La démocratie a-t-elle un avenir en
France?
Preuves
juillet 1959
Pour la quatrième fois, la démocratie vient
d'échouer en France. La première tentative pour introduire en
France des institutions parlementaires, imitées de celles de la
Grande-Bretagne, entraîna des bouleversements dans l'Europe entière
et ouvrit une période de guerres et de révolution. Le
parlementarisme aristocratique de la monarchie légitime, puis
orléaniste, fut renversé par la conjonction des mécontents, des
républicains, des bonapartistes, des libéraux. La deuxième
République aboutit au coup d'État du 2 décembre et au Second
Empire, la troisième restaurée succomba à la perte de défaite de
1940, la quatrième, qui n'était que la troisième restaurée,
succomba à la perte de l'Empire. Que nous aimons ou que nous
détestions la "démocratie", nous devons nous interroger: quel est
le sens de ces faillites? Quel régime répondrait aux aspirations
des Français, aux nécessités de la France? Quel est le destin des
démocraties bourgeoises, formées au siècle dernier, dans le monde
d'aujourd'hui?
Régime et nation
Une première remarque s'impose d'elle-même
à notre esprit: la réussite ou la défaite ne dépend pas des seules
institutions. Avec le meilleur régime, la France de 1939, qui
n'avait pas encore récupéré ses forces après l'épuisant triomphe de
1918, n'aurait pu tenir tête au IIIe Reich. Avec le meilleur
régime, la France d'après la deuxième guerre mondiale n'aurait pas
gardé son empire. Curieusement, l'autocritique française (et la
critique étrangère) met en cause les gouvernants et leurs méthodes,
non les objectifs que la nation s'est donnés ou que les
circonstances lui ont imposés. L'obsession du régime est un trait
de la "psyché" française et elle a un caractère ambivalent: le bouc
émissaire - le régime ou le système ou l'Empire ou la République -
est un abstrait, il englobe tout le monde et personne, chaque
faction y reconnaît les traits de son ou de ses adversaires
détestés, les masses l'assimilent à leurs chefs et aucun de ces
derniers ne consent à se confondre avec l'ensemble anonyme sur
lequel se porte la colère du peuple. Le "régime" sert d'alibi à
tous, coupables ou innocents. Secondairement, la mise en cause
permanente du régime aide les équipes successives à dissimuler la
continuité profonde du pays et à exagérer démesurément les mérites
et démérites des uns et des autres. À en croire les gaullistes,
avant 1958 la France glissait aux abîmes à cause du "système". Un
an plus tard, à en croire le général de Gaule, elle est dans le
peloton de tête des nations. Pour réconcilier la propagande d'hier
et celle d'aujourd'hui, il faut croire au miracle ou à la
mystification. La IVe République n'avait pas empêché la
reconstruction de l'économie: la Ve a recueilli un héritage qui
n'était pas une "terre brûlée".
Le relèvement ne s'était pas fait
grâce
au, mais
en dépit
du "régime"? Admettons-le: au moins en résulte-t-il que même les
mauvais régimes (la IVe en était un) n'empêchent pas la prospérité
des nations. Et l'on pourrait ajouter que les bons ou les moins
mauvais ne la garantissent pas. Surtout à notre époque, les
jugements qui s'en tiennent aux apparences politiques - aux succès
éphémères des armes ou de la diplomatie - sont étrangement
précaires. Si la IIIe République, de 1880 à 1929, avait été le
règne d'un monarque, aucun historien n'hésiterait à célébrer un
grand règne - et il aurait raison. Mais ce grand règne préparait
les désastres.Grâce à l'art de sa diplomatie, grâce aussi
à la maladresse de la diplomatie wilhelminienne, grâce à un effort
surhumain, la France, entre 1880 et 1929, avait conquis un empire
colonial et retrouvé l'Alsace-Lorraine. La Russie plongée dans la
guerre civile, l'Allemagne effondrée, l'Angleterre en quête de la
prospérité perdue, la France était la première en Europe et
l'Europe passait pour être encore la première dans le monde. Mais
les Français avaient placé leurs capitaux aux quatre coins du
monde, fort peu dans leur propre empire. Le déclin de la population
avait commencé, l'allure de l'industrialisation était lente et
notre pays était pris de vitesse dans la course au progrès
technique et à la puissance industrielle. Autrement dit, c'est
pendant la période éclatante, 1880-1929, qu'ont mûri les causes
profondes des désastres de la phase postérieure, que s'est creusé
l'intervalle entre les obligations et les ressources du pays. La
renaissance de la population et de l'économie, le regain de la
vitalité française ont débuté au cours des années d'occupation. La
IVe République a présidé, au milieu du désordre et de la confusion,
aux treize années qui ont rendu à la France une jeunesse et un
avenir.
