La Ve République ou l'Empire parlementaire
Preuves
novembre 1958

Au début de l'année 1958, un collaborateur du
Monde
avait écrit (je cite de mémoire): la question n'est plus de savoir
si
le général de Gaulle reviendra au pouvoir, mais
quand
. L'article avait frappé sans surprendre. Quelques lecteurs avaient été tentés de retourner la formule. Si le général de Gaulle devait revenir au pouvoir, l'événement ne pouvait être que prochain: la crise nationale créée par la guerre d'Algérie et la composition de l'Assemblée offraient à l'ancien chef de la France Libre, à l'ancien président du R.P.F., l'occasion unique. Une fois la paix rétablie en Algérie, la France n'aurait plus à résoudre de problèmes dont la difficulté dépasserait les capacités du régime. Mais le régime pouvait résoudre le problème d'Algérie. Le recours à de Gaulle était probable, bien que les Républicains sociaux (ex-R.P.F.) ne fussent pas moins discrédités que les autres partis, et que l'on n'observât presque aucun signe soit de révolte contre les institutions, soit d'enthousiasme pour le Libérateur.
Le général de Gaulle avait quitté le pouvoir volontairement au début de l'année 1946 non pour dire adieu à la politique mais dans la conviction que les parlementaires devraient bientôt faire appel à lui. L'histoire lui fit attendre douze ans l'accomplissement de ses prévisions.
Entre-temps, il avait multiplié les erreurs tactiques. Au moment où le premier projet de Constitution fut soumis au pays, il resta silencieux. Il prit position contre le deuxième projet à un moment où le M.R.P. était déjà engagé. Une fois la Constitution approuvée, il tenta d'obtenir la réforme des institutions en créant un parti "révisionniste", en d'autres termes, un parti dont le programme était centré sur le thème de la réforme constitutionnelle. Après des succès électoraux d'abord éclatants, le R.P.F. se présenta seul aux élections de 1951 contre les partis apparentés. Avec 20% des voix dans le pays et 130 députés au Palais-Bourbon, le R.P.F. pouvait exercer une influence mais non contraindre le "système" à capituler. Si le général de Gaulle avait lui-même dirigé son groupe, peut-être celui-ci aurait-il maintenu sa cohérence et dominé la législature. Il eût fallu que le général de Gaulle consentît à jouer le jeu parlementaire, qu'il devînt chef de parti et renonçât au personnage de héros national. Il en décida autrement et, en 1958, les événements lui ont donné raison. Mais en même temps ils ont donné tort à celui qui constitua le R.P.F. et descendit dans l'arène électorale. Nul ne peut être à la fois président d'un rassemblement et au-dessus des querelles. L'échec du R.P.F. était inscrit dans cette contradiction fondamentale.
La contradiction était aussi entre les pouvoirs qu'une démocratie parlementaire peut donner à un homme et le pouvoir auquel le général de Gaulle aspirait. Pouvoir selon la formule de Maurras, absolu et limité. Pouvoir de dire "oui" ou "non", de trancher dans les cas douteux, de prendre les décisions qui commandent le sort de la nation. Cette autorité monarchique n'est incompatible ni avec le fonctionnement constitutionnel de l'État, ni avec la légitimité démocratique, ni avec la libre expression des intérêts et des opinions. À la limite, on pourrait dire que Léon Blum lui-même, évoquant dans la réforme gouvernementale le monarque temporaire que devait être le Premier ministre, n'était pas loin d'une telle conception. La différence - mais elle est considérable - c'est que Léon Blum prêtait ce rôle monarchique au président du Conseil des ministres et que le général de Gaulle le réserve au président de la République. Dans un cas, le monarque temporaire est chef d'un parti, comme en Grande-Bretagne, ou d'une coalition de partis; dans l'autre, il se situe au-dessus des partis.
En démocratie parlementaire, un monarque temporaire qui n'émane pas des partis est normalement impossible. Il faut une catastrophe nationale ou, du moins, une conscience de catastrophe, pour que les partis et l'Assemblée abdiquent devant un homme. Il en fut ainsi en mai-juin 1958. Quatre mois après, la Constitution proposée au peuple de France fut ratifiée par 80% des électeurs métropolitains. Le général de Gaulle obtenait la confirmation triomphale du pouvoir qu'il jugeait nécessaire au salut du pays. Il était à la fois le
dictateur
auquel la république romaine confia plusieurs fois son sort, et le
législateur
dont les auteurs grecs ont rêvé. La Constitution de la Ve République est l'œuvre de Charles de Gaulle législateur. Le soin de trouver une issue hors de l'impasse algérienne appartient à Charles de Gaulle dictateur.
