Dix ans après la guerre: Situation et tâches de
la France. Les conditions politiques du progrès économique
Le Figaro
5-6 novembre 1955
Les querelles doctrinales, le plus souvent,
n'ont guère de rapport, en France, avec les questions qui se posent
réellement. Le choix, en 1945 ou en 1946, entre la répartition
administrative et le marché libre du pain ou de la pomme de terre
n'avait rien à voir, raisonnablement, avec les préférences
dirigistes ou libérales. Il y a bien, à l'heure présente, certaines
décisions qu'influencent nécessairement des considérations de
doctrine. Mais il est frappant de constater que les actes des
différents ministres des Finances ont beaucoup moins différé que
leurs paroles.
Les amis de M. Mendès-France ont répandu le
bruit d'un plan de réformes, tout prêt, que le vote de défiance de
l'Assemblée aurait empêché de mettre en application. Il s'agit
évidemment d'une légende: non pas que M. Mendès-France n'ait eu
probablement quelques projets judicieux, mais il était hors d'état
de concevoir - ou d'appliquer - une réforme d'ensemble dans les
circonstances présentes. Le temps, un gouvernement stable réduiront
peu à peu le protectionnisme excessif qui freine le progrès,
orienteront les moyens de production des secteurs excédentaires
vers les secteurs où subsiste la pénurie, où l'exportation est
possible. Il est fâcheux de laisser croire que la reconversion est
la définition d'une politique, alors qu'elle est l'expression de la
réalité quotidienne.
Secteur public et secteur privé
Il n'est pas de thème sur lequel les
modérés aient autant insisté quand ils étaient dans l'opposition
que l'excès de dépenses publiques. Depuis 1951, les modérés n'ont
cessé de participer au gouvernement: les dépenses publiques ont
continué de croître, un peu à cause du régime politique lui-même,
beaucoup à cause de circonstances contraignantes.
Personne ne propose de réduire massivement
le budget militaire, qui se situe entre 900 et 1.000 milliards par
an. Les dépenses civiles du gouvernement peuvent être
"échenillées", le coût de certains services (enseignement) ou de la
dette publique s'élève régulièrement et fait équilibre aux
économies réalisées ici et là. Il faudrait amputer les subventions
économiques pour atteindre à deux ou trois cents milliards
d'économie.
Comme tous les hommes politiques sont
convaincus de l'impossibilité de réduire substantiellement les
dépenses publiques, ils sont également d'accord sur la nécessité de
l'expansion. Faute d'une augmentation continue du produit national,
le problème financier déjà difficile (les dépenses globales de
l'État dépassent de quelque 1.000 milliards les recettes)
deviendrait insoluble.
À partir de cette nécessité première, les
dirigeants s'efforcent de manœuvrer au plus près entre le double
risque de l'inflation et de la stagnation. Ils ont et auront de
plus en plus tendance à aller jusqu'à l'extrême de l'expansion
possible sans péril trop grand pour les prix. Sans doute peut-on
hésiter sur la part à faire à l'épargne privée et au financement
public des investissements, une équipe du centre gauche penchant
vers le deuxième, une équipe du centre droit vers le premier terme
de l'alternative. Mais les deux équipes seraient soucieuses de
favoriser l'épargne, de provoquer un abaissement du taux d'intérêt
à long terme. Et les dépenses de l'État sont déjà assez
considérables pour que même un ministre des Finances socialiste
hésite à les accroître encore. Les transferts de dépenses du budget
militaire vers les investissements exigeraient une pacification de
l'Afrique du Nord. Il faudrait une dévaluation pour supprimer d'un
coup une partie importante des subventions économiques.
Les conceptions des experts, de droite ou
de gauche, sont, à l'heure présente, à peu près uniformément
keynésiennes. Il n'est pas vrai que la gauche soit pour l'expansion
et la droite pour la stagnation, il est à craindre, mais non à
espérer, que la gauche ne soit indifférente au péril de
l'inflation.
Le choix
Y a-t-il des choix à faire, pour reprendre
une expression qui était à la mode sous le ministère Mendès-France?
Je pense, en effet, que certains choix s'imposent mais ils ne sont
pas clairement déterminés par l'appartenance à un parti ou à un
autre.
On a décidé, il y a trois ans, de
stabiliser les prix à un taux de change que l'on savait trop élevé.
Depuis lors, l'écart entre les prix français et les prix étrangers
s'est quelque peu réduit. On a réalisé l'équivalent d'une
dévaluation en dégrevant les exportations et en instituant une taxe
spéciale sur les importations. Un jour ou l'autre, il faudra bien
sortir de l'artifice, même si les Britanniques n'en fournissent pas
l'occasion en laissant flotter la livre.