N'oublions pas, enfin, que, au cours du
dernier demi-siècle, les divers pays d'Europe occidentale ont connu
des destins plus souvent semblables que différents. La politique
extérieure de la Grande-Bretagne n'a pas été moins détestable entre
les deux guerres que celle de la France. La tentative anglaise de
revaloriser la livre, dans les années 20, a été tout aussi insensée
que la tentative française de maintenir le taux de change du franc
dans les années 30. Les grandes erreurs ont été régulièrement le
fait de la classe dirigeante dans son ensemble. Les dirigeants de
l'industrie et de la banque ont presque unanimement refusé la
dévaluation dans les années 30, Paul Reynaud jouant le rôle de
Cassandre. La classe politique, hantée par le fantôme du général de
Gaulle, n'a pas consenti à la perte ou la mutation de l'empire,
Mendès-France jouant, cette fois, le rôle de Paul Reynaud.
Ces remarques faites, il reste que la
France présente, entre les pays d'Europe occidentale, une histoire
politique, au XXe siècle, singulière, elle ne sort pas de régimes
instables, équivoques, menacés. La démocratie représentative ne s'y
enracine ni sous la forme parlementaire ni sous la forme
présidentielle. Mais, d'un autre côté, les mouvements proprement
fascistes n'y ont pas réussi et le communisme, numériquement fort,
y est devenu un "monstre social", un parti bureaucratique et
conservateur, se réclamant de la jeunesse, de l'avenir, de la
Révolution. Cette instabilité de tous les régimes en France, y
compris des régimes semi-autoritaires, telle est la maladie
politique de la France (maladie qui n'est pas mortelle) sur
laquelle les événements de 1958 nous invitent à réfléchir une fois
de plus.
Les causes de l'instabilité
L'explication, en termes abstraits, de
l'instabilité des régimes français est facile et, quel que soit le
langage employé, tous les commentateurs aboutissent à des idées
analogues.
Est stabilisé un régime démocratique(1) qui
n'est pas sérieusement discuté. Un régime n'est pas sérieusement
discuté quand les possibles opposants, de droite ou de gauche,
acceptent de se soumettre aux règles constitutionnelles et tâchent
d'atteindre leurs objectifs dans la paix et par des méthodes
progressives. Le consentement quasi unanime aux règles du jeu, à
son tour, ne résiste pas à l'inefficacité du pouvoir ou même au
sentiment, bien ou mal fondé, de cette inefficacité. Des
changements trop fréquents de ministère, quels qu'en soient les
effets réels, donnent aux masses l'impression "qu'elles ne sont pas
gouvernées", ils suscitent ou multiplient la ou les oppositions
révolutionnaires, celles qui se dressent contre le système. Mais, à
son tour, cette opposition révolutionnaire affaiblit le régime
puisque tout régime ne repose que sur des fictions et sur un
assentiment de fait. Le régime démocratique est, par essence
condamné à ne pas employer contre ses ennemis toutes les armes du
pouvoir. D'une manière ou d'une autre, il tolère les oppositions
révolutionnaires. Bien qu'en droit, un régime de compétition
pacifique soit habilité à sévir contre ceux qui ne respecteraient
ni la paix ni la compétition, il ne s'y résigne ou ne s'y résout
que rarement. Par un tragique paradoxe, pour qu'il puisse s'y
résigner sans péril, il faut que ce suprême recours soit inutile.
