parce qu'au fond je n'aurais jamais pu dire que les tenants
de l'Algérie française étaient "des chiens". Et que je ne pensais
pas qu'ils fussent moralement coupables.
Voulez-vous dire que vous êtes trop non
conformiste?
R. A. - Exactement. Et, en même temps, que
je n'ai pas les qualités qui font un homme politique. Quand j'étais
au cabinet de Malraux, par exemple, je me rendais compte que je
n'avais pas d'ennemis dans la classe politique tant que je me
contentais d'écrire. Mais je sentais l'hostilité dès qu'on me
soupçonnait d'avoir d'autres ambitions. Et puis surtout je suis
trop impatient et c'est impardonnable pour un homme d'action. Je ne
suis jamais arrivé à écouter les discours interminables. Pour faire
de la politique, il faut être patient. On est injuste envers les
politiques, on ne pense pas assez de quel prix ils paient leur goût
du pouvoir.
C'est Chateaubriand qui disait que nul n'est
plus intolérable à l'homme d'action que l'intellectuel. Et Mme de
Staël "agaçait" Napoléon…
R. A. - Il faut reconnaître une chose: j'ai
toujours été en mauvais termes avec les hommes au pouvoir. Même
quand ils suivaient une politique peu éloignée de celle que, dans
l'abstrait, je préconisais. Même Pompidou, avec lequel, au moment
de son élection, j'ai eu d'excellentes relations, n'a pas tardé à
ne plus supporter mes articles critiques… Tenez: je vais vous
donner un autre exemple. Quand l'affaire de la C.E.D. a commencé,
j'ai critiqué l'entreprise. J'ai dit qu'elle conduirait à une
crise. Qu'on ne pouvait pas avoir des guerres coloniales au dehors,
une armée française hors des frontières, et s'unir au même moment,
militairement, avec l'Allemagne. Et, par-dessus le marché, l'Europe
au niveau du bataillon, ça me paraissait farfelu…
"Vous êtes extraordinaire
, avais-je dit à Robert Schuman,
vous ne voulez pas des Allemands comme alliés
et vous les voulez comme compatriotes. "
À quoi je ne sais plus quel parlementaire socialiste m'avait
répondu:
"Vous êtes impossible. On ne peut jamais
compter sur vous. D'après vos convictions vous auriez dû être un
partisan ardent de la C.E.D…"
Vous avez donc raison. Je n'ai pas cessé d'"agacer" les hommes au
pouvoir.Quand on s'appelle Raymond Aron et qu'on
ambitionne de peser sur le cours de l'histoire, il n'y a qu'une
solution possible: se rallier à une figure qui incarne la grandeur
de l'État. En somme, il vous a manqué d'être gaulliste pour être le
Kissinger français…
R. A. - J'étais gaulliste au moment du
R.P.F. Et j'ai eu, à l'époque, un certain nombre de conversations
avec le Général. Et vous avez raison: je pense aujourd'hui que
j'aurais dû me rallier inconditionnellement pour pouvoir exercer
sur lui une certaine influence. Et, d'ailleurs, je le pressentais
dès cette époque: c'était même une des raisons de ma présence au
R.P.F.
Pourquoi l'avez-vous quitté?
R. A. - Je ne l'ai pas quitté. Le R.P.F.
s'est décomposé. Et puis il restait le souvenir de Londres et des
conflits de l'émigration. Mais nous en parlerons un autre
jour.
Et en 1958, au moment du retour au
pouvoir?
R. A. - La raison pour laquelle je ne suis
pas redevenu gaulliste à cette époque? C'est que je ne suis
machiavélien qu'en théorie. Et je ne pouvais pas supporter, après
avoir écrit pour l'indépendance algérienne, de me rallier à de
Gaulle à l'ombre de Michel Debré. Je suis trop homme de pensée, pas
assez homme d'action, si vous voulez, pour avoir, comme Malraux, un
loyalisme personnel total. J'étais incapable d'accepter les prises
de position successives du Général en pariant qu'à la longue il
ferait ce que je considérais comme juste. Oui, c'est ce qui m'a
toujours distingué d'un homme comme Malraux. En fait, il aurait
fallu que je cessasse d'écrire et que je devinsse un simple
conseiller dans l'ombre d'un bureau.
