Deux milliards de dollars à récupérer
Le Figaro
16 décembre 1960
La démarche, spectaculaire et
incompréhensible, de M. Anderson à Bonn a permis à des
commentateurs ironiques d'évoquer le "plan Erhardt", contrepartie à
dix ans d'échéance du "plan Marshall". Il est peut-être bon que les
événements rappellent la possibilité d'un déficit des comptes
extérieurs quelle que soit la production ou la productivité d'un
pays. Mais il serait fâcheux de pousser trop loin la plaisanterie
et de faire croire que le dollar est à toute extrémité.
À moins que tous les indices ne soient
trompeurs, la prochaine administration sera tout aussi résolue à
défendre la parité actuelle du dollar par rapport à l'or et aux
autres monnaies que l'administration républicaine. Les raisons
demeurent fondamentalement les mêmes. La plupart des monnaies -
sauf peut-être le mark - suivraient la dévaluation du dollar par
rapport à l'or de telle sorte que les prix américains, à supposer
qu'ils soient aujourd'hui trop élevés, le resteraient après une
revalorisation éventuelle de l'or. Et cette revalorisation, à moins
qu'elle ne soit d'un ordre de grandeur considérable, ne
contribuerait guère à pallier l'insuffisance des réserves mondiales
de change.
Cette dévaluation, que les experts en
grande majorité et les hommes politiques unanimement rejettent,
n'est pas nécessaire et elle n'est nullement inévitable. Elle
pourrait être rendue inévitable par des erreurs, moins de gestion
que de psychologie. Durant les six premiers mois de l'année, le
déficit des comptes se maintenait au niveau d'environ deux
milliards de dollars. Au cours des derniers mois, le déficit,
calculé sur une base annuelle, a doublé, mais la faute en est à
l'exportation de capitaux flottants. Parce que les taux d'intérêt
en Europe étaient plus élevés qu'aux États-Unis, les détenteurs de
fonds placés à court terme en dollars les transféraient en Europe.
Ainsi la Grande-Bretagne a vu augmenter ses réserves alors que sa
balance des payements courants devenait moins favorable et les
États-Unis ont vu sortir de l'or au moment où s'amélioraient les
éléments durables de leurs comptes extérieurs. La crainte de la
dévaluation et la spéculation amplifiaient les mouvements de
capitaux flottants provoqués par l'écart des taux d'intérêt.
L'administration démocrate aura la double
tâche de combattre la récession que lui lègue l'administration
républicaine et de rétablir la confiance dans le dollar. Il est
inconcevable que les États-Unis appliquent une politique
restrictive sous prétexte de défense de la monnaie: l'exigence
intérieure de la relance obligera le futur secrétaire du trésor à
choisir entre le déficit budgétaire avec un taux d'intérêt au moins
égal à celui des places européennes ou un bas taux d'intérêt, en
accord avec les banques centrales des principaux pays d'Europe. Il
est encore concevable que les États-Unis acceptent un taux
d'intérêt inférieur à celui des places européennes s'ils prennent
d'autres mesures, en coopération avec le fonds monétaire
international, pour dissiper les craintes des possesseurs de
dollars. La suspension temporaire de la loi qui exige une
couverture en or de 25% de la circulation monétaire aurait au moins
une efficacité psychologique.
La solution du problème immédiat ne va pas
sans difficultés, les nécessités de la lutte contre la récession
étant, à certains égard, contradictoires avec les nécessités du
renforcement de la monnaie. Mais quand on en vient au problème de
fond - comment éliminer le déficit de la balance des comptes ou le
réduire à un montant acceptable? - la question majeure est celle du
choix des moyens. Il y a des moyens qui seraient déplorables pour
l'économie mondiale dans son ensemble, par exemple des mesures
protectionnistes (dont, fort heureusement, il n'est pas question
pour l'instant).
Parmi les mesures prises, la plus
spectaculaire est le rapatriement des familles des militaires
servant à l'étranger. Elle a été accueillie avec regret par les
ministères compétents et elle ne sera pas appliquée avec beaucoup
d'énergie. La suspension des commandes militaires à l'étranger,
off shore procurements
, est logique, bien qu'elle entraîne probablement, du point de vue
de l'alliance prise globalement, une mauvaise répartition des
tâches. Il en va de même pour l'interdiction faite aux
bénéficiaires de certains crédits américains de les dépenser
ailleurs qu'aux États-Unis ou du moins de les dépenser dans les
principaux pays industriels. La pratique des crédits assortis d'une
obligation d'achat dans le pays prêteur, les
tied loans
, est courante, elle n'est pas souhaitable pour autant.Les États-Unis pourront supprimer ou
réduire encore certaines tolérances accordées aux touristes (pas de
droit de douane sur des achats n'excédant pas 500 dollars), mais,
si l'on écarte les mesures qui compromettraient la politique
militaire ou la diplomatie des États-Unis et celles qui
compromettraient la liberté internationale des échanges, la
solution doit venir d'une action résolue en vue d'accroître, d'un à
deux milliards annuellement, l'excédent commercial des
États-Unis.