La situation bonapartiste
Seuls les observateurs sans souvenirs historiques s'étonneront du "oui" résolu de 80% des Français. Qu'on m'entende bien: je n'avais pas plus prévu que les préfets, les ministres ou le chef du gouvernement lui-même ce pourcentage des "oui". Après coup, les résultats me paraissent intelligibles en fonction de la conjoncture et du tempérament politique des Français.
L'état actuel de la France présente tous les traits par lesquels on peut caractériser la conjoncture bonapartiste. Les trois traits principaux sont: un climat de crise nationale, le discrédit du Parlement et des parlementaires, la popularité d'un homme. La crise nationale peut être créée par les conflits sociaux comme il y a un siècle, après la révolution de 1848 et les journées de juin, par la défaite militaire comme ce fut le cas en 1940, par la "perte de l'Empire" comme en 1958. Le discrédit du Parlement résultait, au temps de Louis-Napoléon, des mesures prises par l'Assemblée contre la presse, contre le suffrage universel, aujourd'hui de l'instabilité ministérielle et du spectacle tour à tour odieux ou ridicule offert par les délices et les poisons du système. Quant à l'homme autour duquel se cristallisent les émotions populaires, il est choisi par les circonstances autant que par son génie. Louis-Napoléon passait pour ridiculisé par ses équipées antérieures de Boulogne et de Strasbourg; son nom suffit à lui assurer le ralliement du parti de l'ordre, monarchiste en majorité, et des paysans acquis à l'héritier du grand Empereur. Le maréchal Pétain aurait probablement obtenu, dans l'été de 1940, une énorme majorité de suffrages. Le général de Gaulle n'avait pas de rival en juin 1958 pour le rôle du sauveur légal.
Peut-être les conspirateurs d'Alger avaient-ils songé à Jacques Soustelle ou à Georges Bidault, à un gouvernement de salut public plutôt qu'à l'ancien chef de la France combattante, que les libéraux de
L'Express
et M. Habib Bourguiba appelaient de leurs vœux. Mais Jacques Soustelle et Georges Bidault étaient condamnés à choisir entre une combinaison parlementaire, qui n'aurait eu de majorité qu'avec la menace des parachutistes, et un coup d'État qui risquait de mettre le feu aux poudres. Ni l'un ni l'autre ne pouvait être le chef charismatique acclamé tout à la fois par la gauche et par la droite, par les ultras et par les libéraux, par les Français d'Algérie et même par des Musulmans.
Le bénéficiaire de la conjoncture bonapartiste, qu'il s'appelle Louis-Napoléon, Boulanger, Pétain ou de Gaulle, qu'il soit un aventurier, un velléitaire, un vieillard ou un authentique grand homme, doit présenter une vertu propre: transcender les querelles françaises, être à la fois de droite et de gauche, unir la France d'avant à celle d'après 1789. Les Bonaparte sont et veulent être par essence des monarques issus de la révolution. Contre l'Assemblée bourgeoise, monarchiste, qui enlevait le droit de vote à des millions de Français, Louis-Napoléon incarnait la démocratie "dont la nature est de se personnifier dans un homme". Le général Boulanger avait d'abord été le protégé de Clemenceau et des radicaux; le maréchal Pétain avait été appelé, par Léon Blum, le plus humain de nos grands chefs militaires. Au reste, général ou maréchal, le chef de guerre n'appartient ni à la bourgeoisie ni au prolétariat mais à la nation tout entière au combat.
Le général de Gaulle, par son milieu d'origine, par sa formation intellectuelle, vient de la droite, mais il n'a cessé, depuis 1940, de se réclamer de la République, et il est évidemment convaincu - quelles que puissent être ses préférences intimes - que seul, en notre siècle, le suffrage universel confère la légitimité au gouvernants, que la liberté d'élection exige des partis multiples et le régime constitutionnel une Assemblée qui légifère et contrôle les ministres. "L'homme providentiel dans les mains duquel les destinées du pays sont remises" (pour citer un texte de Louis-Napoléon datant de 1847), bien loin de songer à une aventure personnelle, nourrit l'ambition de donner à la France des institutions enfin durables. Du même coup, nous apercevons la singularité de l'expérience.