Un régime démocratique n'a rien à craindre de la mise hors la loi
de partis fascistes ou communistes
faibles
: les moyens de police contre de tels partis
forts
mettraient en cause les valeurs mêmes que l'on veut sauver.À partir de cette analyse, il est facile
d'identifier le "cas français". Les régimes
constitutionnels-pluralistes connaissent, en notre siècle, comme
ennemis d'un côté les
réactionnaires
(romantiques du passé, nostalgiques de la communauté organique,
prémoderne), et d'autre part les
fascistes
ou
nationaux-socialistes
(qui combinent, en proportion variable, des éléments empruntés aux
réactionnaires et des éléments empruntés aux socialistes ou
communistes), de l'autre côté les
représentants
, vrais ou faux,
des masses ouvrières
, qui croient à la violence et non à la négociation. Ces trois
catégories ont été présentes, à un moment ou à un autre, dans tous
les pays d'Europe occidentale (dans chaque pays, chacune de ces
catégories avait une coloration
nationale
: les réactionnaires français ont une idéologie française comme les
réactionnaires allemands une idéologie allemande; les idéologies de
ces frères ennemis, prêchant l'absolue originalité de leur patrie
respective, se rassemblent). Mais l'importance intellectuelle de
chacune de ces catégories, les succès électoraux des différents
partis révolutionnaires varient grandement de pays à pays et, dans
chaque pays, de période à période.En France, les réactionnaires ont été
presque constamment plus forts que les fascistes. Le régime de
Vichy a été, un temps, populaire, les mouvements fascisants ne
l'ont été ni avant la guerre ni sous l'occupation. Ils sont restés
au stade de la conspiration (cagoulards), des sectes ou des "partis
de masses en quête de masses". On pourrait dire que les mouvements
fascistes ont été victimes d'une insoluble contradiction; ils se
réclamaient de l'unique France et ils imitaient l'Italie ou
l'Allemagne, ils se donnaient pour objet la grandeur française et
ils étaient suspects de connivence avec les ennemis de la France.
Mais, en dehors de ce paradoxe, les partis fascistes se sont
heurtés à des obstacles, surgis de la structure et du passé de la
France. Des masses, mobilisables contre les partis prolétariens,
n'existaient pas en nombre suffisant dans la France des années 30
ou des années d'après-guerre. Par tradition, les intellectuels et
même parfois les petits-bourgeois révoltés préfèrent les idéologies
de gauche à celles de droite. Finalement, le maréchal Pétain en
1940 et le général de Gaulle en 1958 ont été des "dictateurs
romains" plutôt que des tyrans. Ni l'un ni l'autre n'a eu derrière
lui un parti de masses. Le maréchal avait créé un climat de
restauration (retour des notables, prestige de l'Église, idéologie
traditionaliste). Le gaullisme de 1949-50, celui du R.P.F., avait
des sources multiples: jacobinisme, anticommunisme, nationalisme à
la Barrès (
Appel au soldat
) s'unissaient pour aboutir aux invectives contre le système. Le
R.P.F. appartenait à la lignée bonapartiste, le gaullisme de 1958
est plus paternaliste dans son style mais il n'est pas encore
défini puisqu'il ne s'est pas entièrement libéré de ceux - Français
d'Algérie et armée - auxquels il doit son succès.À gauche, les représentants des masses
ouvrières, eux non plus, ne se sont jamais pleinement intégrés dans
le système constitutionnel-pluraliste. Le jour où, en 1936, le
parti socialiste français consentit à participer à la gestion de la
société capitaliste, le parti communiste comptait plus de 70
députés à la Chambre. Après la guerre, le même parti devint le
premier de France par le nombre des électeurs (environ 25% des
votants). Mais, lié à l'Union soviétique, qui est l'ennemi de la
patrie française comme l'était le IIIe Reich avant 1939, il
s'exclut lui-même de la communauté et renforce indirectement l'aile
conservatrice de la majorité nationale.
La dialectique des partis révolutionnaires
paralysant le fonctionnement du régime, la paralysie du régime
justifiant à son tour les oppositions révolutionnaires, cela a fini
par avoir raison de la IVe République. Mais ni l'une ni l'autre
opposition n'était assez forte pour vaincre
seule
. La République n'était pas entièrement légitime, autrement dit
reconnue pour telle par l'ensemble de la population. Toute crise
nationale devenait automatiquement crise de régime. Si la France ne
trouvait pas d'issue à la crise économique ou si elle ne parvenait
pas à pacifier l'Algérie, la faute en était évidemment aux
institutions, aux parlementaires, à la démocratie. Mais les masses
étaient passives et plutôt favorables à la République. La IIIe
République succomba à la défaite militaire, la IVe à la révolte de
l'armée, solidaire des Français d'Algérie. Il reste que, dans les
deux cas, une partie importante de l'opinion appelait de ses voeux
un changement de régime. En ce sens, la République parlementaire
n'a pas réussi à s'enraciner dans la France du XXe siècle, le
quasi-enracinement de la période 1890-1930 n'ayant pas résisté à la
tourmente historique de la grande dépression et de la deuxième
guerre mondiale.Cette description est désormais banale. Les
interrogations commencent au-delà. L'opposition révolutionnaire de
droite devrait s'affaiblir à mesure que s'éloigne la France
d'Ancien Régime; l'opposition révolutionnaire de gauche devrait
s'affaiblir avec le progrès de l'économie. Si la première de ces
oppositions doit sa virulence au poids du passé et la deuxième à la
lenteur de l'industrialisation, les événements d'eux-mêmes
tendraient au désarmement de ces révoltés, à l'embourgeoisement des
frénétiques.