Quels étaient vos rapports personnels avec de
Gaulle?
R. A. - Je dois dire que je n'ai jamais eu
d'atomes crochus avec lui. Il répondait toujours courtoisement à
mes livres par de petites notes qui étaient fort intéressantes.
Mais, dans les conversations privées que j'ai pu avoir avec lui, je
n'ai jamais été ébloui autant que d'autres, ni par sa connaissance
du monde ni par la force de ses idées politiques. C'était cependant
un grand homme. Indéniablement. Disons qu'on sentait la force de sa
présence…
De Gaulle n'aimait guère les intellectuels. Ce
n'est pas le cas du président actuel…
R. A. - En ce qui concerne de Gaulle, je ne
serais pas aussi affirmatif que vous. Quant à Valéry Giscard
d'Estaing, je sais par exemple qu'il est un grand admirateur
d'Alexandre Kojève, fondateur des études hégéliennes en France et
disparu en 1968…
Et de Raymond Aron, apôtre infatigable du
libéralisme et de l'anticommunisme?
R. A. - Je crois qu'il lit mes
articles.
Avez-vous de bonnes relations
personnelles?
R. A. - Ce qui est sûr, c'est que c'est un
homme avec lequel il n'est pas impossible de dialoguer. Cela dit,
je n'ai jamais eu de relations ni intimes ni personnelles avec lui.
Nos contacts ont été rares. Il appartient à un milieu très
différent du mien.
Vous étiez partisan de sa candidature à la
présidence de la République avant même qu'elle ne fût
déclarée…
R. A. - Oui, et je le lui avais dit dès
1973, en pleine campagne législative, quand il m'avait téléphoné à
propos d'un article qui s'appelait "le Cercle carré", où je
dénonçais les aberrations économiques du "Programme commun". Je me
souviens avoir eu avec lui, à cette occasion, une intéressante
conversation…
Vous en avez sans doute en d'autres
depuis…
R. A - Oui, quelques-unes. Sur les
problèmes de stratégie nucléaire, par exemple, qu'il connaissait
jusque-là fort mal. Une autre sur les problèmes du Proche-Orient.
Une autre encore à son retour de Moscou.
Il y a aussi votre rôle au "Figaro", qui est
devenu directement politique.
R. A. - Mon rôle au "Figaro" n'est pas
sensiblement différent de ce qu'il a toujours été depuis vingt-cinq
ans. Même si j'écris un peu plus fréquemment… Même si j'exerce un
peu plus d'influence sur la rédaction du journal…
Ce rôle, vous le disiez vous-même au début de
cet entretien, est de donner bonne conscience aux classes
conservatrices. N'éprouvez-vous jamais d'amertume à songer que vous
êtes devenu un maître à penser zélé de la bourgeoisie cynique et
repue?
R. A - Votre question est biaisée. Je
pourrais de la même manière demander aux intellectuels de gauche
s'ils ne sont pas fâchés d'être la bonne conscience de Bouvard et
Pécuchet ou de Monsieur Homais. Je pourrais demander à Jean-Paul
Sartre s'il n'est pas fâché d'avoir donné bonne conscience aux
séides de Staline… Disons que je continue de me battre
intellectuellement pour défendre certaines valeurs auxquelles je
tiens. Pour permettre à la France libérale de survivre et de
continuer d'exister. Qui m'aime me suive: on choisit ses
adversaires, on ne choisit jamais ses alliés.
Quelles sont ces "valeurs" auxquelles vous
dites tenir?
R. A. - Ce sont très exactement les mêmes
que celles auxquelles Jean Daniel ou vous-même tenez. Mais vous
vous imaginez à tort que l'alliance socialo-communiste peut
gouverner la France dans l'Europe actuelle sans mettre ces valeurs
en péril. Je crois que vous vous trompez. Peut-être y aura-t-il
demain un desserrement de la vie politique française qui permettra
au P.S. de participer au gouvernement avec des chances de réussite.