Ce n'est pas la première fois que les Français cèdent à la tentation de transférer à un homme, et à un homme seul, les responsabilités qu'ils ne peuvent plus assumer eux-mêmes et que leurs députés paraissent incapables de porter. Les députés, en juillet 1940, au fond d'eux-mêmes, ne répugnaient pas à accorder les pleins pouvoirs au maréchal Pétain; comme en juin 1958, ils se sont résignés à les accorder au général de Gaulle. La menace des "divisions de Weygand" il y a dix-huit ans, celle des parachutistes il y a quatre mois, fournissaient un alibi aux parlementaires plus qu'elles ne contraignaient leur volonté.
Quel que soit le jugement que l'on porte sur la IIIe ou la IVe République, celle-là ne pouvait fonctionner sous l'Occupation, et celle-ci ne pouvait ni poursuivre ni arrêter la guerre d'Algérie.
Le recours à un "dictateur", au sens romain du terme, le désir, en période de crise, d'obéir à un pouvoir incarné dans un homme, ne sont pas, en eux-mêmes, phénomènes pathologiques. Clemenceau en 1917, Poincaré en 1926, Churchill en 1940, furent des chefs acclamés, bien qu'ils n'aient pas eu à briser le cadre parlementaire. Le cas français présente deux particularités: le souvenir de Napoléon, au siècle dernier, donnait le choix non entre deux mais entre trois régimes: à l'alternative de la monarchie et de la république s'ajoutait la monarchie révolutionnaire ou l'empire républicain, que symbolisaient les deux formules inscrites sur nos monnaies: République française, Napoléon Empereur. En dehors même du bonapartisme avoué, tous ceux qui ont vocation ou destin de chef charismatique se sont toujours donnés pour objectif une nouvelle Constitution. Le maréchal Pétain aurait rédigé - si les circonstances le lui avaient permis - une Constitution, et celle-ci n'aurait peut-être pas été très différente de celle que le pays vient de ratifier. Le général a fait approuver par 80% des Français une Constitution conforme à ses propres préférences, dès longtemps connues.
Les commentateurs aimeraient savoir ce qu'il entre, dans le vote du peuple français, d'hostilité à la IVe République, de confiance dans le général de Gaulle et d'espoir dans l'avenir. Par définition, un référendum ne permet pas de répondre à ces questions. Quelques faits seulement sont indiscutables, qui d'ailleurs posent des questions nouvelles.
Les hommes politiques qui ont pris position en faveur du "non", manifestement n'ont pas déplacé beaucoup de voix: ni M. Daladier à Avignon, ni M. Mendès-France à Louviers n'ont entraîné derrière eux la masse de ceux qui, d'ordinaire, les suivent. Les critiques ou les doutes de la classe intellectuelle, les motions des syndicats d'instituteurs ou de professeurs n'ont eu aucune influence sur les simples citoyens. Les cadres politiques de la nation, au moins pour l'instant, ont perdu l'audience des électeurs.
On objectera que ce référendum était truqué en ce sens qu'il était un plébiscite en même temps qu'un référendum, qu'il posait des questions différentes à Dakar et à Paris, et enfin qu'à Paris il posait des questions multiples auxquelles il fallait répondre par un seul mot. Il est vrai qu'on a voté pour ou contre le général de Gaulle plutôt que pour ou contre la Constitution, pour ou contre la Communauté. Mais les raisons d'hostilité auraient pu être multipliées par la diversité des questions: tel qui approuvait le renforcement de l'exécutif aurait pu être heurté par le droit permanent de sécession reconnu aux territoires d'Afrique. En fait, chacun a trouvé, dans l'ensemble qui lui était offert, des éléments qui l'ont incité à dire "oui".
Au-delà du "non" à la IVe République et du "oui" au général de Gaulle, il y avait un "oui" irrésistible à la réalité. À moins d'accepter un gouvernement de Front populaire, une majorité de "non" aurait débouché sur une crise inextricable. Non qu'un coup d'État militaire ou un débarquement de parachutistes fût réellement à craindre, mais un gouvernement non gaulliste et non allié aux communistes était proprement inconcevable. M. Mendès-France reprochait au général de Gaulle de n'avoir pas mis fin à la guerre d'Algérie en trois mois, mais les gouvernements de la IVe République n'y avaient pas mis fin en trois ans. Même le partisan d'un accord avec le F.L.N. avait de sérieux motifs de préférer le général de Gaulle à M. Mendès-France, parce que le premier offrait plus de chances que le deuxième d'une paix par négociation. Peut-être y avait-il peu de chance avec celui-là, il n'y en avait aucune avec celui-ci.
