Les équivoques de la productivité
Le Figaro
14 avril 1961
La notion de productivité est entrée dans
le langage courant, dans le vocabulaire politique. Quand le niveau
ou la hausse des salaires sont en question, chacun se réfère à la
productivité du travail ou à la progression de la productivité.
Mais on oublie souvent que les notions ne sont pas toujours
définies de la même façon et n'offrent pas un critère
univoque.
Incontestablement, il y a en gros un
rapport entre la productivité moyenne du travail en une économie et
le taux des salaires. Si l'on définit cette productivité moyenne
comme le rapport entre la valeur du produit national et le nombre
des travailleurs, il est vrai que, de pays à pays, les salaires
varient approximativement comme elle - ce qui s'explique aisément
sans entrer dans des complications théoriques. Il est normal que la
rétribution du travailleur soit à la mesure de la valeur qu'il
produit.
Considérons maintenant une entreprise
individuelle. Supposons que, d'une année à l'autre, la production
ait augmenté de 10% sans qu'augmente le nombre des travailleurs. Du
coup, le rapport entre la production et le nombre des travailleurs,
donc la valeur produite par travailleur aura progressé dans la même
proportion. En résulte-t-il que le taux des salaires pourrait ou
devrait augmenter à la même allure? Tout dépend, évidement, des
circonstances, en particulier des moyens par lesquels a été obtenu
l'accroissement de la productivité. Supposons que pour accroître de
10% la production sans augmentation de la main-d'œuvre, il ait
fallu acquérir des machines supplémentaires, autrement dit utiliser
plus de capital par ouvrier: la combinaison des moyens de
production est devenue autre; une part du surplus de production
doit être employée à la rétribution des moyens de production
nouveaux. De plus, la firme doit ternir compte des conditions du
marché, de l'opportunité d'une baisse de prix pour écouler les
marchandises plus nombreuses. En bref, à l'intérieur d'une
entreprise, la productivité du travailleur (rapport entre
production totale et nombre des travailleurs) ne suffit pas, à elle
seule, à déterminer une politique raisonnable des salaires.
Passons à l'ensemble de l'économie. Quelle
est la signification d'une augmentation de la production globale ou
de la productivité? L'interprétation des taux de croissance, qui
prête à tant de comparaisons incertaines ou tendancieuses, exige
d'abord une référence au volume de la main-d'œuvre. Il va de soi
que, toutes choses égales d'ailleurs, une économie progressera plus
vite si le nombre des travailleurs augmente. Le rapprochement du
taux allemand et du taux français de croissance n'est pas
significatif si l'on oublie de comparer la progression de la
main-d'œuvre dans les deux pays (encore que la politique plus
libérale d'immigration adoptée par la République fédérale soit
désormais une des causes de l'augmentation de la main-d'œuvre
allemande).
Si nous supposons le volume de la
main-d'œuvre constant, à quoi tient la croissance simultanée de la
production et de la productivité par travailleur? En fait, le
résultat statistique (valeur produite par travailleur plus élevée)
exprime et dissimule à la fois des phénomènes multiples. On peut
dire, en simplifiant, qu'il résulte de deux sortes de phénomènes,
transfert des travailleurs d'un emploi de productivité faible à un
emploi de productivité plus forte, augmentation de la productivité
des travailleurs qui ne changent pas d'emploi. Quand un ouvrier
agricole trouve de l'embauche dans l'industrie, il en résulte
presque toujours un accroissement de la productivité moyenne parce
que la valeur produite par l'ouvrier d'industrie est généralement
supérieure à la valeur produite par l'ouvrier agricole (la
production agricole est d'ailleurs maintenue soit par une meilleure
organisation, soit par recours à des machines). Le taux global de
croissance de la production et de la productivité dépend évidement
de l'importance des transferts de main-d'œuvre. La croissance est
plus facile tant que subsiste une réserve de main-d'œuvre dans les
campagnes. Peut-être est-ce là une des raisons du taux élevé de
croissance des économies continentales, comparé aux taux de la
Grande-Bretagne et des États-Unis.
Le taux de progression de la productivité
moyenne dans une économie nationale peut-il servir de référence
pour une politique des salaires? En gros, oui, mais de multiples
réserves s'imposent que nous examinerons la semaine
prochaine.