Mais, pour l'instant, je pense que Jean-François Revel a raison. Le
chemin qu'a choisi François Mitterrand, que je respecte, débouche
sur le vide, ou, si vous préférez, dans une impasse.
Vous n'avez pas répondu à ma question. Je ne
vois toujours pas ce que sont ces valeurs…
R. A. - Si je n'ai pas répondu, c'est
qu'elles sont immédiatement données. C'est que ce sont les valeurs
fondamentales du libéralisme. Les valeurs fondamentales nécessaires
au maintien d'une société tolérable. Des valeurs dont la survie
exige la survie d'une Europe non dominée par l'U.R.S.S. Or, dans
l'Europe actuelle, il faut une bonne dose d'illusion pour croire
qu'un gouvernement Mitterrand-Marchais sauvegarderait les libertés
dont il rédige tous les jours la charte.
Y a-t-il, dans ce libéralisme que vous invoquez
sans le définir, autre chose que l'alibi d'une profonde
résignation? En politique comme en philosophie…
R. A. - Je ne suis nullement un résigné,
comme vous dites.
Mais il y a autre chose dans votre
répétition infatigable de la même question. Vous suggérez que je
n'ai rien fait d'autre que de dénoncer le marxisme-léninisme, rien
fait d'autre que donner des arguments ou bonne conscience aux
privilégiés. Or là, pour une fois, je me défendrai moi-même et je
vous dirai que vous caricaturez. Pour l'essentiel, mes livres,
depuis "l'Introduction à la philosophie de l'histoire" jusqu'à
"Clausewitz" en passant par "les Dix-huit Leçons de la société
industrielle", "la Lutte de classes", "Paix et Guerre entre les
nations", constituent une tentative d'ensemble, philosophique et
historique, pour repenser les problèmes du marxisme tels qu'ils se
posent en notre siècle. Un effort pour comprendre le monde dans
lequel nous vivons afin que notre action, toujours aventureuse,
soit aussi éclairée que possible. Mon influence, si influence il y
a, a été de rendre intelligible notre siècle et de défendre une
certaine morale de l'action. Mes livres de polémique – "l'Opium des
intellectuels" ou "les Marxismes imaginaires" – s'expliquent par le
milieu parisien et répondaient à une tâche de salubrité
intellectuelle.
Même dans les articles je communique une
certaine vision plus souvent que je ne m'abandonne à la polémique.
Cela dit, je ne suis pas un réformateur social; je prends des
positions catégoriques sur les enjeux essentiels: le stalinisme,
l'Algérie, la croissance économique, la liberté. Sur les problèmes
particuliers, j'hésite souvent à cause de la complexité technique
de nos sociétés.
Quant à mon conservatisme, en fait le refus
de l'utopie ou du prophétisme, vous oubliez que nos sociétés se
transforment d'elles-mêmes sans que les gouvernements ou les
intellectuels en décident ainsi. La transformation de la France
depuis vingt ans compte plus que la nationalisation éventuelle de
quelques groupes industriels. C'est pourquoi le conservatisme
d'aujourd'hui diffère radicalement de celui d'hier, qui refusait la
modernisation alors que je l'accepte pleinement. Notre débat ne
porte pas sur la sauvegarde des valeurs libérales en une société de
plus en plus technicienne qui risque de devenir de plus en plus
écrasante, mais sur les moyens ou, comme vous dites, sur le modèle
de société. Or vous, à gauche, vous restez obsédés par les
nationalisations et la planification et je crois que vous vous
trompez. Le chemin que choisissent les socialistes français (mais
non les Allemands) conduit à moins d'efficacité et moins de
liberté.
Je suis si peu résigné que je continuerai à
me battre pour l'option libérale et contre l'option socialiste de
la société industrielle tant que la biologie me le permettra.
Propos recueillis par Bernard-Henri Lévy