Le "non" ne pouvait avoir que trois sens, lointains ou subtils: ou bien prendre position pour ce qui viendrait après la Ve République, ou bien réduire la majorité inévitable et prévisible des "oui", ou bien obéir à sa conscience sans souci des conséquences. Le "non" pour après-demain est réservé aux professionnels de la politique, le "non" du calcul des pourcentages rebute légitimement le citoyen. Le "non" de ce que Max Weber appelait le
Gesinnungsethik
ne pouvait satisfaire les masses qui voulaient espérer et non désespérer.
Manifestement, le "oui" exprime un espoir. La meilleure preuve en est la désertion d'une fraction - au moins un quart, probablement plus - des électeurs qui avaient voté pour le parti communiste en janvier 1956. Par les sondages, on n'ignorait pas que les cinq millions et demi d'électeurs communistes n'étaient pas tous gagnés à la vision du monde de Staline et de Khrouchtchev. Quel que fût le mobile de leur vote - sentiment d'injustice, protestation contre le réel, dégoût de la "décadence" nationale, tradition d'hostilité à l'État - les progrès économiques de ces dernières années n'avaient pas modifié leur conduite électorale. L'accession au pouvoir du général de Gaulle a ébranlé leur opposition. Le chef charismatique a sur les masses ouvrières un ascendant que n'aura jamais le parlementaire. C'est par les mots d'ordre nationalistes, par l'espérance de grandeur collective que l'on peut au moins provisoirement ramener les "séparatistes" à la patrie.
Maladie imaginaire?
Il est difficile d'établir aujourd'hui un bilan objectif et honnête de la IVe République. L'unanimité contre le "régime aboli" ressemble à celle que l'on observait en 1940 contre la IIIe. Cette sévérité qui ne va pas sans injustices traduit au moins un sentiment sain: les Français en avaient assez d'être, par leur instabilité ministérielle, la risée du monde. Quelles qu'aient été les conséquences de cette instabilité, même si celles-ci étaient moindres qu'on ne le pense d'ordinaire, la fréquence des crises ministérielles discréditait le régime aux yeux des Français et des étrangers. À la longue, un pays ne peut obéir à ceux qu'il méprise.
Cela dit, bon nombre de Français, même réfléchis, attribuent en bloc au régime ce qu'ils déplorent dans le passé sans lui reconnaître le mérite de ce qui a été fait de 1945 à 1958. La IVe République a "perdu" l'Indochine, la Tunisie, le Maroc, mais l'erreur a-t-elle été de se battre pour les garder ou de ne pas consentir à une retraite de style britannique? En majorité, les hommes du 13 mai et les fondateurs de la Ve République souscrivent au premier terme de l'alternative. Je crois le deuxième vrai. Certes, nous pourrions trouver un accord apparent dans une formule intermédiaire: les gouvernements de la IVe République n'étaient pas assez forts pour imposer des réformes contre la volonté des porte-parole des Français établis sur place. L'opinion métropolitaine était divisée: le maintien de l'Empire fut présenté comme la continuation de la Résistance. En Indochine, l'ennemi était communiste; en Afrique du Nord, la France défendait sa dernière chance de puissance.
M. Georges Bidault, dont les contacts avec la réalité, toujours intermittents, sont devenus de plus en plus rares, continue, impavide, de plaider en faveur de la politique qui a partout échoué; il n'a pas de peine à montrer les inconvénients de l'indépendance tunisienne ou marocaine, il oublie l'impossibilité du maintien par la force. Le mouvement vers l'indépendance des peuples d'Asie et d'Afrique pouvait-il s'arrêter ou être arrêté aux frontières de l'Empire français? L'unanimité contre la IVe République dissimule un débat encore ouvert: qui avait raison de ceux qui refusaient ou de ceux qui acceptaient le dialogue avec les nationalistes en Indochine, en Tunisie et au Maroc? Qu'un autre régime eût été plus capable de mener à bien, par transition et sans violence, l'évolution des protectorats et colonies vers l'indépendance, j'y consens. Mais est-ce le "système" ou les ultras, fondateurs de la Ve République, qui ont empêché cette politique évolutive, prolongé le
statu quo
qui préparait l'effondrement?