Malheureusement, ces propositions, valables
à longue échéance, ne nous sont pas d'un grand secours dans la
conjoncture présente. La théorie nous enseigne des relations de
probabilité entre variables - le progrès économique favorise les
partis ouvriers réformistes aux dépens des partis révolutionnaires.
Mais la politique est histoire. Une fois les masses ouvrières
converties à un parti révolutionnaire, l'élévation du niveau de vie
ne les ramène pas d'un coup aux méthodes pacifiques. Quant aux
violents de droite, ils sont disponibles dans n'importe quelle
société. La restauration de la France d'Ancien Régime n'a pas de
sens: l'appel au soldat, le sens des valeurs héroïques, le refus
des lenteurs de la délibération et de la discussion ont et
garderont longtemps encore signification. Or, ne l'oublions pas, il
suffit que les oppositions au régime démocratique soient fortes
pour que le régime soit faible. Le souvenir des désastres auxquels
ont abouti la IIIe et la IVe République empêchera longtemps une Ve
ou une VIe République d'obtenir une reconnaissance unanime de
légitimité.
Il y a plus: les médiocrités des deux
Républiques ne sont pas imputables seulement aux adversaires de la
République ou du système. La classe politique française s'est
révélée singulièrement peu douée pour le jeu parlementaire. Même
quand le Parlement ne comprenait presque pas de députés
"inconstitutionnels", même quand l'Assemblée offrait une majorité
substantielle, à droite ou à gauche, la bataille continuait en
permanence, les députés soupçonnaient le gouvernement et ils
avaient tendance à se concevoir eux-mêmes moins comme des
législateurs que comme des interprètes de citoyens sourdement
hostiles au Pouvoir? Faute de partis organisés, faute de
discipline, par suite de la conception même que les députés avaient
de leur rôle, les gouvernements de la IIIe et de la IVe République
n'ont presque jamais possédé la durée et la liberté d'action que
réclame la gestion des sociétés modernes.
Il ne suffit pas que les oppositions
anticonstitutionnelles abdiquent, il faut que la classe politique
se réforme. Or, ces mauvaises pratiques du parlementarisme, on ne
sait s'il faut les attribuer à l'influence de la tradition, à
l'origine sociale des élus, à la psychologie même de la nation. Les
députés se sont sentis trop longtemps menacés ou bridés par les
rois, les Bonaparte, les réactionnaires: ils n'arrivent pas à ne
pas prendre, à l'égard de l'exécutif républicain, l'attitude
agressive qu'ils ont eue par nécessité à l'égard d'un exécutif
autoritaire, monarchique ou césarien. La classe politique n'a
jamais été aussi solidement enracinée dans le terroir national que
la classe politique anglaise: la gauche socialiste ne sortait pas
des syndicats ouvriers, la droite conservatrice n'exprimait pas la
classe privilégiée; des deux côtés, juristes, politiciens
professionnels, professeurs sont plus nombreux et plus influents
que les cadres sociaux, nobles, grands fonctionnaires, industriels,
syndicalistes. Enfin, l'esprit de faction semble endémique en notre
pays. Tous les partis ont tendance à abuser, à rédiger une
Constitution déséquilibrée dans un sens ou dans un autre. La IVe
République réduisait l'autorité de l'exécutif au-delà de toute
raison, la Ve ampute les prérogatives des Assemblées au-delà de
tout bon sens. Tout se passe comme si une mauvaise fée jetait un
sort sur chacun des régimes français au berceau et en préparait la
mort au jour de sa naissance.