Un deuxième choix, à plus longue portée,
concerne la politique commerciale du pays. Nos gouvernants ont
promis à nos partenaires européens de franchir de nouvelles étapes
vers la libération des importations. Un taux de change raisonnable
est la condition nécessaire à l'ouverture des frontières à la
concurrence extérieure, elle n'est pas la seule condition. Trop
souvent le gouvernement prend des mesures qui pénalisent les
producteurs français par rapport aux producteurs étrangers et
s'étonne ensuite que les premiers réclament une protection. Le
choix d'une politique commerciale ne peut pas avoir le caractère
d'un oui ou d'un non, protectionnisme ou libre-échange, il s'agit
de degré ou de modalités. Mais si la France s'engage dans le sens
d'un libre-échange européen ou d'un marché commun, certaines
nécessités en résultent.
Le troisième choix porte sur le cadre où
nous situerons notre politique commerciale. Quelle place
donnerons-nous à l'Europe, à l'Union Française dans nos plans à
long terme?
Le quatrième choix, et c'est probablement
le plus grave, concerne notre agriculture. Il est facile de dire
qu'il faut réduire les productions excédentaires et difficiles à
exporter, vin, blé, sucre, au profit de la viande et des produits
laitiers. Mais ces orientations sont techniquement difficiles. On
ne voit pas comment supprimer certains excédents (céréales) ni
comment les prix de ces produits pourraient être ramenés au niveau
mondial.
Aucun de ces choix ne présente de caractère
proprement politique. Il y a, dans chaque parti, des
dévaluationnistes et des partisans du maintien du taux de change
actuel, des libéraux et des protectionnistes, des Européens et des
antieuropéens, des doctrinaires et des adversaires de l'expansion
agricole.
Dans les années qui viennent, les tâches
économiques ne devraient pas diviser profondément les
Français.
Réformes sociales et réformes
économiques
On s'étonnera peut-être que je n'aie pas
mentionné, parmi les tâches des prochaines années, les réformes
sociales qui répondraient aux revendications des électeurs de
gauche et d'extrême-gauche. La raison en est simple: les
améliorations sociales ne dépendent plus aujourd'hui de mesures
dites d'ordre social, elles dépendent du progrès économique et de
l'action politique.
La part des salaires redistribuée par
l'intermédiaire des organismes de Sécurité sociale est considérable
(environ le quart de la masse des salaires), elle ne saurait être
utilement accrue. Bien plutôt serait-il souhaitable que la charge
de sécurité sociale en pourcentage des salaires directs fût
réduite. Des retouches à la législation sociale sont possibles ici
et là, mais un grand programme de construction de logements
(300.000 à 350.000 par an) contribuerait à atténuer les causes de
mécontentement, alors que l'extension des transferts sociaux
risquerait plutôt de les aggraver.
Quant à l'augmentation des salaires, elle
est aujourd'hui tenue pour normale et les travailleurs attendent et
réclament régulièrement une hausse des taux de salaires, dont la
hausse des prix ne leur enlève pas le bénéfice. On peut espérer
qu'une expansion continue permettra de satisfaire cette
revendication, mais on doit craindre que l'impatience, souvent
légitime, ne compromette les conditions mêmes de l'amélioration
souhaitée autrement dit ne déclenche l'inflation ou ne réduise les
disponibilités pour les investissements. L'expansion du produit
national, l'élévation des salaires de 1953-1955 ont été obtenus
grâce à la réserve de capacité de production. Dans les années qui
viennent, un accroissement de cette capacité, grâce à des
investissements, sera nécessaire.
Ce n'est donc ni par la législation sociale
ni par la hausse des salaires que les gouvernements non communistes
devront tenir compte des désirs formulés par les électeurs qui
donnent leur voix au parti communiste, mais par des mesures contre
ces maux qui affectent l'économie française, crise du logement,
freinage du progrès. Ni la construction de logements ni
l'encouragement aux investissements n'appartiennent à un seul parti
ou ne sont contraires au programme des partis au pouvoir.
Le problème peut-être le plus grave est
celui de ce que l'on appelle aux États-Unis les
pressure groups
et, en France, les syndicats d'intérêts. Les subventions aux
productions excédentaires, l'office de l'alcool, n'ont pas été
créés et ne sont pas entretenus par la seule action de quelques
"féodaux", pour employer le jargon à la mode. Mais le fait est que
les dizaines de milliards que coûte, chaque année, l'office de
l'alcool ou l'assainissement du marché du vin font au régime et à
la France un mal hors de proportion avec l'argent perdu. Ils
enlèvent au régime un peu du prestige qui lui reste, ils suscitent
parmi les citoyens des sentiments qui oscillent entre le dégoût et
l'indignation. L'argument trop simple, qui traduit pourtant un
certain bon sens: il n'y a pas d'argent pour les maisons, il y en a
pour transformer les betteraves en alcool invendable, pénètre les
esprits. Et, ajoute-t-on, si l'État n'est pas capable de résister
aux pressions des intérêts privés, de quel droit exige-t-il encore
l'obéissance?