Cette interrogation est décisive, car l'échec majeur de la IVe République, c'est "la perte de l'Empire". Pour le reste, le bilan est honorable. Dans la diplomatie, les grandes décisions furent justes: Alliance atlantique, réconciliation avec l'Allemagne, organisation européenne. On peut dire que la diplomatie d'après-guerre était imposée par les circonstances plutôt qu'objet d'un libre choix. On peut dire que l'action fût confuse, incertaine, souvent paralysée, je n'y contredirai pas. Mais à moins de confier à un homme les destinées de la République ou de manipuler les élections au point que l'Assemblée ne reflète pas la nation, comment les gouvernants marqueraient-ils une résolution inflexible si la classe politique, la masse elle-même est divisée?
Dans l'ordre économique, le bilan dépasse les espoirs les plus optimistes nourris en France au lendemain de la guerre. Ne multiplions pas les chiffres que tout le monde connaît ou devrait connaître, mais rappelons aux aboyeurs, les mêmes qui hier se prélassaient dans le système, que le relèvement de la natalité et l'expansion de l'économie ouvrent à la France des perspectives éclatantes de prospérité. L'industrie a progressé, au cours de ces dernières années, de 10% par an, la productivité industrielle de 5% à 8%, la production intérieure brute par tête d'habitant a augmenté de 34% entre 1949 et 1958, de 50% entre 1938 et 1956.
On répond que le système n'est pour rien dans ces progrès. Étrange mode de raisonnement: c'est le système, non les Français ou les nationalismes vietnamiens ou musulmans qui sont responsables de la perte de l'Empire. En revanche, ce sont les Français, et non le système, qui ont le mérite du relèvement économique.
Non que je veuille mettre au compte du seul système le dynamisme manifesté par la nation depuis douze ans. Mais le système, administration si l'on veut plutôt que ministres, a su établir des priorités, moderniser les industries de base, assurer le volume d'investissements indispensable. De 1930 à 1939, la IIIe République avait présidé au désastre de l'économie. De 1946 à 1958, la IVe République a présidé à une rénovation spectaculaire.
Cette rénovation s'est accompagnée d'inflation. La balance des comptes est en déficit; les groupes d'intérêts ont parfois dicté des décisions fâcheuses ou interdit les décisions nécessaires aux gouvernants. Tout cela est vrai. Je connais les ombres au tableau, je n'ai pas attendu les ides de mai pour les dénoncer. Malgré tout, quand j'entends nos nouveaux princes crier à tous les échos: "Jamais plus la IVe!", je ne puis m'empêcher de répondre par le souhait que la Ve, en matière économique, continue la IVe. Considérant les résultats de la période 1945-1958, l'économiste murmure: "Pourvu que cela dure!"
Pourquoi les Français ne savent-ils aucun gré à la IVe de la prospérité de ces dernières années? Beaucoup n'en ont pas conscience, selon un mécanisme bien connu de psychologie sociale. D'autres en ont conscience mais pensent que les progrès ont été accomplis en dépit du système. D'autres enfin ressentent plus les imperfections que l'ampleur de l'œuvre accomplie depuis la Libération. N'oublions pas que la croissance économique multiplie les tensions, éveille l'amertume des individus et des groupes pris de vitesse dans la course au mieux-être. Une population, depuis un demi-siècle stagnante, qui recommence à augmenter, une économie qui se lance avec retard dans l'industrialisation, 57 jeunes ou vieux pour 100 adultes: qu'on le veuille ou non, cette conjoncture doit entretenir un climat d'insatisfaction. Si l'on ajoute que la loi-cadre, préparée par M. Defferre, permettait de construire une communauté franco-africaine et qu'au bout de douze années de IVe République le parti communiste avait gardé ses électeurs mais perdu son dynamisme populaire et sa force d'attraction, on comprendra que l'on hésite entre deux formules: la France était un malade imaginaire, elle traversait la période la plus grave de son histoire. En une large mesure, il dépend des Français, et d'eux seuls, que la France soit décadente ou qu'elle soit au seuil d'un nouvel essor.