Les directeurs et la démocratie
Vaine spéculation, nous objecteront avec
mépris les marxistes ou les pseudo-marxistes. Vous en êtes encore à
discuter de la République et de ses institutions à la manière
d'André Siegfried et des libéraux du XIXe siècle. Vous imaginez que
les régimes naissent et meurent au Palais-Bourbon et vous
méconnaissez la réalité, l'industrie moderne, les banques, les
compagnies pétrolières. Demandez-vous ce que veulent les
gestionnaires de cette économie enfin capitaliste et vous
pressentirez l'avenir mieux qu'en spéculant sur les
Constitutions.
Personnellement, je retournerai le
compliment à cet objecteur imaginaire (mais dont les revues comme
Les Temps modernes
nous offrent des incarnations multiples). Dans l'excellent livre de
M. Roger Priouret, c'est le dernier chapitre, celui que M. Serge
Mallet considère comme de beaucoup le meilleur, que je tiens pour
de beaucoup le plus faible, celui où cet analyste du Parlement
s'efforce de prévoir l'avenir en analysant les attitudes politiques
des divers groupes de capitalistes. Non que son analyse des groupes
eux-mêmes soit fausse, mais les capitalistes - banquiers,
directeurs d'entreprises industrielles, privées ou publiques - ont
individuellement des opinions sur l'Algérie ou la Constitution. Ces
opinions me paraissent déterminées plus par la personnalité des
dirigeants que par les intérêts, économiquement définis, des
entreprises. En tant que groupe social, les hauts fonctionnaires et
les managers ont fini par être exaspérés (comme les simples
citoyens) par l'anarchie de la IVe République. Ils sont favorables
à la Ve dans la mesure où celle-ci a contribué à la rationalisation
de l'État. Ils sont en majorité désireux de sauvegarder les
libertés individuelles et publiques parce qu'ils ressemblent aux
autres Français. Quant aux mérites et démérites de la Constitution
d'aujourd'hui, de la classe politique d'hier et de demain, quant au
sort final de l'Algérie, ils ne sont pas plus unanimes que le reste
de la nation. Ni les vieux ni les jeunes capitalistes, ni les
managers des entreprises modernes, ni les représentants du
capitalisme foncier ou commercial n'ont une conscience claire de
leur "intérêt de classe" et de la politique, constitutionnelle ou
algérienne, qui en serait l'expression. L'avenir de la République
et de la démocratie en France ne dépend pas des hommes qui dirigent
Péchiney, Renault, Cofirep ou Saint-Gobain, il ne dépend pas des
syndicats de betteraviers ou de viticulteurs, du moyen commerce ou
des propriétaires d'Algérie.Entendons-nous bien: les vicissitudes de la
politique française n'ont pas été sans lien, au siècle dernier et
en celui-ci, avec les singularités de l'économie française.
L'attitude, verbalement et électoralement révolutionnaire, des
représentants ouvriers tient, pour une part, à la lenteur de
l'industrialisation, à la médiocrité du niveau de vie, au style
réactionnaire ou paternaliste d'une fraction importante du patronat
français. La remise en question du régime parlementaire dans les
années 30 a eu pour cause immédiate, directe, la grande dépression.
Le refus de décolonisation des années 50 a été encouragé, financé
par certains individus ou groupements installés en Afrique du Nord.
Mais il reste qu'une fraction de la classe politique, des milieux
socialement privilégiés, des intellectuels s'est trouvée, dans les
années 30, favorable à un régime autoritaire de droite, dans les
années 50 à la sauvegarde de l'Empire, pour des motifs idéologiques
et, si l'on peut dire, désintéressés. C'est la psyché politique de
la nation qui se manifeste dans la constante instabilité des
institutions.