En profondeur, la guérison est en bonne voie. D'ici dix ans, par le rajeunissement de la population, la modernisation de l'économie, la France peut être le pays le plus vital, le plus prospère d'Europe occidentale. Encore faut-il que les Français acceptent de n'être plus au premier rang de la puissance et reconnaissent que la perte de l'Empire est une mutation historique qu'ils auraient pu mieux préparer mais non éviter; encore faut-il qu'ils ne répètent pas, en Afrique noire, les fautes commises en Afrique du Nord, et qu'ils n'interdisent pas à nos partenaires d'Afrique de rester français à leur façon, c'est-à-dire de réclamer et d'obtenir l'indépendance dont nous leur avons nous-mêmes enseigné, par le culte de la souveraineté romaine, la valeur sans pareille; encore faut-il que la France, sans renoncer à sa mission africaine, ne se charge pas d'obligations au-dessus non de ses ambitions mais de son potentiel productif. Encore faut-il que la guerre d'Algérie ne se poursuive pas indéfiniment.
La France souffrait de mélancolie (la perte de l'Empire assimilée par erreur à une catastrophe nationale), elle souffrait de déchirements (du pays, de l'Assemblée, ne surgissait ni une volonté commune ni un gouvernement cohérent), elle souffrait aussi d'un mal réel: la gangrène algérienne qui menaçait de gagner peu à peu et l'Afrique noire et la métropole. La IVe République a buté sur l'obstacle de la guerre d'Algérie. Incapable de poursuivre la guerre, de la gagner ou de la terminer par négociations, elle a passé la main. L'impasse était-elle celle du régime ou celle de la France?
Les institutions et les problèmes
Selon une tradition bien établie, le général de Gaulle a commencé son entreprise par la rédaction d'un texte constitutionnel. Il a d'ailleurs obéi moins aux précédents qu'à son propre génie. Lui aussi, il tient les institutions, les règles du fonctionnement étatique pour décisives. La France glissait sur la pente à cause d'un mauvais système et en dépit d'hommes valables. Pour remonter la pente, il lui faut, une fois de plus, se donner une Constitution.
La Constitution de la Ve République est faite
pour
de Gaulle comme celle de la IVe était faite
contre
lui. La précédente ne lui offrait pas de place, celle-ci lui offre une présidence sur mesure.
On a déjà discuté la Constitution de la Ve République avec tant d'abondance et d'ardeur, au moins dans les milieux d'intellectuels et de professeurs de droit, que je me bornerai à indiquer mon propre sentiment, sans entrer dans les controverses.
L'idée directrice de la réforme a été, me semble-t-il, que la France, en raison de la structure des partis, ne pouvait trouver stabilité et efficacité de l'exécutif ni dans la méthode britannique ni dans la procédure américaine. Pour qu'un gouvernement, émanant de la majorité parlementaire, entraîne l'Assemblée, il faut que cette majorité soit faite d'un seul parti ou d'une coalition durable. Pour qu'un président élu au suffrage universel et un congrès, parfois d'opinions divergentes, coopèrent, il faut que le président soit le chef d'un grand parti. Si les partis, par leurs divisions, ne permettent ni contrat de législature ni régime présidentiel, le seul recours est de renforcer l'autorité de l'exécutif et de limiter l'action du législatif par diverses clauses constitutionnelles. Telle a été la voie choisie.
Conformément aux idées connues du général de Gaulle, le président de la République n'est plus un symbole, il détient une part du pouvoir. Il choisit le Premier ministre, dissout l'Assemblée, nomme à certains emplois civils et militaires, peut soumettre éventuellement les lois votées au référendum, il négocie les traités, il est le chef de la Communauté en même temps que le chef de l'État français. Élu par un collège électoral de quelque 80.000 élus, députés, sénateurs, maires, conseillers municipaux, il est une sorte de souverain. Les constituants de 1875 avaient espéré que le descendant des quarante rois qui en mille ans firent la France occuperait quelque jour le fauteuil provisoirement réservé au président de la République; rien ne permet de prêter pareil espoir au général de Gaulle.
Le président de la République désigne le Premier ministre, mais celui-ci est ensuite responsable devant le Parlement, Chambre des députés et Sénat. Il s'agit donc d'un régime parlementaire. Les précautions ont été toutefois multipliées pour éviter l'instabilité que l'on reproche unanimement aux deux dernières Républiques. Le parlementaire qui devient ministre perd son siège pour la durée de la législature: si la course au portefeuille était à l'origine de la fréquence des crises, les ministères désormais dureront. Le ministère ne peut être renversé que par un vote, à la majorité absolue des membres de l'Assemblée, d'une motion de censure (en théorie, les abstentions seront assimilées à des votes positifs). Une motion de censure ne peut être déposée que par 10% des députés et, si cette motion n'est pas adoptée, les signataires ne peuvent en déposer une autre durant la même session. Le Parlement ne siégera que pendant cinq mois et demi et le vote sera personnel.
Une dernière série de clauses organise le travail parlementaire, permet au gouvernement de promulguer des lois par ordonnances en certains cas, fixe de manière limitative les matières qui ressortissent au législatif, prévoit l'adoption automatique d'un texte sur lequel le ministère engage son existence à moins du dépôt d'une motion de censure, etc. Ajoutons que le Sénat retrouve le statut que lui donnait la Constitution de 1875 et que, à moins d'intervention gouvernementale, il sera capable d'opposer un veto permanent aux décisions de la Chambre.
Aucun des articles de la Constitution considéré isolément n'est en lui-même scandaleux. Tous ensemble nous ramènent à la monarchie constitutionnelle ou à l'Empire parlementaire du milieu du siècle dernier.
Seule l'Assemblée nationale est élue au suffrage universel direct. Or, elle est moins puissante que le président de la République, habilité à la dissoudre, et que le gouvernement, capable de lui imposer ses projets de loi. Le Sénat peut paralyser les réformes. Le Conseil constitutionnel interdit à l'Assemblée de se mêler de ce qui, d'après la Constitution, ne la regarde pas. La Constitution est aussi excessive que celle de la IVe République, en sens contraire évidement. Elle prépare un révisionnisme de gauche comme celle-ci a préparé un révisionnisme de droite.
Dans l'immédiat, avec le général de Gaulle comme président de la République, le fonctionnement des nouvelles institutions est assuré. Mais lorsqu'un homme détient en fait un pouvoir absolu, n'importe quelle Constitution - y compris celle de la IVe République - peut fonctionner. Le général de Gaulle n'avait pas besoin de cette Constitution pour gouverner tant que durera la guerre d'Algérie. Le jour où il ne sera plus là, que deviendra la Constitution d'un empire parlementaire avec un président de style Queuille, élu par les maires des communes de moins de deux mille habitants?
À terme, le danger est que le texte organise une sur-représentation de la France paysanne, c'est-à-dire le plus souvent de la France statique et traditionnelle, et une sous-représentation de la France urbaine et industrielle. Cette injustice apparaît dans le collège chargé d'élire le président de la République et aussi dans la restauration du Sénat conservateur, la plus grande erreur, à mon sens, commise par les constituants.
Dans l'immédiat, l'avenir dépend moins des textes que des élections et que des événements africains. L'Assemblée sera de toute manière disciplinée ou, si l'on préfère, "résignée". Elle maintiendra une façade libérale dans un régime qui sera, de fait, autoritaire. Mais si, à la faveur de la loi électorale et de l'enthousiasme gaulliste, la droite de MM. Roger Duchet, Jacques Soustelle et Georges Bidault parvenait à obtenir une majorité absolue, cette Assemblée introuvable risquerait d'entraîner le régime vers des aventures dont la plus facile et apparemment la plus payante serait la mise hors la loi du parti communiste. Les conséquences d'une telle mesure seraient, à mes yeux, catastrophiques à terme. La IVe République avait affaibli le parti communiste grâce à l'embourgeoisement des masses. La persécution lui rendrait un dynamisme révolutionnaire.
Le destin français sera déterminé plus encore par l'Afrique, par l'Algérie surtout, mais aussi par la Communauté avec l'Afrique Noire. Ici et là, l'action et les paroles du général de Gaulle ont été ambiguës, elles ne pouvaient pas ne pas l'être pour recueillir un assentiment quasi unanime. En Afrique noire, il a souscrit à la moitié de la thèse libérale: au milieu du XXe siècle, la France ne peut ni ne doit refuser aux colonies le droit à l'indépendance. La souveraineté française doit être acceptée par les populations et leurs représentants, et non maintenue par la force.