Une France modernisée exige une
administration rationnelle et une politique quelque peu
raisonnable. En dépit de la déraison politique, la IVe République a
donné à la France une administration tolérablement rationnelle. Ce
n'est que dans les dernières années de la IVe que les directeurs,
privés ou publics, ont fini par s'irriter du régime, lorsque le
manque de devises a paru mettre en péril la prospérité de
l'économie. Longtemps ces directeurs hésitaient entre les
commodités qu'offrait un gouvernement faible à la défense des
intérêts privés et les avantages d'un gouvernement fort, garant
d'un minimum d'efficacité et de stabilité: le gouvernement
présidentiel satisfait provisoirement les directeurs, mais une
évolution de la Ve République vers un style plus parlementaire ne
se heurterait pas à une résistance organisée. Capitalistes liés à
l'Algérie ou capitalistes des secteurs de pointe, grands
fonctionnaires ou managers constatent que la France s'est engagée
dans l'aventure algérienne et saharienne: les uns s'en réjouissent
et les autres le déplorent, mais ni les uns ni les autres ne sont
maîtres de l'aboutissement et celui-ci exercera sur l'avenir de la
démocratie parlementaire, au cours de la prochaine génération, une
influence autrement grande que les convictions, déclarées ou
clandestines, des directeurs de notre capitalisme.
Le parlementarisme français, pourvu qu'il
se plie à un minimum de discipline et qu'il donne aux gouvernements
un minimum d'autorité, est capable de gérer une économie moderne.
Après tout, les pays les plus avancés dans la voie de la société
industrielle sont
tous
gérés par des régimes constitutionnels-pluralistes (partis
multiples, élections libres, institutions représentatives).
Pourquoi la France ferait-elle exception, à moins que les députés
ne s'obstinent à méconnaître les deux règles élémentaires: le
Parlement contrôle mais ne gouverne pas, le choix des gouvernants
est l'objet de la lutte partisane mais cette lutte ne doit pas être
permanente.En résumé, à long terme, la modernisation
de l'économie devrait plutôt favoriser l'enracinement d'un régime
de type occidental grâce à l'embourgeoisement des "révolutionnaires
de gauche" et à l'affaiblissement des réactionnaires et des
violents, grâce à l'attitude plus rationnelle des individus et des
groupements. Si ces propositions générales sont sans portée
immédiate, c'est que le régime français va être dominé, pendant des
années, par le souvenir de mai 1958 et les implications de la
guerre d'Algérie.
Faute de partis organisés et d'accord dans
l'opinion, la procédure électorale ne dégage pas, en France, de
volonté générale quand le destin national est en cause. La IVe
République a fini par succomber non parce qu'elle ne pouvait pas
faire ce que la Ve République a fait jusqu'à présent mais parce
qu'elle ne pouvait plus continuer à le faire ou, du moins, parce
qu'elle donnait l'impression qu'une saute de vent parlementaire
risquait d'entraîner, quelque jour, un renversement de politique.
Le passage d'un régime à l'autre a eu pour condition, sinon pour
cause, l'action de l'armée - consentement ou participation active
aux complots dont le 13 mai a été l'expression. L'armée ne se
révoltera pas contre le gouvernement de la Ve République tant que
le général de Gaulle en sera le président. Mais ce dernier ne peut
pas accepter, fût-ce à terme, la souveraineté française,
c'est-à-dire la présence de l'armée française de l'autre côté de la
Méditerranée. La jeunesse de France continuera de faire son service
en Algérie. Parachutistes et anciens parachutistes fourniront une
réserve de "violents", peu redoutable en tant que police et armée
demeurent fidèles à leur devoir, irrésistible si l'État n'est plus
obéi. Guerre d'Indochine et guerre d'Algérie: la IVe République a
transmis en héritage à la Ve une "armée politisée", partagée entre
trois sentiments: le loyalisme traditionnel, la conviction que les
officiers, à l'époque des guerres subversives, doivent savoir
pourquoi et contre qui ils se battent, enfin, la fixation sur
l'Algérie des ressentiments et des rêves, des aspirations à une
victoire et du refus d'abdication.
La défaite de 1940 avait été celle de
l'armée française plus que la victoire de 1945 ne fut la sienne. La
guerre d'Indochine ne pouvait pas être gagnée, mais le désastre de
Dien-Bien-Phu a été mis au compte des combattants et de leurs
chefs. L'empire français de la IIIe République avait été l'oeuvre
de l'armée et non des parlementaires. L'Algérie, si le conflit doit
s'y terminer comme les précédents, marque la dernière étape de
l'itinéraire qui conduit au repli sur l'hexagone métropolitain. La
France sans l'Algérie, c'est la France sans l'Afrique; la France
sans l'Afrique, c'est la France décadente (décadente comme la
République fédérale allemande ou la Grande-Bretagne, souffle le
mauvais esprit). En interdisant "l'abandon", en faisant planer la
menace de son veto sur le pouvoir civil, l'armée est et demeurera,
pour de longues années, un élément décisif du jeu politique
français.