La Communauté est une combinaison de souveraineté française, d'autonomie interne des territoires africains et d'institutions semi-fédérales. Elle représente une étape et permet de concilier provisoirement la volonté impériale des Français avec les revendications africaines. Il aurait été préférable de négocier les termes de la Communauté avec les représentants de l'Afrique en partant de l'hypothèse de l'indépendance. Les renonciations à la souveraineté eussent été volontairement consenties et les territoires n'auraient pas été, sur ce point décisif, déchirés par la querelle entre tenants de l'indépendance immédiate et tenants de la Communauté (ou de l'indépendance à terme).
Beaucoup dépendra de l'attitude que le gouvernement prendra à l'égard de la Guinée. Par ses déclarations, le général de Gaulle s'est condamné à ne pas accorder à la Guinée qui a répondu "non" les avantages qu'il réserve aux territoires fidèles. Mais la suspension des prêts du F.I.D.E.S. n'est pas décisive. La question porte sur les modalités d'association avec la France, sur la poursuite ou l'arrêt des investissements privés, sur le maintien dans la zone franc. La rupture complète, le rejet de la Guinée hors de la zone franc et de l'Association des États prévue par la Constitution serait une erreur fatale que les super-patriotes incitent le général de Gaulle à commettre.
Les Anglais ne paient plus l'administration des territoires qui accèdent à l'indépendance, mais ils se gardent de crier très haut cette évidence. Et ils n'utilisent pas la menace pour que les colonies renoncent à l'indépendance. Les mêmes qui crient "l'argent ne compte pas quand l'honneur ou l'indépendance est en question" s'étonnent que nos disciples d'Afrique nous tiennent le même langage.
En ce qui concerne l'Algérie, le général de Gaulle a déçu tous les camps sans en désespérer aucun. Le rapprochement avec la Tunisie et le Maroc prépare la Fédération du Maghreb mais aussi l'isolement du F.L.N. Les Algériens devenus Français à part entière peuvent obtenir une autonomie qui n'exclurait pas une évolution ultérieure. Après le référendum un accord avec le F.L.N. est-il encore possible? Combien d'années faudra-t-il combattre le F.L.N., soutenu par le monde arabe? Ou le F.L.N. se désagrégera-t-il, lui aussi déchiré entre ultras et modérés?
Il se trouve toujours des millions de Français, dans des circonstances favorables, pour compenser leur hostilité coutumière à leurs gouvernants par des élans passionnels, cristallisant autour d'une personne, désignée par les événements. Faute d'intégrer au régime démocratique l'élément plébiscitaire, comme le font les régimes anglais et américain, la France oscille entre l'anonymat de parlementaires de deuxième ordre et l'éclat du chef charismatique. Le général de Gaulle est par excellence un chef charismatique, mais avec des ambitions historiques comparables à celles d'un Washington. Il ne veut ni prolonger la dictature romaine qui lui a été accordée par l'Assemblée, ni utiliser la fonction de législateur pour rendre son règne permanent.
J'ai exprimé mes réserves pour son œuvre de législateur, mais, que j'aie tort ou raison, là n'est pas l'essentiel pour l'instant. Deux questions se posent: sera-t-il entraîné, par les semi-fascistes ou par les colonels, plus loin qu'il ne veut aller dans le sens autoritaire? Réussira-t-il la synthèse de la volonté impériale des Français et des nécessités de notre siècle? En Afrique Noire, la synthèse sous forme de l'alternative "sécession ou communauté" est imparfaite, mais une évolution heureuse n'est pas exclue. Autrement difficile est la synthèse en Algérie, parce que les deux termes s'incarnent, l'un dans les Français, l'autre dans le F.L.N., et qu'il paraît aussi difficile de contraindre celui-ci que ceux-là, presque impossible de trouver un intermédiaire entre les slogans opposés, intégration et indépendance, ou de réconcilier les porte-parole de l'un et de l'autre.
Les dés ne sont pas encore jetés. Pour quelques mois, le général de Gaulle peut tout, même faire la paix en Algérie, et du même coup révéler aux Français qu'ils n'ont qu'à accepter la France telle qu'elle est, dans le monde tel qu'il est, pour que la route de l'avenir s'ouvre, toute droite, devant eux.
Le texte qui précède forme la première partie d'une étude, la seconde partie devant être publiée dans une prochaine livraison. Les pages ci-dessus ont été rédigées avant les décisions prises par le général de Gaulle concernant l'Algérie.
Politique française Articles 1944-1977
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