Si nous supposons la guerre d'Algérie
terminée et le général de Gaulle au bout de son septennat, nous
pouvons imaginer un progressif assouplissement du régime, les
assemblées reprenant quelque prestige et affirmant peu à peu leur
autorité. Même dans cette hypothèse, la Constitution de 1958 est à
ce point rigide et les conditions de révision sont telles qu'une
transformation par étapes, par consentement général est
malheureusement moins probable qu'une crise violente, lorsque le
balancier politique, après avoir été, entre 1945 et 1958, de la
majorité communiste-socialiste à la majorité Soustelle-Duchet, aura
achevé son mouvement de sens contraire.
Tout ce que l'on peut espérer, c'est que
"l'opposition de gauche", "l'opposition républicaine" à la Ve
République ne confonde pas la lutte contre "la technocratie" ou
"l'autoritarisme" avec le retour aux pratiques du parlementarisme
anarchique. La gauche ne peut pas vouloir à la fois étendre les
attributions et limiter la capacité de décision de l'État. Je crois
que la Constitution de la Ve République n'est pas viable sous sa
forme présente, en raison de la dualité de l'exécutif et de la
contradiction entre le principe des élections libres et les
règlements restrictifs de l'activité parlementaire. Il est vrai que
le parlement britannique est soumis, lui aussi, à beaucoup de
restrictions de même type, mais l'exécutif y est l'émanation du
parti majoritaire, ce qui change radicalement la signification de
la primauté de l'exécutif. Limiter par la loi constitutionnelle les
prérogatives des assemblées cependant qu'on donne l'essentiel du
pouvoir à un président de la République élu pour sept ans, c'est
restaurer un Empire parlementaire qui, le jour où le Fondateur aura
disparu, est voué à l'éclatement, le futur président étant, ce
jour-là, condamné soit à remonter le cours du temps vers l'Empire
autoritaire, soit à prolonger le mouvement de l'Empire
parlementaire à la IIIe République.
Démocratie et société moderne
Vaines spéculations, me répètent les
pessimistes. Les institutions représentatives appartiennent au
passé. Les parlements ont été des créations de la bourgeoisie, ils
disparaissent avec elle, plus ou moins vite selon le pays. Il est
vrai qu'au XIXe siècle, la France n'a pas réussi à "acclimater" les
"régimes de discussion" dont la Grande-Bretagne a offert le modèle.
Au XXe siècle, en rompant avec la pratique politique de l'Occident,
la France n'est plus en retard mais en avance: elle cherche en
tâtonnant un régime moins inadapté à l'âge de l'atome et de
l'électronique que ce régime né aux temps des diligences et qui a
connu son âge d'or au temps de la convertibilité monétaire et de
"la petite reine".
Une telle opinion est courante en France,
je l'ai entendue maintes fois exprimer, même par des nostalgiques
du parlement de la belle époque. Sans la soumettre à une étude qui
dépasserait le cadre de ce bref essai, je dirai que je ne crois pas
à la vérité de ce jugement historique (auquel j'ai été souvent
enclin à souscrire). Ce jugement est fondé sur l'hypothèse que les
parlements gouvernent ou administrent - ce qui est faux - ou sur
l'hypothèse que les assemblées empêchent les gouvernants de prendre
des décisions rapides - ce qui n'est pas plus vrai.
Le parlement britannique a eu une origine
aristocratique, le Congrès américain une origine bourgeoise.
L'origine autre se marque dans le style de ces institutions.
Discussions et délibérations ne sont pas solidaires d'une classe
donnée. Aussi bien la société industrielle entraîne-t-elle
l'embourgeoisement des masses et la promotion de "meneurs de
masses", dont les façons de penser et d'agir ressemblent de plus en
plus à celle des bourgeois du siècle passé.
Les vraies questions sont au nombre de
trois: la lutte entre les partis et la délibération parlementaire
ont-elles une fonction dans les sociétés industrielles? Lutte et
délibération sont-elles incompatibles avec ou contraires à
l'efficacité du pouvoir politique? Les élites et les masses
sont-elles attachées à ces procédures?
À la première question, la réponse positive
s'impose avec évidence. La formule de légitimité, au XXe siècle,
est démocratique. Dans tous les régimes modernes, les gouvernants
se réclament des gouvernés et de leur volonté. La rivalité des
partis candidats à l'exercice du pouvoir, la délibération des
députés, porte-parole des idées et des intérêts, sont une
traduction logique de la légitimité démocratique, un moyen de
donner un sens, humainement saisissable, à l'idée du gouvernement
par et pour le peuple.
La lutte de partis et la délibération des
représentants ne sont pas
incompatibles
en soi mais elles ne sont pas en toutes circonstances compatibles
avec l'efficacité de l'État. Les conditions de compatibilité se
ramènent abstraitement à des formules simples: formation d'une
volonté commune à partir de procédures électorales, conduite
raisonnable des assemblées, laissant aux ministres une marge
d'action, respect par les minorités des lois constitutionnelles. À
coup sûr, l'existence d'une opposition et les règles
constitutionnelles freinent l'action du Pouvoir, mais elle
réduisent aussi les risques d'abus et d'arbitraire. En tout cas, le
passif du régime constitutionnel-pluraliste, pour les sociétés
industrielles développées, apparaît moins à l'intérieur qu'à
l'extérieur. C'est à la gestion raisonnable de la politique
étrangère que la lutte, partisane et parlementaire, crée le plus de
difficultés.Quant à l'attachement de l'élite et des
masses aux institutions libérales, il n'est assurément pas garanti.
Dans la société industrielle, les gestionnaires sont d'abord
soucieux de création et d'efficacité, les masses exigent du travail
et l'élévation du niveau de vie. En Grande-Bretagne, aux
États-Unis, le parlement avec ses institutions a été intégré au
trésor de la culture nationale et participe d'un prestige
traditionnel quasi sacré. Même dans les pays anglo-saxons, il tend
à devenir objet d'une adhésion plus coutumière qu'enthousiaste.
Aussi, ailleurs, ne trouve-t-il plus guère de défenseurs prêts à
mourir pour lui quand il a déçu à force de médiocrité.
En France, les deux capitulations de Vichy
en 1940 et de Paris en 1958, les abdications qui ont mis sur des
coups d'État le sceau de la légalité vont empêcher la restauration,
qui n'est pas souhaitable, d'une République de députés. Mais faute
d'un autre principe de légitimité, les institutions
semi-autoritaires de la Ve République sont sans racine dans
l'histoire ou l'âme nationale. Le président de la Ve République ne
peut être qu'un héros ou un roi.
Le régime de la Ve République est
annonciateur de l'avenir si les pessimistes qui croient à la
généralisation des guerres subversives ont raison. Tant que la
France est engagée dans l'entreprise visant à "intégrer" neuf
millions d'Algériens contre les nationalistes et par la mise en
valeur du territoire, le régime présent, autoritaire en fait mais
libéral, est ce que nous pouvons espérer de mieux. Si l'entreprise
dure longtemps, le libéralisme n'y résistera pas. Si elle se
termine tragiquement, le libéralisme n'y résistera pas non plus. Si
elle se termine bien, la bataille partisane recommencera.
L'issue de cette bataille future, nous
l'ignorons, mais au moins une prévision négative me semble
incontestable. La combinaison d'un exécutif de style Louis XIV et
d'un parlement soumis à la discipline anglaise par la volonté de M.
Michel Debré est, à la longue, impossible. Si l'aventure se termine
bien, le général de Gaulle sera reconnu sauveur de la liberté. Si
elle se termine mal, on évoquera les conversations entre le
solitaire de Colombey et MM. Neuwirth, Delbecque et autres
conspirateurs du 13 mai. Dans un cas, il restera au panthéon de la
République, dans l'autre les historiens de la VIe République lui
reprocheront de n'avoir pas désamorcé la bombe avant l'explosion
(il se savait seul capable d'éteindre l'incendie).
L'avenir qui fixera le sens de la politique
française n'appartient ni aux capitalistes, ni aux parachutistes,
ni aux intellectuels, mais à tous et à personne. "L'avenir est à
Dieu", c'est-à-dire qu'il est
événement
.(1)
Le terme est équivoque. Je le prends ici pour
équivalent de régime constitutionnel-pluraliste, tel que je l'ai
défini dans mon cours de Sorbonne: régime fondé sur la libre
compétition entre les partis, qui fixe les règles
constitutionnelles de choix des gouvernants et d'exercice de
l'autorité.